Le gris du calicot

Sur un canevas vieux comme le monde – Boy meets Girl, ou, plutôt, Girl meets Boy, pour tenir compte des temps « They are A-changin’ » –, Karl Geary brode un deuxième roman étonnant qui confirme la réussite de Vera. Toujours situé dans le Dublin des années 1980, le récit à la première personne flirte avec les clichés du misérabilisme, mais sans excès, tel un romancier équilibriste qui sait décidément autant effiler que piquer.

Karl Geary | Juno et Legs. Trad. de l’anglais (Irlande) par Céline Leroy. L’Olivier, 368 p., 23 €

Elle coud, il dessine. Sur la Singer de sa défunte mère, pour la première. Des coquelicots, de la même couleur que ses Dr Martens rouge, pour le second. Tout à leur fureur de vivre, Juno et Legs ruent dans les brancards, entre leurs douze et dix-huit ans : « Qu’ils aillent se faire foutre ! » Surnommée Fifi Brindacier en raison de ses cheveux roux en pétard, Juno est une poupée qui fait non… non… non… non ; Legs, ainsi surnommé en raison de ses longues jambes maigres, est un garçon qui aime les garçons et joue avec le feu. Coriaces, surtout elle, ils s’aiment d’amitié dans le Dublin des années 1980, qui sont aussi les années SIDA.

À la maison comme à l’école catholique, où sévissent pères sadiques et sœurs qui le sont à peine moins, ils ont beaucoup encaissé – torgnoles, coup de règles sur les mains, sévices divers et variés. Avant de passer à l’attaque et d’envoyer tout promener. Qui s’y frotte s’y pique. Quand Juno perd sa mère, le seul être auquel elle était réellement attachée, elle se retrouve à la rue, à battre le pavé. Le roman d’apprentissage renoue alors avec les accents noirs et rageurs d’un Charles Dickens (Oliver Twist) ou d’une Charlotte Brontë (Jane Eyre).

À la fin, Legs, qu’on a longtemps mené en bateau et dont la maladie s’est aggravée, quittera l’Irlande, destination Le Havre (!), sur un ferry au nom prédestiné, l’« Oscar Wilde ». Quant à Juno(n), déesse de la vitalité, de la jeunesse et de la fécondité, au temps des Romains du moins, c’est la responsable de la bibliothèque publique où elle trouve souvent refuge, une certaine Mme H, prénommée Molly, qui la recueillera. Le temps pour la délinquante au grand cœur de se refaire une (petite) santé. « Et soudain, dans la foule, vous croisez le regard d’un autre humain, et le poids sur vos épaules s’allège, comme après la communion » (Andreï Tarkovski, cité en exergue de la troisième et dernière partie du livre). 

Réparer les vivants se fait donc par les livres, en déduit-on. Ce que confirmerait le système à triple entrée adopté par Geary, apparemment désireux de conférer un arrière-plan intellectuel, voire savant (avec une référence à Susan Sontag, l’autrice de Devant la douleur des autres), à une intrigue simple et linéaire, où l’émotion se suffit pourtant à elle-même. Les citations en question sont fortes, à l’image du proverbe africain convoqué très tôt – « Si les jeunes ne sont pas initiés dans le village, ils le brûleront juste pour sentir sa chaleur » –, mais elles introduisent un décalage, dans le ton et le registre, à l’origine d’une relative perplexité : le romancier ne ferait-il pas suffisamment confiance à la fiction pour traiter de la dimension éthique de son propos ? 

Karl Geary, Juno et Legs
Publicité Singer « Romeo and Juliet » (1870–1900) (détail) © CC0/Boston Public Library

Ainsi réduit à l’os, le roman ne vaudrait sans doute pas qu’on s’y attarde. Mais ce serait passer sous silence l’écriture, les « mots tirés d’un lieu brillant et tumultueux, une ravine secrète forgée d’amour », que Céline Leroy, la traductrice, restitue avec la verdeur crue de l’original. Une langue d’artisan, passé maître dans un art plus qu’ancestral. Celui consistant à tresser les mots et les histoires. Et Karl Geary de confier qu’à Glasgow, où il réside, l’ancien acteur devenu écrivain et scénariste a suivi des cours de couture, réalisant à cette occasion une robe bonne à jeter à la poubelle, mais dont il se montre extrêmement fier. C’est de la même fierté que témoigne Juno quand elle confectionne, à partir de fripes usées, une superbe veste vintage dont elle fera don à Legs. Agnes, la patronne du Décrochez-moi-ça où elle travaille, l’encourage dans cette voie : « Il existait une tradition, m’avait raconté Agnes, qui consistait à coudre ou broder les ourlets des vêtements en prison, dans les camps d’internement ou quand les hommes partaient à la guerre. Des fois pour ne pas oublier, des fois pour ne pas être oublié. Le nom d’un enfant, d’un amant, d’une fleur du pays. »

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Et c’est ainsi, à travers les fringues, que revivent les gens qui les portaient. Mémoire et couture. Le récit s’ouvre sur la robe de mariée que remonte la mère de Juno et s’achève sur le mot « manteau », en signe d’un partage qu’on croyait impossible. Tel « tablier en panne de velours bleu roi », tel « patchwork de chutes [faisant] comme des pétales aux pieds de ma mère », tel « jogging rose flashy », fournissent l’étoffe de chatoyants travaux d’aiguille à même de composer avec la grisaille ambiante. Au propre comme au figuré, tissus, vêtements, habits, surtout d’occasion ou d’emprunt, fonctionnent comme la doublure de l’écriture, remodelant au passage les contours brouillés de la ville : « à travers les rideaux, loin de l’autre côté de la dentelle qui virait au marron vers les ballons de nuages qui jonchaient les montagnes et les collines de Dublin en un doux patchwork de gris calicot ». Toutes choses égales par ailleurs, l’insistance sur « la précieuse matière du tout petit pan de mur » gris, et non jaune, a rappelé au présent lecteur tout à la fois Marcel Proust (La Prisonnière) et le beau film de Maryam Touzani, Le Bleu du caftan (2022), à la si forte vibration textile. 

Qu’on ne s’y trompe pas. Sous la poésie délabrée de la dèche, avec « les bulles et les cloques de vieillesse, les écailles de peinture qui tombaient et dansaient avec les emballages de bonbons et les mégots de Player’s », palpite quelque chose d’âpre, l’équivalent d’une blessure toujours à vif. S’agissant du spectacle offert par la pauvreté à un voisinage « se délectant du tapage comme on suce des bonbons », la conscience que Geary porte en bandoulière se veut sans illusion.