Tuez-les tous ! C’est l’injonction non dite, uniquement sous-entendue et pourtant claire, autant dire claironnée, qui parcourt tout le livre, que pensent, murmurent, appliquent les personnages puissants d’une ville brésilienne — le médecin, le prêtre, les bourgeois riches et blancs.
Mais tuer qui ? Tout ce qui n’est pas pur, c’est-à-dire blanc : tuer les Noirs, les un peu Noirs, et tous les malformés, quelle que soit leur couleur. Des Noirs, il y en a au tout début du livre, des adultes, des enfants. Ces derniers, peu à peu, disparaissent. On ignore où, comment. C’est le suspense de ce récit singulier et pluriel qui énonce des faits, qui les distille avec parcimonie, jusqu’au final sinistre.
La ville, Santa Graça, se situe dans l’état de Minas Gerais, connu pour sa richesse en mines d’or et de diamants, c’est également celui où est née l’écrivaine. Elle le connaît donc bien. Les faits, rapportés par le livre, ont lieu voici presque cent ans. Autant dire dans un temps sans relation avec le nôtre, semble-t-elle suggérer.
De fait, l’histoire qu’elle nous raconte, bien qu’ancrée dans l’espace et le temps, n’en est pas moins intemporelle, insituable. Elle appartient autant à un Brésil des années 30, qu’à l’Allemagne nazie, ou aux contes et légendes, auxquels nous font penser les noms des personnages : Làzaro, Icario, Arcanjo et Isis…
Précisons tout d’abord que le Brésil est une république fédérale composée de 26 états et d’un district fédéral. À l’exception de la dictature militaire (1964-1985), « jamais jusqu’à aujourd’hui, écrivent Guilhermo Roman Borges et Mariana Silvino Paris dans un article paru dans Droit et société le 16 juillet 2021, le système juridique [du Brésil] n’a été à ce point mis au service d’un nettoyage ethnique, racial, sexiste et de classe », ce qui, précisent-ils, « n’a rien d’exceptionnel dans un pays dont le métissage cache des violences sexuelles systématiques contre les femmes et les filles noires et autochtones, au profit du blanchiment de la population. » Et pourtant, le pouvoir actuel a été démocratiquement élu par une majorité significative de Brésiliens, ajoutent-ils. Si ces violences, ce nettoyage sont bien réels, ils se font à bas bruit.

C’est ce que décrit Pur, un récit tout à fait singulier par son dispositif narratif. Nous apprenons ce qui se trame dans la ville de Santa Graça par la voix de ses personnages et uniquement de cette façon-là. Ce qui évoque William Faulkner, notamment Absalon, Absalon !, où les protagonistes nous rapportent les mêmes évènements mais chacun à leur manières. Dans Pur, l’originalité du dispositif est accentuée par sa théâtralisation graphique, le livre devient en quelque sorte la scène sur laquelle se posent, s’entendent, s’exposent des voix, imprimées en lettres capitales :
« DELPHINA VERROUILLE
la porte
DELPHINA ECARTE
les jambes
DELPHINA SE LANGUIT
de Raquel »
Toutefois le théâtre auquel nous avons affaire est un théâtre immobile, c’est du moins l’impression que le lecteur ressent, un échiquier sur lequel les pions, clairs ou sombres, jouent leur partie sans se déplacer bien qu’avec l’intention de vaincre l’adversaire ou de lui résister, le combat aboutissant à un « échec et mat », dont ici sont victimes les non Blancs.
Ce qui n’empêche nullement ces voix, ces personnages, d’avoir leurs particularités, d’être vivants et émouvants ou scandaleux et terrifiants. Dans la première partie du livre, le petit Ìcario, enfant handicapé, dont les parents sont blancs, aisé, et Isis, la bonne noire de la maison, occupent beaucoup la scène et retiennent l’attention. Tous deux s’expriment dans un langage qui n’est pas réaliste, identique à celui des patrons cultivés. Ìcario n’apprend rien à l’école, Isis ne l’a jamais connue, mais ce n’est pas gênant, le vrai se trouve dans les rapports qu’ils entretiennent entre eux et dans ce qu’ils comprennent du sort de ceux qui leur ressemblent, du sort qui les attend. Ìcario est un Blanc, Isis est une bonne, et pourtant l’un et l’autre n’ont aucun doute sur la menace qui pèse sur eux. On tremble, on s’impatiente de leurs propos, de leur sagacité embarrassée. « Ìris m’a dit, se raconte Ìcario, que ma grand-mère, ma mère et mon père sont dégoûtés de toutes les mains noires, mais ils trouvent ça normal de manger les plats qu’elles préparent, de dormir dans les lits qu’elles font, de porter les vêtements qu’elles lavent et repassent. »
On les voudrait plus décidés, et moins dociles. Car ils sont attachants, et ce sont bien les seuls à l’être dans ce livre terrible. Sans rien trahir des leurs ni de leur condition, ils s’en évadent par la pensée, se rapprochent l’un de l’autre, se protègent tendrement dans un monde où l’amour est exclu. « Il prend trop de médicaments, pense Ìris d’Ìcario. Les gens pensent qu’il est un peu fêlé mais ce gamin a tout simplement des idées fixes. Il réfléchit trop. J’ai trouvé un crayon à la maison et je le lui ai donné pour qu’il dessine. »
Le récit perd un peu de son pouvoir critique quand Ìcario s’absente et qu’apparaît Helga, le pendant féminin du méchant Làzaro, celle qui prétend savoir s’occuper des enfants et qui professe un eugénisme illimité. Ses convictions, doublées par les nouvelles de la radio sur l’avenir radieux d’une ville modèle quant à la purification, sont trop répétitives et transforment le texte en pamphlet politique. Ce qui n’était pas nécessaire, on avait bien compris.
Il n’empêche que ce conte, qui n’en pas tout à fait un, ressemble à s’y méprendre au réel qui nous cerne, dont nous captons, jour après jour, les nouvelles alarmantes. « Depuis que l’histoire de la disparition des garçons aux caramels s’est répandue à Santa Graça, ces misérables de Mata Cavalo ont commencé à garder leurs petits Noirs à la maison. Elles disent qu’ils sont en danger et certaines assurent même qu’ils ne se sont pas rendus au village voisin, mais qu’ils ont été enlevés », déclare Olavo, le mari d’Ondina et le père d’Ìcario. Olavo a un double visage : il est pour l’extermination des Noirs mais ne rêve que d’Iris ; il professe un amour absolu pour son fils et ne veut que sa mort.
« OLAVO PENSE :
Envole-t-oi, Ìcaro, envole-toi. Meurs, Ìcaro.
IRIS RAMASSE
la saleté par terre.
OLAVO OBSERVE
Ìris à quatre pattes. »
De même, le prêtre, père Arcango, que tous prennent pour un saint, à qui Ìris dit tout dans le confessionnal, est un donneur, un hypocrite, obsédé par l’amour des garçons. Qu’il assouvit sur Làzaro, le méchant de la bande, le « pur » revendiqué, l’enfant de nulle part, recueilli, élevé par trois vieilles inquiétantes, les trois Parques de l’histoire. « Hier, remarque Ìcario, je l’ai vu couper les pattes d’une grenouille et coller un os de poulet de chaque côté. J’ai peur de Làzaro mais je ne veux pas qu’il le sache. »
Nara Vidal nous donne là un livre fort, original, superbement traduit par Mathieu Dosse. Le génocide qu’elle nous raconte est pareil à maints autres, qui naissent ou qui perdurent, à travers la planète. Il n’est pas qu’horrifiant, il est un canevas, une sorte d’échantillon, en cela il fait froid dans le dos. L’écrivaine brésilienne nous convainc que le mal est rampant, insidieux, et que les assassins sont déjà parmi nous.