Le jardin secret de Rosa Luxemburg

On croyait tout savoir sur Rosa Luxemburg, assassinée le 15 janvier 1919 à Berlin en même temps que son ami Karl Liebknecht. Cet Herbier de prison vient à propos nous démontrer qu’il n’en était rien : celle que l’histoire a figée dans sa posture d’icône révolutionnaire avait aussi d’autres passions et d’autres talents, occultés par son activité militante. Si elles transparaissaient déjà dans divers extraits de sa correspondance, publiés en France par Gilbert Badia, et dont une traduction complète est en cours aux éditions Smolny, cet ouvrage édité par Muriel Pic apporte une preuve supplémentaire (et illustrée) que son engagement politique n’a jamais tout à fait tué en elle la femme de science amoureuse de la vie et de la nature.

Rosa Luxemburg | Herbier de prison (1915-1918). Édition établie et préfacée par Muriel Pic. Textes traduits par Claude Weill, Gilbert Badia, Irène Petit et Muriel Pic. Héros-Limite, 360 p., 36 €

Révélé au grand public au début des années 2000 et publié aujourd’hui pour la première fois en français, l’herbier que Rosa Luxemburg dit avoir commencé en mai 1913 (lettre du 9 avril 1915 à Mathilde Jacob) a été pour une bonne part réalisé dans ses différents lieux de détention. Consacrer son inactivité forcée à un ouvrage qui lui tenait à cœur permit à la militante incarcérée de moins souffrir de sa mise à l’écart alors que la guerre continuait, que la Russie était en pleine révolution, et l’Allemagne en effervescence à la tribune comme dans la rue. Emprisonnée par deux fois, en 1915 puis en 1916, Rosa Luxemburg passa de longs mois en cellule et ne fut libérée que le 8 novembre 1918, pour être assassinée deux mois plus tard.

Rosa Luxemburg : Herbier de prison 1915-1918
Herbier de Rosa Luxemburg (23 septembre 1915-2 janvier 1916) © Héros-Limite

Entre Berlin, Wronke (aujourd’hui en Pologne) et Breslau (Wroclaw, également en Pologne), elle fut soumise à des régimes disciplinaires plus ou moins stricts qui lui laissèrent le loisir de lire et de travailler, parfois même de sortir escortée – occasion unique de rapporter quelques plantes : les plus humbles avaient sa préférence, comme pour les humains. Des amies comme Clara Zetkin ou Sophie Liebknecht se chargeaient de lui envoyer celles qu’elle demandait : leurs échanges épistolaires à propos de l’herbier étaient-ils innocents, ou lui ont-ils permis de déjouer la censure, de garder le contact avec les responsables de la Ligue spartakiste qu’elle avait fondée en 1914 avec Karl Liebknecht ? Un langage codé, version inédite du « langage des fleurs » ? Impossible de le dire. 

Son emprisonnement, la brièveté de sa participation ultérieure au Parti communiste allemand fondé peu de temps avant sa disparition, sa mort dramatique enfin, permirent à Rosa Luxemburg d’incarner cinquante ans plus tard le type de l’héroïne rebelle à tout pouvoir autoritaire qui sacrifierait le peuple aux idéologies : les mouvements libertaires de 1968 ont-ils vu juste, ou livré une version remaniée de la figure légendaire de martyre de la révolution que Rosa Luxemburg était déjà devenue ? Ce livre ne permet évidemment pas de trancher, mais il contient des pièces intéressantes à verser au dossier. Car, outre la reproduction des planches de son herbier qui livrent quelque chose d’elle-même, il offre un choix de lettres qui éclairent d’un jour nouveau cette femme d’un autre siècle qui semble bien avoir anticipé le nôtre en mettant, ne serait-ce que timidement, la nature au centre des réflexions politiques et de l’organisation de la vie sociale.

Rivée à sa table, ou observant tout ce qui peut s’offrir à son regard, elle se souvient des études scientifiques qu’elle a abandonnées jadis à Zurich pour devenir en 1897 la première femme docteure en économie. Mais les intellectuels socialistes dont elle fait partie ne s’efforcent-ils pas de comprendre et d’interpréter le monde au même titre que les scientifiques, d’en dégager des lois, de donner sens à la vie des hommes en analysant leur histoire comme on analyse ailleurs leur environnement naturel, avec des moyens de plus en plus sophistiqués ? Les lettres de Rosa Luxemburg montrent qu’il n’y a pour elle aucune dichotomie entre la science et son engagement politique. « Un dirigeant de grande envergure ne fonde pas sa tactique sur l’humeur momentanée des masses, mais sur les lois d’airain de l’évolution ; il s’en tient à sa tactique en dépit de toutes les déceptions et, pour le reste, laisse tranquillement l’histoire mener son œuvre à maturité. » (Lettre à Mathilde Wurm, 16 février 1917) Elle s’informe sur l’actualité, s’enquiert de ses camarades, suit la publication de ses travaux. Et la prison lui offre paradoxalement le recul nécessaire à la réflexion, une occasion unique de continuer à apprendre, sûre dans sa ferveur révolutionnaire que demain sera plus beau qu’aujourd’hui. 

Rosa Luxemburg : Herbier de prison 1915-1918
Une page de l’Herbier de prison de Rosa Luxemburg (1915-1918) © Héros-Limite

L’herbier, c’est une occupation, un dérivatif pour celle qui est condamnée à l’inaction. Mais les plantes, comme les oiseaux qu’elle attire à sa fenêtre, sont pour Rosa Luxemburg un rappel, une invitation à concevoir la vie dans sa totalité, à ne pas couper l’espèce humaine des autres espèces : en la replaçant dans l’ensemble de la nature, elle est une des premières « femmes de gauche » à offrir un avenir politique à l’écologie : l’union impossible de Henry David Thoreau (qu’elle n’a sans doute pas lu) et de Karl Marx ? Dans une lettre du 7 août 1915 à Gertrud Zlottko, elle parle avec humour d’un criaillement qu’elle a entendu depuis sa cellule  : « Le cri de l’oie évoque encore tout à fait l’oiseau sauvage, non apprivoisé, qui émigre en hiver vers le sud ; il fait songer au vol orgueilleux, à l’appel amoureux par-delà de lointaines distances… En vérité, quand j’entends ce cri inarticulé de l’oie, quelque chose en moi tressaille de nostalgie – la nostalgie de quoi ? Tout simplement des horizons lointains, du monde. Sacredieu, par tous les diables ! Que ne puis-je moi aussi voler, loin, loin d’ici, aussi loin qu’une oie sauvage ! » Ce volatile auquel les éthologues ne manqueront pas de s’intéresser offre ainsi à la captive le rêve d’une liberté qui n’est pas que politique.

Sa claustration permet donc à la militante désœuvrée de revenir sur deux de ses passions que l’action lui a fait négliger : les sciences, naturelles justement, et la littérature. Les sciences d’abord : « Ce que je lis ? Surtout des ouvrages de sciences naturelles : botanique et zoologie » (lettre du 2 mai 1917 à Sophie Liebknecht). Et elle déplore dans les lignes suivantes, bien avant l’entrée de l’écologie dans notre quotidien, que la rationalisation de l’agriculture entraîne la disparition des oiseaux chanteurs. Elle va jusqu’à s’imaginer oiseau réincarné en femme, et pousse la plaisanterie jusqu’à se déclarer plus à l’aise « dans l’herbe parmi les bourdons que dans un congrès du parti » !

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

La littérature, ensuite. Elle apprécie Gerhart Hauptmann, rit avec Galsworthy ou Oscar Wilde, « hommes très intelligents, raffinés mais blasés et qui observent tout ce qui se passe dans le monde avec un scepticisme narquois » (lettre du 18 février 1917 à Sophie Liebknecht). Ses lectures ne lui font certes pas oublier le champ politique, mais elles le débordent, car elle peut désormais approfondir les auteurs contemporains ou anciens qu’elle a dû négliger par manque de temps. Elle lit Candide, Grimmelshausen, De Coster, réclame à ses correspondantes le Gil Blas de Lesage. Elle apprécie le poète Mörike, mais plus encore Goethe : ce dernier n’a-t-il pas lui-même – comme Jean-Jacques Rousseau – passé des heures à collectionner et étudier les plantes ? Herboriser, c’est pour Rosa Luxemburg, comme ce le fut pour eux, entrer dans les secrets de la vie tout en magnifiant ses beautés (quelles réflexions l’étrange feuille du Ginkgo Biloba n’a-t-elle pas inspirées à Goethe !) : la littérature, l’art et la science se conjuguent et se complètent pour comprendre et célébrer l’ordre du cosmos.

Si Rosa Luxemburg regrette dans ses lettres de n’avoir pu se consacrer davantage aux écrivains de son temps, elle garde ses distances avec l’esthétisme stérile qu’elle croit déceler chez des poètes comme Hofmannsthal ou Stefan George, qu’elle juge trop sévèrement tout en reconnaissant leurs mérites : « C’est vrai, je redoute chez eux la perfection dans la maîtrise de la forme et du moyen d’expression poétique, en l’absence d’une grande et noble vision du monde. Ce hiatus sonne si creux dans mon âme que la beauté formelle se mue pour moi en un masque grimaçant. » (lettre à Sophie Liebknecht du 24 novembre 1917) Il ne fait aucun doute pour Rosa Luxemburg que la littérature doit contribuer au progrès de l’humanité ; car si l’époque bouleversée qu’elle a vécue lui a parfois permis de douter, elle lui a épargné les désillusions implacables des décennies suivantes.

Rosa Luxemburg : Herbier de prison 1915-1918
Une page de l’Herbier de prison de Rosa Luxemburg (1915-1918) © Héros-Limite

Rosa Luxemburg est plus qu’une simple lectrice. Au-delà du style épistolaire habituel, ses lettres témoignent d’un réel talent littéraire qu’on ne lui soupçonnait guère. Leur ton varie, tantôt spontané, tantôt travaillé ; sérieux, léger ou plein d’humour, selon son humeur et la personne à laquelle elle s’adresse. Sobre et directe avec certains, elle devient familière et tendre avec ses intimes, Sophie Liebknecht, ou Hans Diefenbach dont elle fut si proche (et dont elle peignit le portrait en 1911, car elle savait aussi manier le pinceau). Elle lui écrit le 8 mars 1917 une lettre où les préoccupations militantes le cèdent à une émotion délicatement contenue dans des mots choisis avec soin qui donnent à son écriture un tour nouveau, lyrique et élégiaque : « Hélas ! Hänschen, si seulement l’hiver était déjà fini ! Ce temps m’anéantit, je ne peux plus à présent supporter la moindre dureté, ni des hommes ni de la nature. » Depuis sa prison, elle confie la joie qu’elle aurait à retrouver une fois encore les paysages enchanteurs du lac de Genève, synonymes de bonheur. Se grisant d’images, elle s’abandonne : « chaque fois mon cœur s’envole et bondit comme un papillon ». La souffrance de la captive rivalise avec l’espoir de revoir la lumière et les jolies choses du monde, et la palette empruntée à la poésie fait alors craquer l’armure de la femme d’action : « Seigneur ! Quand reverrai-je là-bas le mois d’avril ? Chaque fois l’air, la paix, la gaieté inondent mon âme comme un baume bienfaisant. » À la mort de Hans Diefenbach, tué sur le front en 1917, c’est encore dans l’imaginaire qu’elle surmonte son chagrin, comme si l’enfermement l’aidait à oublier le monde extérieur où la mort est possible au bénéfice d’un monde intérieur où elle ne l’est pas : « Je me sens si bien malgré la douleur à cause de Hans. C’est que je vis dans un monde de rêve dans lequel il n’est pas mort. Pour moi, il vit toujours et je lui souris souvent quand je pense à lui. » (lettre à Sophie Liebknecht du 24 novembre 1917) La révolutionnaire est aussi une femme amoureuse, sensible, et même romantique.

L’Herbier va à l’encontre des points de vue trop hâtifs sur Rosa Luxemburg. Ses lettres révèlent une autre femme, préoccupée de ses lectures, de ses amis, de la nature, de son chat qu’elle a laissé en garde à sa confidente et secrétaire Mathilde Jacob. Si elle rêve l’utopie du bonheur universel et voue, jusqu’au sacrifice, sa vie à la politique, elle laisse librement paraître les sentiments et les faiblesses qui la rendent si humaine. Ce qui n’empêche nullement de retrouver dans d’autres lettres une Rosa Luxemburg combattante, qui entretient sa force par une discipline stricte : « Je suis très solide sur ma selle, personne encore n’a pu me faire mordre la poussière », lance-t-elle non sans humour (lettre du 16 février 1917 à Mathilde Wurm). On l’imagine alors entrer en lice telle que l’Histoire l’a statufiée, mettant son bras au service de la révolution comme les fiers chevaliers de jadis mettaient le leur au service des nobles dames…