Les rêveries du romancier solitaire

Deux adolescents sans amis, mal à l’aise dans la société japonaise de l’après-guerre qui s’est débarrassée de son totalitarisme guerrier mais non de la tradition normative qui régit la vie de famille, l’éducation, puis l’entrée dans ce qu’on appelle « la vie ». Elle a seize ans, lui dix-sept, ils poursuivent de bonnes études sans enthousiasme, sont tous deux grands lecteurs, se rencontrent, s’aiment au premier regard, deviennent inséparables, mais ce bonheur conquis sur le morne déroulement des jours n’aboutit pas à la relation charnelle qu’on attendrait, et qu’ils attendent. Ensuite, des circonstances matérielles les séparent et leur relation inachevée se sublime dans un livre : La cité aux murs incertains, ce gros volume par lequel le grand Murakami renaît.

Haruki Murakami | La cité aux murs incertains. Trad. du japonais par Hélène Morita, avec la collaboration de Tomoko Oono. Belfond, 554 p., 25 €

Depuis Le Meurtre du Commandeur en 2018, le romancier japonais n’avait donné que des textes courts, parfois excellents (Abandonner un chat, 2022), parfois des broutilles destinées à entretenir l’adulation de ses fans. Exceptionnellement ici, en postface à son livre, il en retrace minutieusement le making of, qui s’étale sur quarante années depuis une nouvelle publiée (uniquement en revue) en 1980. Signe frappant qu’aujourd’hui, à soixante-quinze ans, il a conscience d’avoir produit un chef-d’œuvre quasi testamentaire, ce qui est vrai pour le chef-d’œuvre, faux on l’espère pour le testament.

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Un roman métaphysique ? Sans aucun doute. Mais qui se lit comme un feuilleton infiniment «facile », limpide, accessible à toutes les lectures, surprenant et addictif en diable.

À partir de la donnée initiale élémentaire (cet amour d’extrême jeunesse sans conclusion), le texte va reposer sur le tressage de thèmes qui forment d’abord une série d’éléments autonomes, chacun poursuivant son chemin aisément repérable et presque linéaire, en divergeant des autres comme les diverses branches d’un vaste fleuve, jusqu’à ce que cet écheveau se resserre, que les courants se rejoignent à nouveau en un estuaire avant que le fleuve reconstitué finisse abruptement, déceptivement (il n’y a pas d’issue nette, sauf le point final), dans la mer du néant qui est celle des incertitudes concernant l’essentiel : la nature du moi, les fins dernières, la réalité (ou l’irréalité) de l’ « ici et maintenant » et des au-delà (ou en deçà) de celui-ci.

En somme, un roman métaphysique ? Sans aucun doute. Mais qui se lit comme un feuilleton (trois parties inégales, 70 séquences) infiniment « facile », limpide, accessible à toutes les lectures, surprenant et addictif en diable. Ce en quoi précisément il s’agit d’un chef-d’œuvre de l’écriture d’un romancier au sommet de son art : sans aucune affectation de génie, aussi à l’aise dans l’évocation du réel, la description des paysages et de la vie quotidienne, que dans l’envolée imaginaire vers des mondes à la fois cohérents et impossibles. Bref, on ne quitte pas le narrateur d’une ligne, soit qu’il nous installe à Tôkyô, dans la banalité d’un jardin public où deux enfants vivent une passion chaste (mais non pas asexuée), soit qu’il choisisse d’émigrer dans le Japon du nord frissonnant sous la neige, soit encore qu’il nous entraîne dans la cité secrète « aux murs incertains » qu’a inventée une jeune fille mélancolique, rêveuse, une cité offerte à son compagnon comme substitut (ou leurre) d’une union interdite.

Haruki Murakami © K. Kurigami
Haruki Murakami © K. Kurigami

Le premier des deux thèmes majeurs et structurants du livre, c’est en effet ce lieu magique qui emprunte une partie de son décor et de ses habitants (les licornes) à l’imaginaire médiéval à la fois merveilleux et fatal du « locus amoenus » où « la belle dame sans merci » préserve sa virginité. Lieu séduisant et maléfique où l’on ne peut entrer qu’en se dépouillant de son ombre (une défroque superbement comparée à l’exuvie d’un papillon) – et voilà une réinterprétation absolument originale du Peter Schlemihl romantique d’Adelbert von Chamisso, car ici la dépouille abandonnée n’est autre que la réalité physique du narrateur, son corps, et elle possède le pouvoir de tirer l’âme hors des gouffres mortifères de l’illusion et de faire sortir le héros de l’abîme répétitif où une jeune fille sosie de sa compagne réelle le maintient dans la fonction de « liseur de rêves ».

Presque une moitié de l’aventure psychique de ce narrateur, héros malgré lui tout en ne cessant d’être un homme quelconque, sans rien de remarquable semble-t-il, se déroule donc dans la cité où il lit les rêves. Il y est entré sans comprendre pourquoi, il devrait y rester éternellement, privé de son ombre loquace mais mourante, il en sort ne sachant ni comment ni pourquoi. Tout se passerait alors ainsi et nous serions donc en pays connu, dans un conte fantastique, si un second thème, également majeur, n’éclairait l’autre face, plus banale, de l’individu qu’est le narrateur. Sa première amie, inoubliable, ayant mystérieusement disparu, il vieillit dans notre monde jusqu’à sa cinquantième année puis, fatigué de son métier administratif de cadre supérieur dans le commerce des livres, décide, comme nombre de personnages de Murakami, de « s’évaporer » en démissionnant pour un poste socialement très inférieur de directeur de bibliothèque provinciale dans le Tohoku, cette région nordique de l’île principale où les traditions d’autrefois sont encore vivantes (et où se situe aussi Fukushima, mais au bord de la mer, alors que nous sommes ici en montagne).

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La seconde partie du roman, traitée de façon tout à fait réaliste dans un cadre naturel, avec son lot de personnages secondaires plausibles, semble devoir être sans grande surprise : une secrétaire aimable et compétente, des faits divers de petite ville, tragiques (le propriétaire de la bibliothèque, un gros monsieur avenant qui l’entretient sur sa fortune personnelle, a perdu son fils dans un accident, sa femme s’est suicidée de chagrin), ou bien attendus (la rencontre du narrateur avec une patronne de bar se change en une idylle potentielle).

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Un auteur pour qui, à l’évidence, la puissance de l’imagination porte seule sur son dos mouvant […] l’édifice immense de la beauté en littérature.

Mais, imperceptiblement d’abord, la mécanique des saisons, qui assure au monde naturel sa stabilité, se dégrade, puis l’étrangeté absolue se manifeste : le propriétaire révèle ce qu’il est « réellement », un fantôme (on est au Japon, cette identité reconnue ne signifie nullement la démence de ceux qui le voient et lui parlent), un jeune lecteur frénétique, image de ce qu’était le narrateur à dix-sept ans, sort de son mutisme pour prévenir l’adulte qu’il sait tout de la cité imaginaire et qu’il a été désigné pour y être le nouveau liseur de rêves, puis il disparaît, comme le fantôme, comme l’ont fait les deux jeunes filles, la magique et la réelle, comme la patronne de bar, qui a en commun avec cette dernière, par qui toute la fantasmagorie a commencé, une impossibilité (psychologique, médicale ?) d’accepter toute sexualité active.

Nous sommes près de la fin. Tous les ruisselets thématiques (il y en a des foules d’autres : la solitude inséparable du vivant, l’amour des chats, la beauté insolite des paysages…) se rejoignent, qui ne conduisent qu’à l’incertitude suprême sur la réalité du tangible, et au néant de « l’obscurité infiniment douce » signalant peut-être que la mort qui attend tout objet du monde a été acceptée. « La cité aux murs incertains » est en chacun de nous, ou plutôt toute existence individuelle semble se dissoudre dans un énorme espace intérieur aux contours indéfinis, dans l’apprentissage commun de l’universelle instabilité des choses. Mono no aware, soit le sentiment de l’impermanence constitutive de toute réalité, sentiment qui est l’unique vérité inscrite au cœur de l’homme, si l’on est un vrai Japonais, éloigné de toute foi consolatrice. Jamais peut-être cette gageure qu’est la représentation du « monde flottant » englobant à la fois le donné extérieur et la perception intime que les Japonais ont tous du chaos fait de déséquilibres irrémédiables qu’est le moi n’avait été aussi subtilement tentée et relevée. Il s’agit d’un tour de force narratif, d’une magnifique réussite.

Une approche sociopolitique lirait aussi dans ce livre-somme une critique aiguë encore que non polémique de la dérive moderne vers les technologies désenchantées (il n’y a d’ordinateur dans aucune des deux cités, la « fausse » où meurent les licornes, mais aussi la provinciale choisie), ou une parabole sur la tristesse constitutive de tout être conscient autonome (peu de contacts humains ici, pas de « réseaux », sinon poétiques entre les êtres). Enfin, le lecteur innocent sera sensible à l’absence de toute explication portant sur la plus profonde des énigmes du texte : à quoi peut bien servir, dans une communauté, même imaginaire, un « liseur de rêves » ? À justifier peut-être le recours, pour écrire un roman aussi riche en imprévus textuels de toutes sortes, aux propres rêves de l’auteur pour qui, à l’évidence, la puissance de l’imagination porte seule sur son dos mouvant, comme la madeleine de tante Léonie, l’édifice immense de la beauté en littérature.


Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.