« Quasiment comme le Messie »

Des années 1970 à sa mort en 2012, l’Américaine Adrienne Rich, intellectuelle et poète, a connu une très grande célébrité. À chacune de ses lectures et conférences, elle était attendue « quasiment comme le Messie », rappelle sa biographe Hilary Holladay. Ses textes politiques et poétiques restent cependant assez ignorés en France. La parution récente d’un recueil de ses poèmes datant de 1978, Le rêve d’un langage commun (qui fait suite à une parution en 2024 de Plonger dans l’épave), et d’un bref essai de 1977 permet de se faire une idée de la poète et de l’activiste qu’elle était.

Adrienne Rich | Le rêve d’un langage commun. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Shira Abramovich et Lénaïg Cariou. Édition bilingue. L’Arche, 176 p., 19 €  
Adrienne Rich | Le sens de notre amour pour les femmes. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie Chuvin. Les Prouesses, 36 p., 10 €

Adrienne Rich apparaît aujourd’hui comme un écrivain plus convaincant par l’expression d’idées et d’émotions fortes que par celle d’une pensée construite ou d’un travail littéraire très original. En effet, son talent a consisté avant tout à exprimer de manière pugnace et radicale les préoccupations des mouvements protestataires de son époque. D’abord tournée vers le pacifisme, puis la justice raciale et sociale, elle s’est ensuite consacrée aux luttes féministes et c’est en tant que militante féministe lesbienne qu’elle s’est fait connaître et a écrit ses textes les plus marquants. À partir des années 1970, nombre de ceux-ci constituaient les lectures d’une génération de jeunes femmes et figuraient dans les cursus universitaires : en prose, Naitre d’une femme, La contrainte à l’hétérosexualité, Le sens de notre amour pour les femmes ; en poésie, des poèmes comme « Les tigres de tante Jennifer », « Plonger dans l’épave», « Pouvoir », « Poème flottant », « Poème 1 » (ces trois derniers tirés du Rêve d’un langage commun). 

L’opuscule Le sens de l’amour pour les femmes donne un exemple de la fougue de sa réflexion. Texte de circonstance, écrit pour la New York Lesbian Pride de 1977, il reprend deux espoirs qu’a toujours énoncés l’écrivaine : que le mouvement féministe puisse et sache penser les revendications lesbiennes et qu’un amour entre femmes (sexuel ou non), toujours en « expansion », devienne source de libération et d’empouvoirement. Les utopies de 1968 étaient encore vivaces.

Adrienne Rich, Le rêve d’un langage commun, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Shira Abramovitch et  Lénaïg Cariou, Edition bilingue, L’Arche editeur,  176 p., 19 €   Adrienne Rich, Le sens de notre amour pour les femmes,
Adrienne Rich et Susan Sherman (1983) © CC BY-SA 4.0/Colleen McKay/WikiCommons

Le rêve d’un langage commun est un recueil de poésie dans lequel les préoccupations féminines sont essentielles mais où, bien sûr, l’ambition littéraire prime. Écrit entre 1974 et 1977, il se compose de trois sections, « Pouvoir », « Vingt et Un Poèmes », « Pas ailleurs, ici », dont seule la deuxième, la plus intime, a une solide unité stylistique et thématique.

Les grandes préoccupations richiennes (la souffrance, le courage, l’inventivité et la solidarité féminines) s’y expriment, en particulier dans des portraits comme ceux de Marie Curie, d’une alpiniste soviétique morte dans l’ascension du pic Lénine, de Käthe Kollwitz, de la peintre Paula Becker… Le poème sur Marie Curie, un des plus connus de Rich, après avoir rappelé le poids de l’Histoire, se tourne vers le personnage de la physicienne pour mettre en parallèle le triomphe que représente sa découverte du radium, le « pouvoir » et la destruction qu’il a apportés : « elle est morte niant / ses blessures / niant que / ses blessures venaient de la même source que son pouvoir ». 

Placé au début du recueil, sa tonalité et sa thématique préfigurent celles de tout l’ensemble. Les poèmes qui lui succèdent vont ensuite, chacun à sa manière, dénoncer le sort des femmes à l’intérieur d’un monde patriarcal qui n’a pour elles que des « rêves rances » et réfléchir à la possibilité d’une autre existence. Peut-être pour cela faudrait-il, suggère Rich, « un langage commun » qui crée « un lien nouveau ».  

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Le rêve d’un langage commun contient donc les préoccupations essentielles, politiques et intimes, de Rich : colère contre le patriarcat et l’hétéronormativité, désir d’une relation harmonieuse entre femmes et d’un apaisement de soi. La présentation directe de ces idées est dans certains poèmes encombrante tandis que, filtrée au travers de sa vie personnelle et amoureuse comme dans « Vingt et Un Poèmes » (qui cependant n’échappe pas par moments au pathétique et au sentimental), elle touche.

Rich lyrique et apaisée, quoique un peu convenue, sonne juste :

Dormir, tourner à tour de rôle comme des planètes en rotation

dans leur prairie de minuit :

un contact est suffisant pour nous rappeler

que nous ne sommes pas seules dans l’univers, même endormies.

Mais l’apaisement n’est pas la caractéristique principale du Rêve d’un langage commun, pas plus que la distance et l’ambiguïté ; l’émotion, l’intensité, le didactisme, l’oraculaire dominent. Et donc, après avoir fermé le recueil, le lecteur peut se demander, comme Helen Vendler, contemporaine de Rich et spécialiste de poésie américaine, si « la volonté morale n’y occup[e] pas un rôle prépondérant et n’étouff[e] pas le flot vivifiant de l’imagination », bref si la poésie parvient ici à survivre au « message », à l’emphase, au stéréotype. Le lecteur à la sensibilité plus activiste ou historique que poétique ne se posera pas la question et, même s’il ne voit pas Rich en « Messie », il pourra considérer Le rêve d’un langage commun comme l’expression d’un moment de la lutte des femmes.