Art et mémoire

Vingt ans après Black is a Color. Une histoire de l’art africain-américain contemporain, qui, à maints égards, constitue également la seule monographie disponible à ce jour en France sur l’artiste David Hammons, Elvan Zabunyan publie Réunir les bouts du monde où elle approfondit la question des relations entre arts et mémoires de l’esclavage aux États-Unis.

Elvan Zabunyan | Réunir les bouts du monde. Art, histoire, esclavage en mémoire. B42, coll. « Culture », 352 p., 24 €

La place occupée par David Hammons y est cette fois moins centrale, sans être moins déterminante pour autant. Elvan Zabunyan commente deux de ses œuvres en particulier qui, chacune à sa manière, illustrent assez bien à la fois le sens de l’art mémoriel ou commémoratif qu’elle étudie et les limites de l’interprétation qu’elle en propose.

La première, intitulée Delta Spirit House, est une installation éphémère qu’a conçue David Hammons en 1985 en collaboration avec la peintre Angela Valeria et l’architecte Jerry Barr, et où se produisirent le temps d’un concert la chanteuse Willie-Mae Wright et le compositeur Sun Ra. La forme et les matériaux de la « maison » devenue ainsi un point de repère inattendu au sud de l’île de Manhattan, dans le quartier de Battery Park, évoquent les « shacks », ces « cabanes » que les esclaves et leurs descendants se construisaient, et que Beverly Buchanan entreprit à la même période de recenser photographiquement avant de les reproduire en modèles réduits.

Elvan Zabunyan consacre à cette artiste majeure des développements d’autant plus essentiels que son œuvre n’a pas encore été montrée en France et qu’à peu près rien n’a été écrit sur elle en français. L’un des livres les plus récents parus en anglais sur Beverly Buchanan, le petit essai d’Amelia Groom intitulé Beverly Buchanan: Marsh Ruins (Afterall Books, 2020, non traduit), porte sur ce monument, Marsh Ruins, lui aussi voué à disparaître. L’artiste l’a en effet bâti dans un marais de Géorgie au début des années 1980 en béton tabby, un mélange de sable, d’eau et de coquilles d’huîtres employé dans l’architecture vernaculaire du Sud, à l’endroit où des déportés igbos s’étaient collectivement donné la mort en 1803 afin d’échapper à leur mise en esclavage.

Elvan Zabunyan, Réunir les bouts du monde. Art, histoire, esclavage en mémoire,
« Bedward Flying to August Town », Evadney Cruickshank (2000) © Cavin-Morris Gallery/Jurate Vecerate.

L’intervention de David Hammons n’était pas destinée, quant à elle, à la commémoration, mais à une forme de remémoration où la mémoire architecturale de l’esclavage faisait soudainement irruption au pied des buildings alors flambant neufs du World Financial Center. Par une troublante coïncidence, pourtant, l’emplacement de la Delta Spirit House se situait tout près du lieu où fut découvert ensuite pour la première fois en 1991 l’un des cimetières noirs datant de la période coloniale qui comprenait une proportion importante de tombes d’esclaves. Résurgence archéologique qui, en redoublant l’incursion artistique qui l’avait précédée, ramenait brutalement à la mémoire des New-Yorkais la présence de nombreux esclaves domestiques dans leur ville au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle (leur affranchissement ayant été décidé en 1799 seulement).

De taille plus modeste, la seconde œuvre de David Hammons à laquelle s’intéresse Elvan Zabunyan n’en est pas moins explicite, ainsi que son titre lui-même l’annonce. Two ou Too Obvious, selon les légendes, soit « deux » ou « trop évident », consiste en une banale tirelire en forme de cochon rose brillant dont l’éventrement révèle qu’elle était emplie de cauris avant d’être brisée. En 1986, dix ans avant que l’artiste ne réalise Too Obvious, les historiens de l’économie Marion Johnson et Jan Hogendorn avaient mis en évidence dans The Shell Money of the Slave Trade (Cambridge University Press, non traduit) le rôle décisif joué par cette monnaie d’échange de l’esclavage à laquelle l’écrivaine Saidiya Hartman, que cite également Elvan Zabunyan, a consacré en 2007 l’un des chapitres les plus précis et incisifs d’À perte de mer, qui vient d’être édité en français chez Brook.

Cette circularité de la mémoire de l’esclavage entre investigation littéraire, recherche universitaire et expérimentations artistiques, lesquelles s’alimentent mutuellement depuis plus longtemps qu’on ne l’imagine souvent, explique que Réunir les bouts du monde compte autant d’œuvres d’art ou de propositions muséales se présentant explicitement comme des reprises d’archives, d’images ou d’objets produits par le passé esclavagiste des États-Unis et ses soubresauts. Celles-ci conforment les « récits enlacés » qui sont l’objet du chapitre premier qu’Elvan Zabunyan sous-titre « Prendre appui sur l’histoire du XIXe siècle » d’une manière dont on ne sait si elle constate un fait ou bien si, à l’image du titre de son livre, elle promeut une forme d’agentivité qui donne toujours à ce type de formules à l’infinitif un côté manuel pratique auquel renoncent les chapitres suivants – « Eau », « Terre », « Feu » et « Air » – qui ne sont pas beaucoup plus inspirants pour autant.

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L’idée d’enlacement correspond pour l’autrice à cette « volonté philosophique et politique partagée faisant de la dispersion et de la fragmentation une question éminemment esthétique » qui impulse son élan aux arts entretenant la mémoire de l’esclavage. Sans contester que cette mémoire soit effectivement dispersée et fragmentée, force est de reconnaître que l’histoire de l’art que retrace Zabunyan met également en lumière une remarquable continuité sur ce sujet. 

Des figures d’anciens esclaves aussi célèbres que Frederick Douglass ou Sojourner Truth, rappelle-t-elle, ont fait des images un usage public aussi réfléchi et maîtrisé que pouvaient l’être leurs écrits et leurs discours. La maxime que fait imprimer Sojourner Truth sur ses portraits cartes de visites à partir de 1864 – « I sell the shadow to support the substance » (« Je vends l’ombre pour soutenir la substance ») – en fournit une preuve aussi fulgurante qu’exemplaire. De même, les cartes et diagrammes relatifs à la situation socio-économique, foncière et politique des Africains-Américains que met au point le sociologue W. E. B. Du Bois avec ses étudiants de l’université d’Atlanta avant de les présenter à l’Exposition universelle de 1900 à Paris sont d’une qualité graphique telle qu’elle explique aisément qu’un artiste conceptuel comme Cameron Rowland les ait repris un peu plus d’un siècle plus tard pour l’un de ses projets les plus ambitieux (Depreciation, 2018).

Elvan Zabunyan, Réunir les bouts du monde. Art, histoire, esclavage en mémoire,
« Ain’t I A Woman ? », Women’s Liberation (nº 1, 26 juin 1970) © Library of Congress, Prints & Photographs Division, FSA / OWI Collection.

L’insistance d’Elvan Zabunyan sur la discontinuité, qui ne saurait être réduite à un postulat de sa part, il vaut d’y insister, l’amène toutefois à préférer au champ sémantique du filage continu celui du retissage permanent. Ce qui là encore n’est pas illégitime, ni improductif intellectuellement, mais qui finit par accorder d’une main un relatif monopole à l’art, dans la mesure où, selon l’autrice, « la pratique d’une histoire qui semblerait insaisissable se fait par l’art », et que « seule la puissance de l’art et de la littérature peut produire une transcription de ce genre d’événement », et, de l’autre, à lui prêter des vertus intrinsèques, qu’elles soient de nature résiliente quand Elvan Zabunyan affirme que, « par la grâce poétique et politique de l’art, les vies résistent aux noyades, aux requins, à la faim, aux effrois de la cale, aux ignominies d’un destin », ou bien réparatrice lorsqu’elle soutient qu’« afin de réunir les fragments brisés de l’histoire et de l’origine, la Relation et l’art sont les parfaits remèdes à l’éclatement traumatique ».

Or, il n’est pas certain que des œuvres d’art soient en mesure de réparer quoi que ce soit, ni qu’il soit dans l’intention d’un artiste comme David Hammons de remédier « à l’éclatement traumatique ». Il pourrait tout aussi bien – et peut-être davantage – s’agir de s’y mesurer afin d’y confronter du même coup ses semblables. À cet égard, certaines des œuvres qu’a réunies Elvan Zabunyan au Centre d’art contemporain d’Ivry pour l’exposition « Correspondance. Lire Angela Davis, Audre Lord, Toni Morrison » qui s’y tient depuis la fin de l’été jusqu’au début de l’hiver, proposent bien, outre celles que contiennent les archives des trois autrices en libre consultation, des formes de confrontation filant la mémoire de l’esclavage en y entretissant d’autres mémoires, tout en détricotant – pour user la métaphore jusqu’à la corde – celle de l’histoire de l’art.

Les deux pièces courbes de l’installation de Kapwani Kiwanga, silhouettes géométriques peintes en noir et porteuses l’une et l’autre d’une lueur (Glow est leur titre), procèdent ainsi par double renvoi : historiquement, elles évoquent les Lantern Laws en vigueur à New York au XVIIIe siècle qui imposaient aux personnes noires, esclaves ou non, de se déplacer la nuit munies d’une lanterne, lois que l’artiste a découvertes grâce au livre de Simone Browne, Dark Matters, paru en 2015 (Duke University Press, non traduit) ; tandis qu’artistiquement elles adoptent le style de l’art conceptuel et minimaliste, dont Kiwanga trouble l’apparente neutralité politique et historique dont il s’est longtemps prévalu avant que des artistes comme elle n’entreprennent d’en questionner les présupposés.

Quoiqu’il s’inscrive a priori dans un tout autre registre, l’Herbier résistant Rosa Luxemburg qu’a composé Paula Valero Comin à l’occasion de l’exposition du Crédac jongle pareillement avec les références. Tout en rendant hommage à l’herbier qu’avait composé en prison Rosa Luxemburg dans les années 1915-1918, le choix thématique de l’artiste glisse une discrète allusion au rôle longtemps passé sous silence des femmes dans le développement scientifique de la botanique, jusqu’à produire ce recueil hybride, à l’intersection de la science, de la politique et de l’histoire, par lequel Paula Valero Comin met en correspondance des espèces végétales avec des figures féminines remarquables.

Dans ce cas précis, on objectera sans doute que la confrontation est plutôt de basse intensité, et qu’en réalité, dans l’esprit de ceux qui les parcourent plus ou moins innocemment, ces feuillets sont susceptibles de ne faire « pas plus d’effet que la piqûre d’une puce », comme le lança un jour un homme à Sojourner Truth à propos de ses discours. À quoi l’ancienne esclave lui répondit aussitôt, rappelle Elvan Zabunyan : « I’ll keep you scratching », « je continuerai à vous gratter ».