Loti a de beaux restes

C’est une bonne idée que d’avoir composé cette anthologie de textes de Pierre Loti, et de ne l’avoir commentée que dans les cinquante pages finales. Cela permet au lecteur peu familier avec un écrivain éperdument « fin de siècle », plein d’afféteries impressionnistes et de mièvreries surannées, de recevoir d’emblée le choc direct et inattendu de textes réellement forts, en particulier le premier, où un aspirant imbécile fait un joli coup de fusil, au cap Horn, sur un jeune phoque facétieux, et le troisième, intitulé « Mes dernières chasses », tout vibrant encore d’une honte qui n’est pas du chiqué, celle d’avoir « assassiné » un singe enfant.


Pierre Loti, Le marabout, la perruche et le singe. Un tour du monde animalier. Anthologie réunie et présentée par Alain Quella-Villégier. Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 319 p., 21,80 €


Les cinquante dernières pages de cette élégante petite édition, sobrement informatives, permettent à Alain Quella-Villégier, spécialiste de l’auteur en son temps illustre (Aziyadé, 1879 ; Mon frère Yves, 1883 ; Madame Chrysanthème, 1887 ; Ramuntcho, 1897), une des idoles de Raymond Roussel, de montrer que, dès son enfance charentaise (à l’île d’Oléron, aujourd’hui encore un paradis terrestre), le futur coureur des mers, un demi-siècle de navigation en tant qu’officier de marine, a été entouré d’animaux, et les a tous aimés, choyés, avec cependant une préférence marquée pour le chat, moins esclave que le chien de son maître, et pour l’oiseau. Le chat, célébré à la même époque par Rudyard Kipling dans Just So Stories (1902), le seul de ses livres susceptible de lui assurer l’immortalité. L’oiseau, sur les ailes de qui tant de petits garçons rêveurs et renfermés ont pris leur envol nocturne, à l’image du Nils Holgersson de Selma Lagerlöf dont Le merveilleux voyage date de 1906.

Pierre Loti, partagé sa vie durant entre un attachement viscéral à l’île natale où il fut élevé par des femmes et le désir de se perdre, lui et ses désirs, dans la vastitude d’un univers à l’abri des mesquineries et des promiscuités, est un écrivain honorable mais limité, souvent victime d’une tendance à l’adjectivation répétitive (l’abus de « pauvre », même dans certains extraits de la présente anthologie) mais à coup sûr ce n’était pas une âme basse, contrairement à d’autres voyageurs indifférents au sort des terriens les plus humbles (type Paul Morand). Sa prédilection animalière, son dégoût à l’égard de la foncière brutalité masculine, dont il reconnaît avec horreur la présence en lui-même, son évidente préférence pour les femmes, ne font pas de Loti un misanthrope et, s’il plaint le sort des animaux, relégués, par le christianisme notamment, en serviteurs du chef-d’œuvre de la création divine (c’est nous, sans nulle vanité), il n’est nullement insensible à la condition des misérables.

Un tour du monde animalier, de Pierre Loti : Loti a de beaux restes

Portrait de Julien Viaud dit Pierre Loti, en costume arabe dans son salon turc à Rochefort (entre 1885 et 1895), par Paul Marsan © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

Mais, parmi ces laissés-pour-compte issus de l’Arche, il constate que l’animal est la serpillière sur laquelle l’homme – le mâle conquérant, majoritairement – s’essuie le plus volontiers les pieds, et son sens de la justice se révolte. Au point de renverser bien des tabous de son temps, et du nôtre. Celui de la chasse en premier lieu, qu’il n’excuse que par la nécessité vitale de certaines ethnies (le colonialisme lui est très suspect), mais dont il condamne sans rémission la stupidité quand elle se pare des oripeaux du sport ou de l’agrément. Aussi dépose-t-il définitivement le fusil après avoir tué une mésange dans la forêt de l’île grecque de Mytilène, et juge-t-il comme autant de crimes aussi bien la chasse à courre que le tir aux pigeons et toutes les autres entreprises dites traditionnelles auxquelles se livre encore aujourd’hui un ramassis de crétins groupés en associations se prétendant gardiennes de nos paysages ruraux.

Mais Loti ne se montre pas moins véhément quand il s’agit de corrida, ce spectacle répugnant que nombre d’écrivains aveugles et sourds ont vanté. Paradoxalement – mais le paradoxe n’est qu’apparent –, c’est quand il l’attaque ainsi, ou décrit la mort sous le harnais d’un vieux cheval épuisé, qu’il abandonne toute sa réserve et même son péché mignon, la sucrerie littéraire, se haussant alors à une éloquence de tribun et à une ironie qu’on appréciera, dans un registre moins violent, dans telle saynète où il met en scène des touristes anglais festoyant en Égypte dans le temple de Séthi Ier, l’agence Cook ayant l’habitude d’organiser en ces lieux des petits raouts auxquels participent, contre leur gré, de maigres bourricots chargés de vaisselle et de victuailles, menés par des bédouins. Et que dire de sa diatribe contre les chapeaux des dames, décorés de plumes arrachées aux cadavres de ses chers oiseaux ! Et du massacre des chiens errants indésirables de Constantinople, qu’on a déportés et laissés mourir de faim sur une île déserte du Bosphore !

Si toutes ces scènes emblématiques de la méchanceté humaine sont dépourvues de sensiblerie, c’est qu’elles sont de combat et reflètent une sensibilité aiguë très en avance sur l’époque et à la vérité pas seulement écologique au sens utilitaire et moderne du terme. Certes, Loti possède une certaine conscience de la tragédie représentée par la disparition gratuite du vivant, et l’idée que l’homme scie la branche sur laquelle il est assis ne lui est pas étrangère. Comme la plupart des enfants de la seconde moitié du XIXe siècle, il a lu les histoires de chasses miraculeuses dans les immensités presque encore vierges de l’Afrique du Sud où progresse inexorablement l’homme blanc (les incroyables tueries perpétrées par le prétendu « Capitaine Mayne-Reid » feront toujours l’ordinaire joyeux des lecteurs de la « Bibliothèque verte » en 1950). Et, à la différence de nombre de ses contemporains, il voit la colonisation en marche d’un œil critique et inquiet.

Mais – et c’est en un sens plus profond – l’aversion de Loti pour le meurtre des espèces vivantes repose sur un soubassement plus cénesthésique qu’intellectuel. Cet homme formé comme officier pour l’affrontement non seulement viril avec les éléments mais guerrier contre l’ennemi ne supporte pas la souffrance, celle qu’on inflige, et déteste la mort, y compris la certitude de la sienne. Aussi la cruauté lui est-elle intolérable et, comme il est d’un athéisme intranquille, aucun « accommodement » religieux ne lui est possible. C’est dire que, tout artiste conventionnel qu’il est, on doit d’abord saluer Loti comme un frère.

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