Régulièrement, EaN interroge un écrivain d’une manière originale, suivant son désormais bien connu « Questionnaire de Bolańo ». Manière savante, décalée, intime et humoristique de plonger dans son univers, de découvrir la constellation de ses lectures, de ses goûts, de sa manière d’envisager le monde, l’écriture, la lecture et la vie.
Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?
Pantoufle, le mot qu’une femme étrangère dans une situation précaire a prononcé pour moi, quand, dans le cadre d’un entretien que je faisais sur les usages du français par ceux et celles qui ont une autre langue maternelle, je lui ai posé la même question. J’ai toujours cru que « pantoufle » avait une étymologie turque. Mais après vérification, j’ai constaté que je confondais avec sofa (ou divan). Toujours est-il que vivre à l’intérieur repose.
Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ?
L’un est la métonymie de l’autre. On imagine aisément que les écrivains écrivent en robe de chambre et en pantoufles et que s’établit donc entre leur costume et leur texte une relation de contiguïté. Vous aurez compris que l’image de l’écrivain aventurier et voyageur qui circule dans le monde entier pour extraire une anecdote sur les paysages, les mœurs exotiques et les indigènes a le don de m’énerver. Regarde ce que tu as sous les yeux. Et si tu as la chance de posséder des pantoufles, pense à tous ceux et à toutes celles qui marchent pieds nus dans des lieux indifférents ou hostiles, et qui rêveraient d’en posséder.
Qu’est-ce que la littérature française ?
Une aventure multiple dans laquelle il s’agit, soit de triturer le français pour lui faire rendre gorge (Rabelais), soit de se plier encore et toujours aux bonnes vieilles recettes du roman réaliste (personnages, situation, conflit, quête et résolution).
Marcel Proust, Claude Simon ou Annie Ernaux ?
Marcel Proust, parce que je l’ai lu à vingt ans, et Annie Ernaux parce que je l’ai lue à quarante. J’aime les chiffres ronds, de manière complètement arbitraire.

Que pensez-vous de la « littérature mondiale » ?
Une sorte de maelström (le mot n’est sûrement pas étymologiquement français), une vague et un chaos dans lequel j’aimerais me laisser porter pour entendre toutes les langues et toutes les cultures. Malheureusement, ce courant et ce flux ne me parviennent que par la traduction qui, quelle que soit la qualité du traducteur, arase ce que la langue maternelle véhicule et à quoi de toute façon on ne peut accéder (sans compter que les livres traduits sont rarement les plus fous). L’expression « littérature mondiale » me fait donc immanquablement penser à tous ces livres qui traversent les frontières et touchent le plus grand nombre précisément parce qu’ils ont abandonné la part incompréhensible et mystérieuse liée à la culture, aux mots, aux histoires dans lesquelles ils ont baigné et dont ils sont sortis. Ce qui nous parvient sous une forme édulcorée et assagie prend l’aspect tranquille de récits transnationaux et soi-disant universels : Murakami ? Philip Roth ? Cherchons d’autres modèles qui, malgré la traduction, soient quand même des objets bizarres et difficiles à percer : Yoko Tawada ou Juan José Saer. Et puis, tant pis, je lis quand même beaucoup de livres venus de tous horizons.
Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?
Kafka parce que je suis une souris, un cafard, un Joseph K., une bête de somme.
Quel est le meilleur roman de Victor Hugo ?
Ceux que je n’ai pas lus : c’est le désir, l’imagination, l’attente, qui rendent la vie, la lecture, l’écriture, possibles. Tout ce qui est désirable nous attend.
Si vous l’aviez connue, qu’auriez-vous dit à Marguerite Duras ?
Parle et tais-toi.
Et au général de Gaulle ?
Je m’en vais (l’écrivain aime bien se mettre à la place de ses personnages, et en plus Je m’en vais est le titre d’un livre).
Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques adverses ?
Des larmes de rage, oui. Ça permet de croire encore, de continuer, de ne pas s’avouer vaincue (bien que je ne souscrive pas complètement aux visions guerrières de l’art, je suis obligée d’admettre que, de temps en temps, j’ai l’impression de me livrer à un combat).
Avez-vous déjà volé un livre qui, à la lecture, ne vous a pas plu ? Qu’en avez-vous fait ?
J’en ai ramassé quelques-uns sur le trottoir et j’ai compris ensuite pourquoi ils traînaient dans le ruisseau. Ils avaient pris la place qui leur revenait dans l’espace public.
Avez-vous déjà marché dans le désert ? Si oui, pourquoi ?
Oui, pour essayer de comprendre la différence entre ici et là-bas.
Avez-vous déjà vu des poissons multicolores dans l’eau ?
J’ai une peur bleue des profondeurs, c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je me plonge plus facilement dans la phrase que dans les abysses (même si l’un, puisque vous m’y faites penser, pourrait être une métaphore de l’autre). Écrire pour accepter sa peur et la nommer.
Avez-vous déjà gravé quelque nom ou message sur un tronc d’arbre ou un mur ?
Ce n’est pas à moi de faire parler les arbres et les murs, ce sont eux qui me parlent.
De quoi vous souvenez-vous de votre enfance ?
L’ennui.
Collectionnez-vous les boules à neige ?
Non.
Quelle est votre équipe de football favorite ? (Si vous n’en avez pas, vous pouvez répondre à la question de votre choix.)
Hum… euh… (j’ai en général horreur des onomatopées censées remplacer des émotions indicibles mais pour ce questionnaire je vais faire exception à mes pseudo-règles de pensée).
À quels personnages de l’histoire universelle auriez-vous aimé ressembler ?
Ni Cléopâtre, ni Jeanne d’Arc, et encore moins Alexandre, Bonaparte ou Jules César. Toutes les figures qui nous viennent à l’esprit sont des figures de pouvoir. Par ailleurs, je suis une adepte inconsidérée de la négation.
Avez-vous beaucoup souffert par amour ? par haine ?
L’amour a l’avantage de nous défaire de tout pouvoir et de nous traverser comme une vague. C’est terriblement satisfaisant d’éprouver la souffrance d’amour, les troubadours n’ont cessé de le dire et de décrire précisément les états de la passion. Accepter la passivité pour mieux en saisir les contours, voilà un objectif ou un moyen de supporter des sentiments qui nous dépassent.

Les listes de vente de vos livres sont-elles pour vous un objet de préoccupation ? (Si oui, pourquoi ?)
On ne peut pas faire l’économie du chiffre (mon dernier livre est entièrement consacré à la numérotation et au décompte – mais dans un sens plus qualitatif que quantitatif, la quantité étant sans aucun doute l’ennemi de la littérature).
Vous arrive-t-il de penser à vos lecteurs ? En quels termes, par exemple ?
« J’imagine un lecteur dans un salon du livre qui me demanderait, comme le font souvent les lecteurs : pouvez-vous me résumer votre livre ? Pouvez-vous me dire de quoi il parle ? Et je lui répondrais […] que dans le tourbillon où on entre pour chaque livre, on est aspiré par un cône aux parois duquel on se cogne, et que ces parois marquent la limite entre ce qu’on tient pour acquis et ce qu’on ignore » (Une femme sur le fil, Verticales, 2025). Ça n’aide peut-être pas à rencontrer ses lecteurs, mais c’est une réponse sincère.
De tout ce que vos lecteurs vous ont dit, qu’est-ce qui vous a le plus touchée ? Qu’est-ce qui vous a le plus énervée ?
Un jour, un lecteur s’approche de la table où je suis installée pour signer mes livres et gentiment (mais j’ai compris plus tard qu’il y avait une pointe d’agressivité dans sa question) il me dit : « pourquoi écrivez-vous en plusieurs phrases ce que vous pourriez dire en une seule ? ». Il n’avait pas saisi l’art de la répétition que j’essayais de déployer, et il avait tout saisi des limites de cet art. Depuis, je me répète encore, mais moins.
Qu’est-ce qui provoque l’ennui chez vous ?
Rien, c’est le privilège de l’âge, l’enfance et l’ennui qu’elle génère se sont éloignés, je n’en ai plus que de vagues souvenirs.
Écrivez-vous à la main ou seulement sur ordinateur ?
Les deux, alternativement. J’écris avec les mains, avec les yeux et avec les oreilles, tous les sens y passent.
En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l’au-delà ?
Mon plus grand amour. Malheureusement, je ne crois pas en l’au-delà.
Avez-vous cru, à un moment ou à un autre, verser dans la folie ?
Non, mais comme j’ai rencontré pas mal de gens que j’avais envie de qualifier de fous, je me suis raisonnablement demandé si je n’attribuais pas aux autres une qualité que je pourrais m’appliquer plutôt à moi-même. Les catégories sont bonnes provisoirement, elles aident à sortir du cadre.
Qu’est-ce qui vous fait encore pleurer ?
Les parapluies de Cherbourg de Jacques Demy.
N’enlèveriez-vous pas quelques pages à La recherche du temps perdu ?
Pas besoin d’en enlever, la mémoire fait très bien ce travail et permet à tout lecteur de recomposer sans même y travailler La recherche à sa mesure.
Que dites-vous de ceux qui pensent que Houellebecq est le grand auteur de notre temps ?
Qu’il serait temps qu’on se représente le grand auteur sous les traits d’une grande autrice.
De qui suivez-vous le plus les conseils quand il s’agit d’écrire ?
De mon grand amour, j’ai prévu qu’on rediscute de ses remarques avisées sur la littérature dans l’au-delà.
Quel écrivain francophone admirez-vous le plus profondément ? Et non francophone ?
Montaigne, mais il est mort. Il est vrai que l’admiration est une activité beaucoup plus sûre quand elle s’applique à ceux et celles qui nous ont quittés (on est moins étouffé.e et contraint.e et paralysé.e que si on admire l’un de ses contemporains).
Peut-on sauver le monde ? (Si oui, pourquoi ?)
Sauver est un terme qu’il faudrait réviser. Il suppose une vision religieuse, apocalyptique et téléologique dans laquelle l’homme exerce encore une fois sa domination et son expertise sur le vivant. Soyons plus modestes. On n’a rien à sauver, on aimerait juste réussir à cohabiter.
Avez-vous confiance ? en quoi, en qui ?
Grâce à la vidéosurveillance presque partout présente, la confiance règne. Accepter la méfiance aurait pour avantage de nous faire quitter les caméras et autres techniques soi-disant destinées à nous rassurer.
Qu’évoque pour vous le mot « posthume » [posthumus] ?
Un sous-marin qui continue à circuler silencieusement dans les fonds marins en attendant de recevoir une notification qui lui permettrait de remonter à la surface. De temps à autre, il pointe, sous l’impulsion de son capitaine (Nemo ?) un périscope à la surface des océans, et avec cet œil cyclopique les membres de l’équipage regardent les espaces infinis du ciel, des nuages et de la terre lointaine que les ordres venus d’en haut leur interdisent de rejoindre. Puis ils plongent mélancoliquement dans les profondeurs.
Qu’est-ce que vous auriez aimé être au lieu d’écrivain ?
Chanteuse pop ou lyrique.