En bref : grand écart

Voici quelques textes classiques réédités : celui sur le langage du psychologue russe Lev S. Vygotski, et celui sur la condition ouvrière en 1947 aux États-Unis de Paul Romano, suivis d’une exégèse quasi borgésienne du Tintin de Hergé par Olivier Roche. Deux ouvrages déplacent cette chronique vers l’actualité, un portrait de l’Ukraine du quotidien en guerre par l’écrivain ukrainien Artem Chapeye, et le livre extravagant, parfois cruel, du romancier roumain Christian Fulas.

Lev S. Vygotski | Pensée et langage. Trad. du russe par Françoise Sève. Suivi d’un « Commentaire » de Jean Piaget. La Dispute, 552 p., 40 €

Cette réédition de la traduction de l’œuvre clef de Vygotski par Françoise Sève est bienvenue, non seulement parce qu’elle permet, une nouvelle fois, de prendre la mesure de l’originalité et de l’importance du grand psychologue russe, mort prématurément en 1934, après une décennie de travail acharné dans la Russie soviétique qui commençait à se méfier de ses conceptions. Vygotski appartient à une période de l’histoire de la psychologie où l’influence des idées de Piaget et de Freud était dominante en Europe, alors que le behaviourisme triomphait aux États-Unis (mais aussi en Russie, où Pavlov était la référence). Parti de Piaget, Vygotski s’intéresse au développement du langage chez l’enfant, et critique sa théorie de la formation « égocentrique » des concepts à partir de schémas d’action. Selon le psychologue russe, il faut beaucoup plus insérer dans le contexte de l’apprentissage social et culturel le développement du psychisme.

L’influence marxiste est évidente, mais elle n’est jamais, comme elle le sera plus tard, une entrave à la pensée, elle élargit au contraire la théorie vygotskienne dans des directions qui seront redécouvertes plus tard par des auteurs comme Jerome Bruner. Le dialogue avec Piaget est passionnant, même aujourd’hui que la psychologie du développement a pris d’autres directions, en se dégageant peu à peu des conceptions innéistes de Chomsky, comme on le voit dans les travaux de Susan Carey et d’Elisabeth Spelke sur le développement des concepts chez l’enfant. Pour les philosophes, il est bon aussi de relire Vygotski, car on leur a tellement répété, Merleau-Ponty et Wittgenstein à l’appui, que la pensée n’était autre que le langage, et le langage un instrument essentiellement communicationnel et social, que les conceptions cognitivistes, qui mettent la pensée en avant et antérieurement au langage, ont fini par être ignorées. À tort, et le grand Russe apparaît toujours comme un pionnier. Pascal Engel

Paul Romano | L’ouvrier américain. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Philippe Guillaume. Héros-Limite, 126 p., 16 €

Initialement publié en 1947, à l’instigation d’une composante du Socialist Worker Party, parti trotskyste américain, L’ouvrier américain avait été repris en français deux ans plus tard dans la revue Socialisme ou Barbarie, du mouvement éponyme fondé par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort. Il s’agit d’une « enquête ouvrière », moyen d’une expression directe de la « parole ouvrière », donnant à entendre les capacités d’action autonome des travailleurs et travailleuses, une aspiration qu’on ne nommait pas encore « autogestion ». Sa réalisation fut confiée à Phil Singers, un jeune ouvrier des usines d’automobiles General Motors, qui signa sous le pseudonyme Paul Romano.

La dénonciation de la « bureaucratie syndicale » et de ses aveuglements, voire de ses compromissions, est suivie d’une attention aux revendications et propositions d’action formulées par la base qui retiendra l’intérêt militant de ceux qui se réclament aujourd’hui de pratiques démocratiques « horizontales », sous des formes naturellement renouvelées. D’autres verront avant tout dans cet ouvrage un témoignage historique de grand intérêt, s’agissant en premier lieu du quotidien des ouvriers américains à l’heure où la loi Taft-Harvey bridait comme jamais la liberté syndicale et les mutations sociologiques et politiques consécutives à la Seconde Guerre mondiale. Celles-ci sont abordées via le rôle et la place des anciens combattants, des femmes ou, plus longuement, du « nouveau noir », revenu transformé par la guerre. Susceptibles de porter une parole forte, ces groupes n’évitent pas, pour autant, le racisme ordinaire anti Noirs, prévalant dans le monde du travail sans épargner le syndicat. Mais une autre lecture est possible, attirée par « l’universalité concrète » de bien des pages qui résonnent avec tant de témoignages ouvriers sur le monde du travail aujourd’hui. Il s’agit tout particulièrement des pages qui abordent les conditions et l’organisation du travail, les accidents du travail et la santé, l’attente du « vendredi », la gestion qui étouffe une « spontanéité créative » qui ne demanderait qu’à s’investir et les atteintes à ce que devrait être la vie. C’était pourtant il y a plus de trois quarts de siècle, et ce petit livre devient un témoignage bien involontaire des dégradations contemporaines du travail. Danielle Tartakowsky

Olivier Roche | Tintin, bibliographie d’un mythe. 2014-2024. Préface d’Albert Algoud. Les Impressions nouvelles, 312 p., 30 €
Tintin, Paul Romano, Pensée et langage
À Bruxelles, l’enseigne lumineuse géante au sommet de l’« immeuble Tintin », siège des éditions Le Lombard © CC BY-SA 4.0/Stefflater/WikiCommons

L’exégèse de l’œuvre de Hergé est devenue borgésienne. Bibliographe critique des savoirs épars sur Tintin, Olivier Roche catalogue plus de 300 nouveaux titres sur Hergé et son art. Un tel engouement critique exigeait cette mise en sens. Les Aventures de Tintin ou 24 titres achevés et parus de 1930 à 1976… 18 173 cases… 270 millions d’albums vendus et traduits dans 140 langues et dialectes : cette saga cosmopolite « est une quête du bien dans la violence de l’histoire du XXe siècle » (Michel Porret, Objectif Hergé, PUM). Si Hergé meurt en 1983, Tintin, reporter intrépide, est éternel au panthéon des imaginaires sociaux. Lié à la mystique de l’aventure, il incarne un inoxydable mythe contemporain. En atteste la relation parodique due à un millier de plagiats de ses exploits selon l’Anthologie des parodies, pastiches et hommages (édition privée, 2015).

La glose de l’œuvre hergéenne est phénoménale selon Tintin, bibliographie d’un mythe. 2014-2024, illustré en couleurs avec la première de couverture de chaque ouvrage catalogué. Érudit de la culture « tintinophile », éditeur du fanzine électronique La Houpette libérée sur les usages contemporains de Tintin, complétant son premier TBM (2014), Roche catalogue donc 300 nouveaux titres de littérature secondaire dédiée au corpus hergéen. Sept parties (1. Textes et versions. 2. Études critiques. 3. Amplifications imaginaires. 4. Hergé, et après… 5. L’auteur. 6. Ouvrages étrangers non traduits. 7. Périodiques et séries) cadrent cette bibliographie critique et matérielle de « métatintinologie » ou savoirs sur Hergé. En émergent les essais d’éditeurs commerciaux ainsi que les ouvrages publiés en circuits privés, loin de la censure des ayants-droit. S’y ajoutent 50 numéros spéciaux de périodiques sur Hergé ou Tintin. Avec plus de 700 titres indexés depuis le TBM 2014, cette bibliographie critique enrichit infiniment l’exégèse hergéenne. On la referme en songeant aux quatre numéros de L’Outipo (2017-2019), soit Ouvroir de tintinerie potentielle, écho à l’Ouvroir de Littérature potentielle, cofondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et Raymond Queneau ! Tonnerre de Brest ! Tintin, quelle histoire, même là où on ne l’attend pas ! Michel Porret

Artem Chapeye | The Ukraine. Les éditions Bleu et Jaune, 300 p., 22,90 €

Ce n’est sans doute pas une consolation de se dire que la guerre aura fait mûrir une génération d’écrivains de talent, qui ont su expliquer leur destin dans cette guerre, le rôle de leur pays, le sens de leur action, et en des termes qui relèvent de la belle littérature. Artem Chapeye fera à coup sûr partie de ceux-là. Écrivain et traducteur, le déclenchement de l’invasion de 2022 va accélérer le tour de sa vocation et de sa vie. Anglophone, traducteur, il a déjà su transcrire ce que fut son engagement et celui de ses semblables avec un beau récit, Les gens ordinaires ne portent pas de kalachnikov (Bayard, 2024). Il y raconte son arrivée dans l’armée, lui qui est pacifiste, féministe, de gauche, et plutôt réfractaire à la violence. Il restitue aussi la diversité de ce milieu, où se côtoient dans les tranchées les personnages les plus disparates, toutes positions politiques ou religieuses confondues, et y conservant leurs habitudes.

Dans The Ukraine, Chapeye caresse avec dextérité le conte, le plaisir de la narration, du dialogue, de l’échange, sans jamais nuire à la gravité des moments. L’auteur parcourt le pays en guerre et le fait découvrir, à la rencontre d’innombrables protagonistes, réels ou imaginaires. Les personnages dialoguent, s’insultent, ont des positions paradoxales, parlent de la politique ou l’évitent, du patriotisme ou s’en méfient. Une vraie société turbulente, très vivante.

Il y a un côté journaliste chez Chapeye, au sens kobzar du terme, du nom de ces chanteurs troubadours qui parcouraient le pays au début du XXe siècle, s’accompagnant de leurs mélopées dont ils adaptaient continuellement les paroles. On apprend ainsi sur le pays autant qu’en lisant les journaux : ce sont des romans écrits « à chaud », transpositions de situations vécues, de rencontres réelles ou possibles, multiplication de lieux ou de circonstances qui ouvrent à toutes les dimensions d’une guerre comme celle-là. 

Et on retrouve chez Chapeye la verve savoureuse et humoristique d’un écrivain comme Andreï Kourkov, son aîné, cette génération d’avant qui donne des ailes à la nouvelle. Annie Daubenton

Cristian Fulas | La pire espèce. Trad. du roumain par Florica et Jean-Louis Courriol. La Peuplade, 428 p., 24 €

Le premier roman traduit d’un des auteurs roumains les plus appréciés de la nouvelle génération est une remarquable caricature, teintée parfois d’un humour cruel, des milieux dirigeants de la Roumanie, trente-cinq ans après la chute du national-communisme de Ceausescu. Ils règnent sur une société minée par la corruption et les jeux occultes de pouvoirs présentés nus et sans ambages. Ici, ce sont surtout les jeux d’argent et d’influence sur fond de trafics occultes, de frime et d’investissements immobiliers. Cristian Fulas entremêle plusieurs intrigues, financières ou sexuelles (peut-être amoureuses), au sein de « la pire espèce » de ces dirigeants, certains directement héritiers de l’ancienne police politique communiste. Un pouvoir parallèle incarné par un personnage « qui avait ses pions dans toutes les grandes compagnies publiques », les « secteurs de l’énergie et des communications étaient dans sa poche », il était « l’homme le plus puissant du pays après le président, sinon le plus puissant ».

Au centre du récit, un homme de main aussi impressionnant qu’insupportable. Il est à la tête d’une puissante société de gardiennage dans un ensemble immobilier, il maintient l’ordre et protège bien d’autres choses au service occulte du chef du gouvernement. L’auteur emmène ses lecteurs dans des milieux ultra riches et corrompus, qui achètent des journalistes ou des écrivains, de même que des vêtements de luxe ou des femmes couvertes de bijoux qui vendent leur corps avec plaisir. La plupart, principalement les chefs occultes, communiquent par petits gestes. Tout cela en une journée de 400 pages, durant un embouteillage sur voie rapide, entre des réunions obscures et des rendez-vous sexuels.

Et puis voilà que le gouvernement tombe, qu’il faut régler les comptes, chacun en tirant ce qu’il peut, sans pudeur, comme le personnage central qui a bien du mal, à la fin du roman, à trouver du plaisir avec la femme d’un de ses obligés qui, pourtant, attendait ce moment avec une grande excitation. Ce qui tournera mal…

Ces tableaux aux intrigues complexes sont brossés de main de maître par Cristian Fulas. Sa prose est ample, quelques fois bavarde ; elle enivre dans ce monde violent, ridicule, menteur, qui fascine et révulse le lecteur. La langue et le style, magnifiquement servis par les deux traducteurs, font d’ailleurs la force de ce terrible roman addictif. Idéal pour de longues vacances (mais pas en Roumanie !). Jean-Yves Potel