« Que le parti commande aux fusils et non les fusils au parti »

Vingt-quatre ans après sa publication, les éditions Picquier nous offrent la traduction de l’un des premiers romans de Yan Lianke où se trouve déjà la puissance d’une écriture constante en même temps que perpétuellement en recherche de formes nouvelles.

Yan Lianke | Aussi dur que l’eau. Trad. du chinois par Pierre-Mong Lim. Picquier, 592 p., 24 €

Dans La Chinoise de Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Léaud dit à Anne Wiazemsky : « Je ne comprends pas comment tu peux à la fois écouter de la musique et écrire ». En réponse, elle coupe la musique et lui demande : « Tu m’aimes ? – Oui bien sûr je t’aime ! – Parce que moi j’ai bien réfléchi, je ne t’aime plus ». Stupéfaction, effroi, incompréhension, elle remet la musique, réitère son aveu de désamour : « Tu as compris maintenant ? – Oui j’ai compris, je suis vachement triste mais j’ai compris… – Eh bien tu vois qu’on peut faire deux choses à la fois ». Chez Yan Lianke aussi, on fait deux choses à la fois, on fait l’amour en écoutant des chants révolutionnaires, on fait l’amour en faisant la révolution, on fait la révolution en faisant l’amour, on est ambitieux, opportuniste en faisant la révolution, on dresse une satire de la Révolution culturelle et l’on adhère esthétiquement à cette révolution. Il n’y a pas contradiction, pas même ambiguïté, mais ambivalence. Est ambigu celui qui veut ménager la chèvre et le chou, avoir en même temps la subversion et le conformisme, mais Yan Lianke, écrivain avant tout, et écrivain puissant, prend à bras-le-corps la contradiction pour lui donner toute sa force tragique.

Gao Tse-Toung et Rouge Mei sont tous deux mariés et enfants de la Révolution. Ancien membre de l’Armée de Libération, le premier a épousé la fille du secrétaire de cellule du village, Cheng, dans le but de se faire une situation dans la Chine de la Révolution culturelle. À la manière de García Márquez dans Cent ans de solitude, le roman de Yan Lianke s’ouvre sur un peloton d’exécution où le héros doit être fusillé : « Quand je serai mort, au calme, je reconsidérerai ma vie, mes propos, mes démarches et ma marche, ainsi que l’énigme de cet amour de crotte de bique, de caca de chien ». Le texte débute ainsi sur un discours qui s’apparente aux derniers mots du condamné, adressé à ses bourreaux : « Ah, camarades, chers camarades », dispositif qui très rapidement déraille : « nous étions tous jadis des résistants dans les tranchées de la lutte des clas… pardon, pourriez-vous ne pas me couper la parole ? Par égard pour mon statut de héros du Parti communiste chinois, je vous demande de ne pas me couper la parole ! ». Aussi dur que l’eau est ainsi le récit-logorrhée de Gao sur près de 600 pages.

Une scène de l’opéra révolutionnaire « Le détachement féminin rouge », réalisé par Xie Jin (1961) © CC0/WikiCommons

Bien qu’il vienne tout juste d’être traduit en France, ce roman fait partie du début de l’œuvre de Yan Lianke, publié en 2000, après La fuite du temps, mais avant ses autres chefs-d’œuvre comme Les jours, les mois, les années, Servir le peuple ou encore Le rêve du village des Ding. À lire son œuvre dans sa continuité et son évolution, il semblerait que Yan Lianke oscille entre deux pôles esthétiques, celui du réalisme magique, aux connotations tragiques (même s’il n’est jamais totalement dénué d’humour), à l’image de La fuite du temps, Un chant céleste ou Les jours, les mois, les années, et une veine plus réaliste mais aussi bien plus satirique, comme dans Servir le peuple ou le récent L’enfant de Tianhu, récit autobiographique d’une enfance pendant la Révolution culturelle qui offrait son lot de scènes burlesques, notamment au cours de ce moment incroyable de traversée du village par un train transportant les mangues quasi sacrées destinées au président Mao.

Aussi dur que l’eau s’inscrit dans cette dernière catégorie et se rapproche beaucoup à Servir le peuple qui le suivra de quelques années. Les deux récits sont ceux d’un amour, celui d’un homme et d’une femme, décrit du point de vue de l’homme, et un amour impossible parce que prohibé et mêlé à une ascension sociale qui, finalement, sera empêchée tragiquement. Il s’agit dans Servir le peuple de l’amour d’un ordonnance pour la femme du colonel auprès duquel il est affecté, dans Aussi dur que l’eau d’un ancien membre de l’armée, marié, pour une autre femme de son village, elle aussi mariée. Mais les deux récits semblent fonctionner en miroir : dans Servir le peuple, c’est la destruction des effigies du président Mao et l’ivresse transgressive de la contre-révolution qui érotisent le couple ; dans Aussi dur que l’eau, Gao Tsé-Toung et Rouge Mei, au contraire, vivent leur amour au son des chants maoïstes et intensifient leur désir au diapason de la pulsion révolutionnaire.

L’ambivalence de ce roman fait ainsi son brio, dans la mesure où Yan Lianke est capable de nous faire percevoir la ferveur révolutionnaire, sincère, de la Chine de cette époque et de se moquer, et avec beaucoup de drôlerie, de la folie absurde qui fut celle de la Révolution culturelle. On se délecte ainsi – même s’il s’agit d’un humour assez grinçant – des dénonciations et crimes commis contre le parti et le Grand Timonier, un tel brisant par erreur un buste de Mao, un autre, chef électricien de la commune, contraint à la démission après avoir brûlé un exemplaire du Petit Livre rouge dont il avait voulu tester la conductivité. De même, les motivations des deux protagonistes sont pleinement saisies dans leur contradiction entre opportunisme et fanatisme révolutionnaire.

C’est en définitive l’amour qui constitue le sujet de ce roman, ou plutôt l’érotisme, entendu comme économie des désirs et des pulsions. Gao Tse-Toung souffre d’impuissance et ce sont les chants révolutionnaires qu’il entend au loin qui le font retrouver sa vigueur et suscitent son désir, désir pour Rouge Mei, cristallisé d’abord dans ses pieds. On le voit, le désir est ici un objet trouble, pris au point de tension entre intime et politique, entre privé et public. Puisqu’il est une pulsion, ce désir sous-tend l’écriture d’Aussi dur que l’eau, dont le style, tour à tour flamboyant et burlesque, emporte le lecteur de la première à la dernière page, inéluctablement conduit, comme les personnages, vers un dénouement – d’un certain point de vue seulement – tragique.