Tombeau pour un squale

Avec Requin, deuxième volet d’une trilogie appelée à faire date, Will Self, avec lequel EaN s’est entretenu, enrichit le bestiaire littéraire, et le bestiaire marin tout particulièrement, d’un spécimen à nul autre pareil.


Will Self, Requin. Trad. de l’anglais par Bernard Hoepffner. L’Olivier, 432 p., 24 €


On connaissait le mythique Léviathan, sorti des profondeurs de la Bible, et dont Thomas Hobbes fit l’usage que l’on sait. Sont venus ensuite, on en oublie sûrement, Melville et sa baleine blanche – à moins que ce ne fût un cachalot (sperm whale) –, le poulpe géant de Vingt mille lieues sous les mers, le marlin du Vieil homme et la mer, d’Ernest Hemingway. Sans oublier le Turbot de Günter Grass. Mais là où les romanciers avant lui s’ingéniaient à camper un animal singulier, unique en son genre, Will Self impose, lui, non pas un individu mais un collectif, un pluriel, une espèce : « Requin » (Shark, en anglais), donc. Sans article. Mais est-il besoin de beaucoup le faire, l’article, s’agissant du pur concentré de fascination morbide et de perfection formelle qu’est le grand requin blanc ?

En 1992, Damien Hirst, déjà le plus turbulent des Young British Artists, faisait sensation avec une installation intitulée « L’impossibilité physique de la mort dans l’esprit d’un vivant ». À l’intérieur d’un gigantesque aquarium, le cadavre d’un requin-tigre de plus de quatre mètres de long flottait dans le formol. Quelques années plus tard, il avait fallu procéder, plus ou moins discrètement, au remplacement de la carcasse menacée de décomposition, en violation flagrante du concept d’immortalité pourtant élaboré à grands frais par Hirst ! On ne court pas un tel danger avec Will Self, dont le tombeau pour un requin est d’une vitalité, si l’on ose ainsi s’exprimer, à couper le souffle. D’abord parce que le romancier commence par replacer le squale dans son milieu naturel. De fait, autant Parapluie, le premier pan de l’ambitieux triptyque voulu par Self (achevé en juin dernier avec Phone), se voulait terrestre, avec le motif des tranchées de la Grande Guerre, autant Requin sollicite l’imagination matérielle de l’eau, et impose sa perception « océanique » des choses. Tout y est courant (de conscience altérée, essentiellement), flux, nappe, vague, coulée de mots, ces derniers toujours torrentiels et diluviens, jamais menacés de se tarir, circulation, à l’image de la construction tournant « en rond et enrond » du roman : la dernière phrase y renvoie à la première, en écho au célèbre riverrun de la rivière Liffey sur lequel Joyce ouvre et clôt son Finnegans Wake. Roman de la mer, avec ses naufrages, on y reviendra, ses prédateurs, convoqués par le truchement du film Jaws, de Steven Spielberg, dont les techniques de tournage et de montage ont fortement déteint sur l’écriture de Requin. La mer et sa douleur, enfin : Oed und leer das Meer, comme on l’entend chez Wagner (Tristan et Isolde), et tel qu’on le lit dans le Waste Land de T. S. Eliot. Plus généralement, domine l’eau amère, celle des larmes qui coulent, dans tel lied de Schubert (« Aufenthalt »), et toujours se renouvellent : mir ewig erneut

Will Self, Requin

On s’y débat, le lecteur s’y débat, avec des personnages toujours à deux doigts de sombrer dans le puissant sillage du LSD, dont l’usage, dans ces années 1970 où se situe le roman, est généralisé dans certains milieux, dont la Concept House dans laquelle réside Zack Busner, personnage récurrent de l’antipsychiatre selfien. Difficile de garder les idées claires, et la tête hors de l’eau, dans un ouvrage baignant dans l’acide, la coke, le crack, l’héro, on en passe et des meilleures, rappelant, à l’évidence, le temps où son auteur s’affichait écrivain toxico. Mais, de même que l’effet du LSD finit par refluer, quelque chose dans ce roman flottant de part en part demeure radicalement insubmersible. C’est que Will Self aime trop les eaux profondes de la pensée, se plaît trop à brasser les concepts, pour songer à s’y abîmer. Outre-Manche, Self est un oiseau rare, à savoir un romancier à idées, doublé d’un intellectuel. Pour aborder sa trilogie, Self se sera doté des moyens qui étaient ceux des grands écrivains modernistes avant lui. À l’instar de Joyce, il conçoit l’équivalent des « schémas » (Linati, Gilbert) ayant présidé à la rédaction d’Ulysse. À savoir que Self s’astreint à mettre à chaque fois en parallèle une technologie (la fission de l’atome), une forme littéraire (le montage cinématographique, le courant de conscience, l’absence totale de chapitre et de paragraphe) et une pathologie caractéristique d’un Zeitgeist (le stress post-traumatique, induit par la Seconde Guerre mondiale). Tout est lié, comprend-on, et c’est passablement essoré, mais finalement comblé, qu’on conclut, avec le poète John Donne : « Nul homme n’est une île ».

Requin est un maelstrom charriant quantité de références littéraires, théoriques et philosophiques. L’ouvrage de Ronald David Laing (« Ronnie »), La politique de l’expérience (1967), donne quelques clefs de lectures bienvenues, à commencer par l’intuition fondatrice selon laquelle l’aliénation de l’homme ordinaire procède de ce qu’il se laisse emprisonner dans la camisole de force des conformismes sociaux.  Les schizos, poursuit Laing, ont plus de choses à apprendre aux psychiatres sur le monde intérieur que les psychiatres à leurs malades. D’où le côté joyeusement anarchique et intensément sexuel du propos de Requin. Le roman témoigne aussi d’un désir d’angliciser l’usage des substances chimiques, en les inscrivant dans un référent anglo-britannique. Comme pour se démarquer de l’East Village, ou de la Californie chère à la Beat Generation (avec ses Allen Ginsberg, Timothy Leary et autre Ken Kesey). Qu’on se le dise, la contre-culture ne fut pas qu’américaine… À cet égard, Requin se veut une sorte de conservatoire de la contestation des années 1960 et 1970 sur le sol anglais (contre le nucléaire et autour des mouvements féministes, très en pointe dans le domaine). On y croise aussi la culture populaire. Les séries, la télévision et ses présentateurs vedette, les comédies musicales, la presse, les musicos, la banlieue – la Concept House se trouve au 117 Chapter Road, Willesden, au nord-ouest de la capitale –, tout y passe, et il faudrait davantage de notes pour pouvoir faire autre chose que simplement surfer sur un tel océan de références.

Will Self, Requin

L’USS Indianapolis, avant son torpillage

À cette culture qui va du High au Low, de la musique classique à la pop, avec Jimi Hendrix en tête de gondole, s’ajoute un instinct, celui du romancier, capable de flairer le bon sujet. Deux points d’ancrage historique retiennent l’attention. Le 4 mai 1970, un détachement de la Garde nationale de l’Ohio avait ouvert le feu sur des étudiants qui manifestaient contre l’intervention américaine au Cambodge, décidée par Richard Nixon quelques jours auparavant. Quatre manifestants pacifiques y avaient trouvé la mort. C’est ce jour-là, soit un an avant le début de Parapluie, que s’ouvre Requin, avec l’épisode de la prise de LSD étendue à tous, les soignants comme  les patients, lesquels forment une comédie humaine diversement traumatisée, et pour le moins haute en couleur. Autre « coïncidence extraordinaire » : le naufrage de l’USS Indianapolis, torpillé par les Japonais dans l’océan Pacifique, alors qu’il venait de livrer à bon port des éléments de la bombe A, lancée sur Hiroshima une semaine plus tard. Self imagine qu’un des rares rescapés, un certain Claude Evinrude, dit Le Tordu, a trouvé refuge à la Concept House. La majorité des victimes non fictives, 800 marins, périront sous les dents des requins. C’est la pièce de résistance du roman, savamment retardée jusqu’à la page 396.

Plus gore tu meurs, pense-t-on un instant, avant de se raviser. Le massacre des innocents, fascinés par la gueule béante des milliers de requins qui tournent autour de leurs proies, les observant avant de passer à l’acte, n’est pas le clou du livre. C’est dans le monologue final, porté par une voix de femme, proche de la Molly Bloom joycienne et de son Yes extatique, que retentit la véritable partition du roman, empathique et bien plus sensible qu’on n’aurait pu le croire. Ponctué à la façon d’un Céline, avec ses points de suspension lancinants et invasifs, le récital de la soliste se conclut sur les mots de la comptine populaire : « Alouette, gentille alouette, Je te plumerai la tête, Gentille alouette… ».

Transposition de génie, que l’on doit au traducteur Bernard Hoepffner, dont Requin est la dernière réalisation. Emporté par une vague scélérate, sur la côte galloise, Hoepffner était, avec l’univers de Self, dans son élément. Il pouvait donner libre cours à son érudition, celle qui lui avait fait s’attaquer sans frémir à L’Anatomie de la Mélancolie de Robert Burton. À sa science néo-joycienne, adossée à sa traduction d’un épisode d’Ulysse. À son goût pour la langue vernaculaire, exercé à l’occasion de sa version française de Tom Sawyer et des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain. À son engagement de tous les instants aux côtés des inventeurs de formes et de fictions nouvelles (Gabriel Josipovici, David Grand, Gilbert Sorrentino, etc.). Le mordant de Requin, en français, sa tonicité, son souffle, c’est à Hoepffner qu’on les doit. On n’est pas près de l’oublier.

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