Grâce à la force de ses écrivains et à la qualité des traductions, la littérature finlandaise s’impose à bas bruit en France. Par exemple, les soixante « écrivains, éditeurs, libraires, traducteurs, critiques français et internationaux » invités récemment par Télérama à choisir « 25 chefs-d’œuvre de la littérature mondiale qui vont marquer le XXIᵉ siècle » ont retenu deux romans finlandais : O de Miki Liukkonen et Purge de Sofi Oksanen. Plusieurs livres parus ces derniers temps témoignent à la fois de l’affirmation de personnalités originales et de l’inventivité des autrices et auteurs finlandais quant aux formes littéraires.
Après Le plus petit dénominateur commun, dans les deux tomes suivants de La trilogie de Helsinki, Pirkko Saisio continue de dresser le portrait autobiographique d’un fort caractère. À contre-jour raconte les années lycée, période hésitante, de recherche, entre mentors et amours, sans que la distinction soit très claire dans l’esprit de l’adolescente, sous les pluies de l’hiver ou les lumières tamisées d’appartements où, les yeux dans les yeux, on échange sur l’art et la littérature. C’est aussi le temps de l’éloignement d’avec les parents, dont la jeune fille ne porte pas seule la responsabilité. Éloignement par l’esprit mais aussi physique : Pirkko part travailler un été dans un orphelinat en Suisse. À contre-jour alterne le récit de la parenthèse helvétique et celui de la vie finlandaise, comme si, pour saisir la formation d’une personnalité, plus que de la raconter chronologiquement, il importait de la comparer dans deux situations très différentes.
Au lycée, Pirkko est fascinée par sa professeure de lettres, qu’elle surnomme « Valet de Carreau ». L’ambiguïté de ce sobriquet suggérant déjà ce que l’adolescente ne comprend pas encore. De Valet de Carreau, l’adolescente espère l’attention et de l’aide pour devenir écrivaine. Sinon, elle les trouvera auprès de Maria, condisciple plus âgée et rebelle.
En Suisse, la jeune fille est confrontée à un autre monde, plus dur, puisqu’il est celui d’enfants délaissés par leurs parents. « La Capitaine », femme du directeur, mène l’orphelinat à coups de sermons et de préjugés. Mais les personnages ne sont pas enfermés dans les clichés, la vie est plus compliquée. Cherchant l’approbation de la Capitaine, la jeune Pirkko se révèle plus intolérante et bien-pensante qu’elle, s’aveuglant, ne voyant ce qui l’entoure qu’« à contre-jour ».
Coincée entre l’enfance et l’âge adulte, entre Marx et Dieu, Pirkko confronte ses modèles, Anne de Lucie Maud Montgomery, Claude du Club des Cinq, La mélodie du bonheur ou Libres enfants de Summerhill, aux contraintes du réel. De désillusion comique en tiraillement, elle apprend à avancer par elle-même. Sur ce point, sa mère l’aide. Le rapport à la mère est sans doute ce qu’il y a de plus subtil et de plus beau dans La trilogie de Helsinki, qui avance par scènes ironiques plus que par jugements de l’autrice. De la mise en présence des passages réjouissants ou conflictuels, toujours au présent, portés par les images, naît peu à peu le sens implicite, à la fois ambigu et percutant.

Le livre rouge des ruptures affirme davantage de certitudes. C’est le livre des passions, vives et déchirantes. Amours féminines, avec la blanche et douce « Œil-de-Clown », puis avec la farouche Havva. Engagements pour le théâtre et la révolution, qui lui font délaisser Œil-de-Clown, qui font qu’Havva la délaisse. Naissance de « l’Enfant-Miracle », la fille de l’autrice.
Le livre rouge des ruptures raconte aussi les passions tristes : l’intolérance face à l’homosexualité, jusque chez les profs de théâtre progressistes, qui demandent à l’étudiante de rompre avec Havva parce que « la défaillance de l’identité féminine est visible dans le travail de leurs rôles, à toutes deux », et que « chaque individu qui se comporte de manière discutable place tout le mouvement révolutionnaire dans une position discutable » ; la dépression ; la maladie qui rend sa peau si rouge qu’elle fait l’admiration des dermatologues. Tout cela se heurte et crépite, toujours librement par rapport à la chronologie.
Des ruptures naît l’écriture. À l’hôpital, une nuit d’angoisse où une fois de plus elle toque à la porte toujours fermée de Dieu, c’est Bertolt Brecht qui ouvre. Il lui conseille « d’avoir toujours sur elle un petit carnet de notes et d’y écrire ce qu’elle voit ». Cette nuit-là, elle commence son premier roman. Alors, « elle aplatit et gonfle les gens qui fourmillent autour d’elle, réunit les bouts de phrase qu’elle entend pour en faire des dialogues, guette, observe et se tait. L’ennui retourne se cacher, dans les profondeurs de la peau qui brûle, là d’où il vient ». Et c’est cette écriture que nous lisons : des notations brèves, vigoureuses, aux lignes narratives alternées, dont la réaction dégage l’énergie d’une vie. La trilogie d’Helsinki peut alors se terminer.
Réception céleste est également une autobiographie fragmentaire, chahutant et intercalant les chronologies, comme si une existence ne se contenait vraiment pas dans sa linéarité. Jukka Viikilä pousse son récit jusqu’à l’autofiction, tout en multipliant les points de vue, non sur la vie de l’écrivain fictif Jan Holm, mais sur la littérature elle-même. Comme l’auteur réel, Holm a publié un livre sur l’architecte Carl Ludwig Engel, il a reçu le prix Finlandia, subi une opération à cœur ouvert et écrit un roman autobiographique intitulé Réception céleste. Cette mise en abyme interroge l’écriture jusqu’au vertige puisque le texte que nous lisons est formé soit d’extraits du Réception céleste de Jan Holm, soit de réflexions de multiples lecteurs de son livre. Certains d’entre eux sont écrivains, publiés ou non, qui accumulent les opinions sur la littérature. Les voix s’entrecroisent, foisonnent, dans une succession proprement urbaine, puisque tout le livre se passe à Helsinki, qui se dessine petit à petit à travers les monologues des personnages.
Ce dispositif romanesque amassant les jugements, sans que l’on puisse savoir lesquels correspondent aux idées de l’auteur, permet une réflexion complexe, qui repose sur la multiplicité des angles, tout en évitant un discours auctorial. Les extraits du livre de Holm portent principalement sur sa maladie cardiaque, opérée par un chirurgien virtuose improbablement nommé Mohammed Salah – comme l’attaquant du Liverpool FC. Ce genre de détails pousse à se demander à quel point et à quel moment Jukka Viikilä est sérieux, induisant une lecture attentive, aux aguets. Tel personnage exprime-t-il une pensée profonde ou une absurdité ? Comment comprendre le propos liminaire : « Je suis moi-même le modèle de chaque personnage de ce livre. Inutile de réfléchir à quelque correspondance que ce soit avec la vie dite réelle » ? Évidemment, on se met à les chercher…
Entrer dans la dense forme fragmentaire de Réception céleste, dans sa tendance à l’essai, ne se fait pas facilement, mais la précision de l’écriture de Jukka Viikilä est telle qu’on doit résister à l’envie de tout noter, comme autant d’aphorismes : « Rassemble les phrases dites à ton sujet et supporte leur querelle » ; « Je me suis mis à Uber afin de pouvoir conduire jusqu’aux bords du chagrin »… Cette dernière remarque correspond à l’un des personnages les plus réussis, de ceux qui se construisent par leur récurrence. À la suite du deuil de sa femme, Rauno, ancien urbaniste et manager, est devenu chauffeur Uber pour ne plus avoir à exercer d’autorité. Il ne se sent bien qu’en parcourant Helsinki dans sa voiture intelligente. Pendant tout le livre, il transporte un client qui n’arrive à dormir que dans un véhicule en mouvement.

L’autre personnage marquant est l’écorchée vive Minttu, diabétique, experte en drogues et en conflits. Elle écrit, désire passionnément être publiée tout en adoptant une attitude de retrait, elle jalouse et méprise à la fois ceux qui y arrivent, telle son amie Linnea. Peu à peu, on comprend que ces personnage se croisent parfois. Au détour d’une rencontre en librairie, Minttu s’éloigne avec Jan Holm. Mais on ignore ce qui se passe entre eux. Les personnages vivent aussi en dehors de ce roman-kaléidoscope, éclaté et pourtant très cohérent. On y trouve aussi l’architecture des hôpitaux d’Helsinki, l’intérêt pour les montres de luxe, un taxi ambulancier qui décore son appartement avec des graphiques de crises financières et des crêtes de montagnes, l’histoire de la chirurgie cardiaque, le port de Rotterdam, Philip Seymour Hoffmann… Réception céleste est un roman étonnant et important parce qu’il met en son centre l’acte de lire sans le détacher du reste de la vie. Il étend son microcosme autobiographique et urbain grâce aux multiples perspectives qu’ouvre le monde de la lecture.
Comme Pirkko Siasio et Jukka Viikilä, Laura Lindstedt a reçu le prix Finlandia. Avec Sinikka Vuola, elle a écrit 101 façons de tuer son mari, qui, variant les tons et les contraintes, actualise les travaux de l’Oulipo. À la façon d’Exercices de style, leurs 101 textes racontent le même fait divers, trouvé dans un magazine à scandale des années 1980. Après dix-huit ans de mariage, une Finlandaise, Anja, tue d’un coup de fusil son mari norvégien abusif. Au bout de deux procès, elle est acquittée.
Les autrices, dans leur préface, citent Stravinsky : « Plus l’art est contrôlé, limité, travaillé et plus il est libre ». De l’« Acrostiche » à « Un thé extravagant », constitué de citations d’Alice au pays des merveilles, les textes sont virtuoses, fins, surprenants, drôles ou poétiques, souvent glaçants. Cependant, 101 façons de tuer son mari présente un intérêt supplémentaire. La répétition des textes donne à sentir les dix-huit ans de coups et de violences sexuelles, comme la fréquence de ces violences dans la société. « Anagramme » et « Narrateur non fiable » exposent le point de vue du mari, « Chanson à boire », celui de ses compagnons de beuverie. « Demande de communication de documents » adopte le ton juridique. « Lettre » donne la parole à la fille du couple, et « Monologue dramatique » au fusil. « Rugerissante » donne à voir la violence sur la page en une explosion typographique. Ces variations mettent l’acte en contexte, exposent la mentalité d’un homme violent et les dégâts sur les enfants. Elles posent aussi la question de la forme à adopter pour être enfin entendue. Ou suggèrent qu’en dépit de multiples signes on peut ne pas être entendue.
À la fin de leur livre, les autrices ont placé le « Papier peint des horreurs », une liste de femme battues qui se sont libérées de leur tourmenteur en le tuant. Par ses dates et circonstances, un de ces faits divers ressemble étrangement à celui mettant en scène Anja et son mari. Dans leur préface, Laura Lindstedt et Sinikka Vuola questionnent la véracité des faits racontés par l’article, mais elles concluent que ce n’est pas le problème : le syndrome de la femme battue, qui n’arrive pas à échapper à sa situation autrement qu’en tuant son mari violent, a été documenté à de multiples reprises.
La traduction de 101 façons de tuer son mari constitue évidemment un tour de force, réussi avec éclat par Claire Saint-Germain et Aleksi Moine (comme celle de Réception céleste par la première nommée). Dans une postface, les traducteurs expliquent les enjeux spécifiques d’une telle traduction : « s’agirait-il [de traduire le] résultat fini (le texte imprimé en finnois) ou […] la consigne à mettre en œuvre directement en français » ? Concernant des textes de formes très variées, les réponses ont été différentes, faisant de certaines traductions de véritables réécritures en français. Ainsi du 49e texte, « Leitmotiv », pour lequel les traducteurs ont choisi d’utiliser des paragraphes extraits d’En attendant Nadeau, choix dont nous sommes fiers, et qui fait considérer les échos qui peuvent naître entre des textes qui n’ont pas été écrits les uns en fonction des autres.
Comme Réception céleste et La trilogie de Helsinki, 101 façons de tuer son mari joint au plaisir de la lecture le fait de pousser à questionner l’acte de lire. Ce que nous découvrons de la Finlande (il faut aussi mentionner le grand roman d’Anni Kyttömäki, Gorge d’or) nous donne l’image d’une littérature audacieuse, bouillonnante, n’hésitant pas à interroger les formes pour bousculer aussi bien les conformismes sociaux que les traditions génériques. En inscrivant le langage, intense, fervent, au cœur des livres.
Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.