Deux livres singuliers et, chacun dans son projet, d’une extraordinaire richesse humaine. Par-delà les avatars sanglants, Mikhaïl Prichvine et André Markowicz donnent à aimer la langue et la culture russes. Elles ne sauraient être mises à l’index des hâtes politiques et médiatiques en leur insistante médiocrité. Il est vrai que, loin d’être créateurs ou constructeurs, les dirigeants s’entendraient plutôt en destructions. Les invectives extérieures venant cimenter la mêlée. Tout serait pour le mieux dans le pire des mondes qui continuerait, s’il n’y avait les contrefeux de la poésie et de la création, moins fragiles et éphémères qu’on ne le pense. Ginseng, la racine de vie et le Dictionnaire amoureux de Pouchkine en sont la preuve.
Pourquoi n’avoir pas commencé ce merveilleux dictionnaire par : Afrique ? C’est la porte d’entrée même de Pouchkine. Mais nous ne nous plaindrons pas davantage. Rien ne déçoit ici avec les choix d’André Markowicz. C’est une fête de la culture russe et aujourd’hui surtout de son utile partage, alors écarté des intolérances et surveillances politiques, dont Pouchkine lui-même en son temps a été victime.
Cette série de textes nous aide à entrer en Russie : en ses beautés (littéraires, mais pas seulement), ses complexités, ses sectarismes, ses cruautés d’État à travers les régimes ou plutôt le seul régime qu’elle ait à peu près jamais connu : l’autocratie impériale ou bolchevique, ou encore (pour parler d’aujourd’hui) à la fois post-impériale et post-bolchevique. La Russie n’arrivant décidément pas à défaire ses cruels liens historiques, sans se blesser ni blesser les peuples qui la constituent ou bien l’ont un temps constituée avec elle ensemble. Il y a en plus quelque chose d’un peu Nicolas Ier chez Vladimir Poutine : l’étroitesse leur semble commune, et sur un tel chemin l’Histoire a grand mal à avancer.
N’importe, André Markowicz n’hésite pas à nous conduire au cœur de l’histoire et de la culture russe, nous faisant comprendre que les livres sont les produits d’une terre et des hommes qui souffrent de cette terre tout en l’aimant. Un tel « dictionnaire amoureux » n’est pas une marque de parfum éditorial, mais bien un outil de compréhension d’une civilisation et d’une histoire : celle, perpétuellement tragique, de la Russie.
Le présent ouvrage est traversé de beautés, de tristesse et d’inquiétudes. Il laisse intact l’espoir puisque celui-ci est encore à naître et toute la culture russe en est grosse. Elle l’annonce et par là même commence à le réaliser, mais sans que les dirigeants politiques en tirent les conséquences encore aujourd’hui et se montrent capables d’entendre et de poursuivre la tâche.
Chaque page de ce dictionnaire donne des raisons d’espérer et dément les raisons de s’attrister : la Russie d’aujourd’hui ne peut décidément se démettre de celle d’hier, ni de ses chaînes politiques, ni surtout (et c’est bien le miracle renouvelé d’un siècle l’autre) d’une puissante culture libératrice qui s’attache à vouloir les rompre. Pour le critique, par-dessus les barrières, cela constitue son sujet.
Pouchkine est le pivot et le salut intellectuel du XIXe siècle russe. Toute la vie intellectuelle et littéraire va s’articuler autour de lui et, d’une certaine façon, continue à le faire aujourd’hui. Il est une référence de compromis rusé, de veille et de résistance. Pour nous, en France, Voltaire et Hugo ne sont pas vraiment clos mais il y a des temps, des traversées où ils peuvent le paraître. En Russie, c’est comme si Pouchkine n’émargeait jamais au danger d’oubli. Ainsi en est-il de Homère : ils sont de même pointure. Ainsi peut-être également de Norwid qui, depuis son asile de vieillards près de Paris, a gardé dans ses malles jusqu’à sa mort toute la modernité polonaise. C’est un autre cas. Mais c’est la même force.
Les œuvres cachées sont souvent les œuvres réelles. Mais Pouchkine, lui, ne se cache pas ou si peu, dans un pays pourtant grevé d’obscures claustrations : la limpidité même de sa langue est le refuge de la lumière d’une autre Russie. Le Dictionnaire amoureux est alors un ouvrage où l’on peut respirer la liberté profonde que veille et nourrit obstinément la culture russe, au grand dam des régimes dans lesquels elle baigne : ils ne sont d’ailleurs qu’un contenant qui s’avère souvent étranger voire hostile à son contenu. Pour exemple, bien sûr, Nicolas Ier et la vie culturelle et créatrice de son temps. Mais du contenu même, s’élève, toujours insistant, un hymne magnifique où auraient pu apparaître ces vers de Tiouttchev en une entrée qu’il aurait méritée :
Longtemps que cette imbécile est connue :
L’obstinée censure.
À grand-peine elle nourrit notre chair –
Seigneur bénis-la !
(1870 ?)
Tiouttchev en savait quelque chose, pour avoir été lui-même censeur.
Il faudrait donner à lire ce dictionnaire aux animateurs et invités des plateaux de télévision où, à propos de la Russie et de l’Ukraine, la hâte et l’ignorance s’empressent de venir chercher leur succès, et où l’esprit d’analyse et de critique se dissout dans le seul souci d’audience : l’information s’y déforme trop souvent à ciel public ouvert et avec un sens moral professionnel parfois solidement clos. L’horloge étant souvent à l’heure de dormir et de faire dormir dans les lies mêmes de l’audience et de l’écran où la vérité se mêle à l’accessoire et ne paraît plus qu’une ironique dépendance.

Ce pourrait être le sujet d’un film. On s’inquiète de savoir si le monde entier est devenu duels tous azimuts de propagandes. Mais à quoi bon se plaindre et s’attarder ? On apprend d’ailleurs à s’écarter sagement des plateaux pour voir les choses, discerner leurs tenants et aboutissants, et dégager les lignes. Cela finit par donner chez les créateurs une œuvre, c’est-à-dire une construction, écrite ou non. L’humain s’y retrouve, et dans les dissonances d’aujourd’hui c’est beaucoup. Il se retrouve précisément dans la beauté de ce dictionnaire qui rappelle et rapporte les minerais les plus précieux de la culture russe : André Markowicz les retient, les montre, les situe, les commente sous nos yeux.
Nous apprenons enfin quelque chose. Mieux pourvus par l’hier, nous pouvons mieux suivre l’aujourd’hui et entrer dans ses tensions et complexités : il en ressort qu’elles ne sont pas un cheveu sur la soupe, mais bien un héritage. Ce n’est pas seulement la beauté de la poésie russe, notamment celle de Pouchkine, qu’André Markowicz réussit à faire une fois de plus partager. C’est aussi, plus personnellement chez lui, la reconnaissance humaine qui l’habite et dont il nous fait part, en consacrant par exemple une entrée à Efim Etkind (1918-1999), son maître, avec qui il a fini par rompre mais, comme à propos de tout maître, pour alors mieux le garder : on préserve ainsi toujours ouverte l’heureuse blessure d’une première rencontre. À celui qui la reçoit d’en comprendre à la longue le sens. Tout le Dictionnaire amoureux de Pouchkine en est comme le temps écrit et reconnaissant. Pour conclure et inviter le lecteur de langue française, reprenons tout bonnement Nathalie Sarraute, écrivaine d’origine russe : Ouvrez !
La pensée sauvage de Mikhaïl Prichvine
Tant l’URSS que la Russie (celle d’hier et d’aujourd’hui), à leur corps défendant, peuvent parfois manquer à leurs règles de contrainte : c’est que l’idéologie, si dominante et bruyamment dominatrice qu’elle se veuille, n’est pas la vie, et celle-ci ne manque jamais de resurgir là où on ne l’attendait plus. C’est un bonheur qui se confirmera toujours. Il ne faut pas avoir peur ni honte, aux yeux des autres, de le rencontrer et d’en témoigner. Telle est la position et la proposition de Mikhaël Prichvine (1873-1954).
Là où les idéologies compartimentent, opposent et séquestrent à n’en plus finir, aucune division de la vie n’apparaît chez Prichvine : il n’y a qu’un monde vivant en une extraordinaire fluidité où le végétal, l’animal et l’humain sont comme en continuité de conscience. Dans une humanité de fractures, il est urgent et tonique de lire Prichvine : d’entendre et de recevoir par lui l’appel de la vie. Une vie qui dissout, emportant au diable les pauvres grimaces idéologiques et leurs acteurs et publics d’aujourd’hui. Pour Prichvine, chaque vivant (animal, végétal, ou même l’eau, la pierre) est non seulement une manifestation de la vie mais la représente même, en ses multiples incarnations, sous le battement d’un seul cœur comme sous l’appel d’une même exigence à ne pas la trahir.
La nature devient chant et incantation. Ainsi la mort n’apparaît-elle plus comme un arrêt, une opposition, une négation, mais comme l’étape d’un processus où nous vivons et mourons sans cesser d’apprendre. Chez Prichvine, tout est à « co-naître » (pour retrouver ici Paul Claudel), à naître ensemble. Toute mesure prend ainsi mesure d’homme et des temps : « Comment le bruit de la mer calme-t-il celui qui est assis sur le rivage ? Le son mesuré du flux parle des grandes époques de la vie de la planète Terre, le flux est comme le pendule de la planète elle-même et, lorsque ces grandes époques rencontrent les minutes de ton existence si rapide, parmi les coquillages, les étoiles et les hérissons de mer épars sur le rivage, tu commences à réfléchir à toute la vie, et ton petit chagrin personnel s’estompe, et tu le ressens comme plus sourd et comme plus lointain. »
Prichvine n’oublie pas le différencié qui, sans nous quitter, manifeste son insuffisance et en quelque sorte s’efface, en nous conduisant à travers tous les étages et les étapes de la vie, nous amenant à mesurer et ressentir autant la verticalité que l’horizontalité de celle-ci. Ainsi, le quotidien ne reste guère quotidien mais se présente vertigineux. Ainsi encore, Prichvine rapporte le temps à une heure unique : celle de la vie. Elle a tout le temps pour elle. Toute la chair du temps. Et tout l’homme et la création vibrent de cette même chair ensemble : « C’est sur cette pierre que je grimpai pour suivre le bateau qui partait, jusqu’à ce qu’il eût disparu. Je demeurai ensuite couché sur la pierre et j’écoutai longtemps ; la pierre-cœur battait à sa façon et, peu à peu, tout ce qui m’entourait entrait en liaison avec moi à travers ce cœur, et tout cela semblait être à moi, paraissait vivant. »
Il n’y a plus de livres pour se renseigner. Il n’y a qu’un livre d’enseignement : la Nature. Elle offre l’ « homme-racine » (le ginseng). L’homme serait-il sans consolation, sa patrie est là où il a compris que l’inerte même d’une pierre fait partie du vivant. Prichvine, écrivait Zamiatine, « n’étudie pas la nature ; il vit avec elle », avec la source à la course fluide de biche comme avec le rocher prédateur immobile guettant sa proie.
« La patrie n’est pas là, pensais-je, à l’endroit où tu es né, la patrie est là où tu as compris que tu as trouvé ton bonheur, où tu as été à sa rencontre, où tu t’es confié à lui, donné à lui, mais, de là, on a commencé à tirer sur toi, à l’endroit même où se trouve ton bonheur. » Pour mémoire : c’est écrit et publié en 1933, sans prudence. Un hymne à la libre nature, à l’heure des hymnes au plan quinquennal et au travail forcé. Mais il arrive souvent à l’idéologie d’avoir les yeux clos de suffisance. Prichvine est surtout un homme sans peur qui connaît ses forces et veille à leur source : le muable aux pieds agiles, l’échappée belle et constante de la vie. Que peuvent les dogmatiques ? En tout état de cause, ils ne peuvent tenir cette compréhension.
Si la conscience y veillait, sous Staline même la littérature pouvait devenir possible, et Prichvine veillait, sans prudence ! Ginseng reste un hymne à la libre nature. Tout bonnement à l’insaisissable liberté. « Il n’y a pas dans la nature, deux jours qui soient absolument identiques comme le sont deux chaises. » Tout est dit. Aux uns la nature et sa vie infinie, aux autres les chaises et l’idéologie assise. Mais abandonnons leurs palabres. Alors nous laisserons à Mikhaël Prichvine l’ultime mot libérateur : « il n’est pas de situation humiliante si soi-même on ne s’abaisse pas ». Le jour au jour en transmet la connaissance. Pouchkine touché à mort n’avait pas même abaissé son pistolet.
En 2022, ont paru, aux éditions Noir sur Blanc, Le pèlerin noir et autres récits, de Mikhaïl Prichvine (traduit du russe, préfacé et annoté par Yves Gauthier). On y retrouve Ginseng dans une autre traduction. Et surtout des extraits du journal intime de Prichvine, complément utile à une bonne connaissance de sa personne et de sa (rare) conscience.