Pointes septentrionales

Les Écossais sont des Nordiques, fréquemment attirés par le soleil des climats méridionaux, au point pour Stevenson d’avoir passé les dernières années de sa courte vie à Apia, capitale des Samoa occidentales, sise dans l’île d’Upolu, fleuron de cet archipel polynésien. Mis à part un voyage de jeunesse au Tibet, où elle perçut à vingt-sept ans les échos du massacre de Tian’anmen, Kathleen Jamie, poétesse et essayiste enracinée dans le terroir et la culture d’Écosse, semble avoir toujours été fascinée par les destinations les plus septentrionales, soit au pays natal, soit ailleurs, guidée par une boussole intérieure qui indique le nord, comme le capitaine Hatteras de Jules Verne.


Kathleen Jamie, Strates. Trad. de l’anglais (Écosse) par Ghislain Barreau. La Baconnière, 233 p., 20 €


De cette fascination les trois quarts de ce très bel essai sont pleins. Deux expéditions archéologiques en occupent l’essentiel, la première et la plus longue ayant pour décor l’Alaska, et plus précisément l’extrémité nord-ouest de cet énorme territoire acheté par les États-Unis à la Russie en 1867, où se trouve un village d’ethnie yupik , à soixante degrés de latitude nord, près du delta d’un fleuve se jetant dans la mer de Béring. Kathleen Jamie y passe un peu plus d’un mois d’été, de fin juillet à début septembre, et en tire un récit d’un charme pénétrant, empathique et sans illusion.

Jamie accompagne les travaux d’un petit groupe de chercheurs européens et d’autochtones, qui fouillent le pergélisol en train de fondre pour en exhumer quelques rares témoins d’une culture ancestrale de disparition récente, accélérée comme partout par l’adoption d’un ersatz d’american way of life à base de produits d’importation : Coca-Cola, conserves en boîtes, quads polluants, pêche industrielle, prospection pétrolière.

Les jeunes, bien entendu, sont les vecteurs privilégiés de la perte d’identité yupik, notamment de la langue, mais pas tous. Remplis d’ardeur et de principes écologiques, les archéologues de l’immédiat (car les objets retrouvés – ustensiles de pêche, de chasse et de cuisine, outils de bois, d’ivoire de morse, d’os – n’ont tout au plus que cinq cents ans) parviennent même à mobiliser un nombre respectable des 700 habitants de Quinhagak autour d’une modeste exposition qui rassemble les débris d’un savoir que les anciens redécouvrent avec émotion et qui séduit les jeunes.

Kathleen Jamie, Strates

Sur l’île de Hall, ouest de l’Alaska (1984)

Mais on ne saurait rêver très longtemps. L’irrésistible moulin à broyer du monde moderne est en marche et, de ce point de vue, le réchauffement climatique, s’il fait prendre conscience des calamités que l’homme se prépare, n’est pas favorable à une réanimation du passé, puisque tôt ou tard la transformation de la toundra en marécage permanent obligera les derniers Yupiks à s’exiler vers le sud pour regagner une terre ferme.

Alors, tentons une nouvelle expérience de confrontation avec les coutumes enfouies, en visant toujours des finistères nord, mais plus cléments, ceux de l’Écosse de l’est, l’une des îles Orcades, celle qui est la dernière sur l’océan conduisant à Terre-Neuve et la plus à l’ouest de cette région orientale, Westray.

L’essayiste se sent plus à l’aise ici, elle se retrouve chez elle, même si on est très loin, sur ces terres d’élevage, de fermes et de champs enclos, des centres vivants de l’Écosse, Édimbourg et Glasgow, bien plus au sud. Les Orcades sont aujourd’hui un bout du monde plus ou moins déserté. Il n’en a pas toujours été ainsi et le nouveau site archéologique (« Links of Noltland »), où une invitation bienvenue permet à la fois de participer physiquement à un travail d’équipe et de réfléchir à ses implications, était une zone active de peuplement il y a cinq mille ans, à l’époque néolithique. On y dégage les bâtiments d’une importante agglomération, on y recueille des dizaines de fragments de poterie, des perles, même une plaque de pierre où sont grossièrement dessinés les traits de « la femme de Westray […] la représentation humaine la plus ancienne du Royaume-Uni ».

Pourtant, là aussi, là surtout car Links of Nortland touche aux origines de la population écossaise à laquelle l’écrivaine se sent reliée très charnellement, on cherche non seulement les traces, par nature exaltantes, de ce qui a été, mais les raisons objectives permettant de justifier la peine que l’on prend à remuer les pierres, les cendres et les objets d’usage quotidien d’un temps révolu. Or, par bien des aspects, cet acharnement mémoriel peine à mettre au jour des arguments susceptibles de convaincre de son impérieuse nécessité. Des membres de l’équipe, combien sont ceux qui ont hâte que la saison prenne fin ? Combien considèrent qu’il s’agit avant tout d’un job d’été ? Quant à l’intérêt socioculturel de la chose, comment le défendre sans restriction, quand d’une part les paysans d’alentour s’en soucient comme d’une guigne et que d’autre part les archéologues eux-mêmes, s’ils sont persuadés de la pertinence de leur démarche, se savent menacés à moyen terme par la restriction des crédits publics leur permettant de travailler ?

Kathleen Jamie, Strates

Kathleen Jamie, sur l’île Westray © Graeme Wilson

La visite ultérieure de l’entrepôt où sont conservés, depuis dix ans, les résultats des fouilles, un ancien séchoir à poisson où s’entassent des dizaines de boîtes en plastique dans une atmosphère étouffante de sépulcre, confirme l’impression décourageante de vague inutilité qui pointe, ici ou là, très discrètement, dans la prose de la narratrice.

Aussi l’épilogue de l’aventure fait-il un peu office de happy end provisoire, à cause du brusque retour à une vie présente et bucolique encore possible, lors d’une journée passée auprès de jeunes agriculteurs heureux de leur élevage de vaches laitières et aimant leurs bêtes. Qu’importe alors que le chef de chantier soit déçu par le peu d’enthousiasme de l’Écossais de base pour ses véritables ancêtres, tous amoureux, ces braves gens locaux que l’Histoire laisse indifférents, de l’épopée des Vikings, qui pourtant ne les concerne en rien ! C’est ici et maintenant que réside – ou non – le bonheur.

Ne reste plus alors pour l’amateur d’antiquités que la recréation du passé par le rêve et l’écriture du rêve, dans les deux belles pages en italique (p. 159-160) par lesquelles la narratrice tente de faire revivre les populations des Orcades cinq millénaires avant le présent. Moment bien court. Toute la fin du livre de Jamie, après la relation du sinistre séjour tibétain, c’est-à-dire de la chute dans la réalité contemporaine vraie, dans la politique d’anéantissement des cultures et des divergences culturelles insupportables au totalitarisme chinois, accentue le caractère dérisoire de la conservation à tout prix d’un autrefois anéanti. Toute cette fin, placée sous le signe de la mort du père, si elle s’efforce de faire encore confiance au pouvoir régénérateur d’une promenade en forêt, frappe surtout par une lucidité stoïque qui émeut parce qu’elle ne cicatrise rien.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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