Aroa Moreno Durán publie son deuxième roman, Retour à Pasaia, une réflexion sur la maternité présentée à travers le vécu de trois mères d’une même famille dont l’existence est ballotée par les tempêtes politiques qui, depuis 1930, ont secoué le Pays basque espagnol.
Retour à Pasaia est un roman qui explore les thèmes de la maternité et de la mémoire historique à travers le ressenti de trois générations de mères – Ruth, Adriana et Adirane – dans une famille pauvre de la côte basque espagnole, un pays de taiseux et de durs au mal où les secrets sont enterrés pendant des décennies. Au fil des chapitres, qui adoptent alternativement le point de vue de l’une ou l’autre, chacune se remémore des épisodes marquants de sa vie, formant ainsi la trame d’un récit qui embrasse la période allant de l’instauration de la Seconde République espagnole, au tout début des années 1930, jusqu’à l’époque actuelle. Outre leur parenté, ces mères ont en commun un mari absent – qu’il soit parti combattre dans les rangs des républicains pendant la guerre civile, dans ceux de l’ETA pendant les années de plomb ou, en ce qui concerne Adirane, pour des raisons que le lecteur découvrira peu à peu – absence dont découle le rapport complexe qu’elles entretiennent avec leurs enfants. L’un des principaux intérêts de ce texte poignant, au-delà de ses qualités littéraires évidentes, est de souligner en quoi le contexte historique détermine ce qu’être mère veut dire.
Aroa Moreno Durán a commencé sa carrière d’autrice en publiant deux recueils de poèmes, une influence littéraire flagrante dès l’incipit de Retour à Pasaia. Son écriture concise et sombre, admirablement rendue par son traducteur, Eric Reyes Roher, confère une forte densité à ses personnages. « Ils avaient beau vivre dans la ria, on ne leur apprenait pas à nager. L’eau était glacée, comme elle l’est en novembre. L’eau était noire. Les poissons glanaient de la chaleur à la surface. Lorsque l’enfant n’eut plus la force de se débattre et qu’il sombra, on ne vit plus rien. »

On sent la veine poétique non seulement par le poids dont l’autrice leste chacun de ses mots, mais aussi par l’importance qu’elle accorde à la structure de son texte. Il paraît évident que dans ce roman où les faits politiques jouent un rôle important, le titre espagnol du livre, La Bajamar (la marée basse), et ses cinq parties (le limon – marée haute – le limon – marée basse – le limon) traduisent métaphoriquement les flux et reflux de l’Histoire, les vagues de violence qui, à différentes époques, ont déferlé sur le Pays basque, puis se sont retirées en laissant derrière elles, comme dans ces premières lignes, des cadavres d’enfants, des mères en deuil et « une vase noire ». Cela dit, les événements qui ont marqué cette centaine d’années sont souvent rapportés ou évoqués plutôt que mis en scène, et le lecteur ne les perçoit que par les conséquences drastiques qu’ils entraînent sur les trois protagonistes, réduites à les subir.
Un autre point commun entre ces femmes, surtout en ce qui concerne Ruth et Adriana, est que leur avis n’intéresse personne. Adirane est pour sa part victime d’une forme de mainmise plus subtile, celle du rôle que la société espagnole contemporaine voudrait qu’elle joue en tant que mère. Pendant des décennies, ces femmes ont dû se taire parce que c’était la guerre, se taire parce que c’était la dictature, se taire pour ne pas trahir la cause, puis pour ne pas rouvrir d’anciennes blessures ou parce qu’avant c’était pire – on a toujours trouvé une bonne raison de leur imposer l’omerta. Mais malgré cette culture endémique du secret, Aroa Moreno Durán veut donner la parole à ces mères et leur permettre de dire ce qu’elles ressentent.
Cette quête mémorielle est d’ailleurs le point de départ du roman, quand Adirane, aujourd’hui réalisatrice à Madrid, apprend que sa grand-mère est mourante et vient à son chevet recueillir ses derniers souvenirs, malgré la présence d’Adriane, sa mère, avec qui elle n’échange plus que des silences depuis des années. Les trois ont des traumatismes en commun, pour ainsi dire en héritage. Chacune s’est demandé à un moment ou à un autre si elle ne devrait pas se séparer de son enfant pour mieux le protéger, et a ensuite souffert des décisions qu’elle a ou qu’elle n’a pas prises. Cette forme d’amour sacrificiel est-elle légitime ? Peut-elle se révéler fructueuse, voire simplement vivable ? Aimer de loin un enfant, est-ce encore l’aimer ? Les réponses de chacune sont différentes, et Aroa Moreno Durán prend soin de les distinguer quand elle leur donne une voix : Ruth parle à la première personne, le flux de pensée d’Adriana, plus complexe, est restitué à travers un discours indirect libre, tandis qu’Adirane, dont le parcours est raconté à la troisième personne, demeure plus distante et cryptique, bien qu’elle soit plus proche de nous tant d’un point de vue culturel que temporel. Cette diversité dans le rendu de leur témoignage est essentielle, étant donné qu’il ne s’agit pas ici de constituer un groupe qu’on appellerait « les mères » dont tous les éléments seraient interchangeables et pourraient se satisfaire d’une seule description. Avec la précision d’une sociologue et d’une historienne, l’autrice s’attache à recréer les nuances et les identités individuelles tout en les inscrivant dans « les grands courants » de l’Histoire.
Comme tout bon roman, Retour à Pasaia amène à réfléchir en permettant au lecteur d’éprouver des sentiments proches de ceux des personnages, et donc, transitivement, de ceux des personnes qui vivent ces expériences dans le monde réel. Par exemple, certains passages qui relatent des transferts d’enfants séparés de leurs parents dans des camps de réfugiés ou le bombardement par les franquistes d’une maternité à Donostia (San Sébastian) trouvent un écho criant dans l’actualité récente : les crimes que Poutine commet depuis trois ans en Ukraine (le 9 mars 2022, il a bombardé une maternité à Marioupol) ou le traitement que l’administration Trump inflige aux immigrés (les centres de détention gérés par ICE). Ces pages nous rappellent qu’à quelques heures d’avion de Paris, il y a des milliers de Ruth, d’Adriana et d’Adirane, et il est bon de se souvenir que la plume d’Aroa Moreno Durán leur offre une voix et les incarne, elles aussi. Récompensé par le prix Grand Continent, Retour à Pasaia est un roman magnifique, un véritable morceau de littérature aussi profond que dense, de sa scène d’ouverture jusqu’à son dénouement. Ce texte ne donne pas de réponses, mais il pose, non sans subtilité, beaucoup de questions essentielles.