L’Éden fut d’abord un jardin

Dans Les villes de papier, l’écrivaine québécoise Dominique Fortier entre avec pudeur dans l’intimité de la vie d’Emily Dickinson. On est avec elle dans l’espace ouvert du jardin et dans la chambre d’albâtre, sans bruit.


Dominique Fortier, Les villes de papier. Une vie d’Emily Dickinson. Grasset, 208 p., 18,50 €


Amherst, Boston, le Mount Holyoke, Homestead, ce sont là les lieux, peu ou prou des sonorités du Massachusetts, qu’Emily Dickinson (1830-1886) aura traversés, où elle est née, où elle aura vécu, menant, dès l’âge de dix-huit ans, une existence recluse, essentiellement consacrée aux poèmes – qu’elle ne publia jamais de son vivant – et aux lettres, c’est selon, qu’elle envoya ou n’envoya pas.

Dominique Fortier, Les villes de papier. Une vie d’Emily Dickinson

Page de l’herbier d’Emily Dickinson © Houghton Library

Les villes de papier constitue un fascicule, mot « que l’on emploie pour décrire ces minces recueils manuscrits assemblés dans le secret de sa chambre », qui désigne d’abord, en pharmacie, la « quantité de plantes qu’on peut embrasser avec un bras ployé contre les hanches ; on l’évalue à douze poignées ».

Une question oriente la lecture du récit de même qu’elle détermine parfois le sens d’une vie : à quelle quantité de plantes correspond une expérience dite « intérieure » ? Autrement dit, bras ployé sur les hanches, douze poignées suffisent-elles pour faire comprendre que ce kaléidoscope, reçu un soir de Noël, déconstruit, transforme, donne à voir des fragments qui s’organisent arbitrairement, tels des joyaux transparents ? Ainsi, « cet instrument prend le monde tel qu’il est et le rend méconnaissable ». « Mais j’ai tant de livres déjà… », s’exclame Emily. Comment lui expliquer qu’en effet c’est, et ce n’est pas, en même temps, ce qu’elle croit ?

D’un côté, écrit Dominique Fortier, il y a un fascicule qui « soigne », organise, dessine un horizon imaginé – à l’instar des piles de livres dans lesquels il y a toutes « les étoiles du ciel, les fleurs, les arbres, les oiseaux, les araignées, les champignons », et tous les pays du monde. Il permet à la jeune fille, qui sait faire fleurir les orchidées, de préciser lentement sa pensée. De l’autre côté, il y a un herbier réalisé à l’adolescence, conservé à la Houghton Library de l’université Harvard, « qui rassemble soixante-six pages, quatre cent vingt-quatre spécimens de fleurs et de plantes disposés avec un soin qui relève plus du souci esthétique que de la rigueur scientifique ». Emily Dickinson aime le jasmin qu’elle respire, dont elle boit des infusions. Elle admire le troène.

Dominique Fortier, Les villes de papier. Une vie d’Emily Dickinson

Page de l’herbier d’Emily Dickinson © Houghton Library

Elle a conservé, glissé entre les pages, ce qui sauva les premiers colons durant les grands froids, les grandes feuilles dentelées du « Collinsonia cana denses» ou « horse balm », ou baume de cheval. La pharmacopée dickinsonienne se noue par-delà les plantes, ou les arbres, entre des fleuves et des villes parcourues sur de randes cartes : ce sont les voyages immobiles dont elle rêve avec son frère Austin. Il lui montre le tracé d’une minuscule route, lui révèle que le hameau de « Linden » n’existe pas. Il lui dit qu’il n’y a là qu’un petit bois, et des champs de maïs. « Linden », le tilleul, ville inventée, ou la « ville de papier ». Quant à Lavinia, sa sœur, elle s’active devant la grande marmite en fonte. Elle « mesure, pèse, verse, râpe, épluche, épépine, équeute, effeuille, pèle, mélange, infuse… », etc. Puis, elle s’en ira tricoter, coudre, repriser, broder.

Emily Dickinson écrit « comme » pour s’effacer. Elle se forge, insolite, solitaire, retenant l’attention par la vivacité, la profondeur enjouée de sa correspondance. Elle défie les règles prescrites du clan familial, hors de la docilité quiète que lui prêtent ses parents. Parvenir peu à peu à devenir un être de papier, qui lit et écrit. Sa singularité physique, ou psychique, sa gracile légèreté, si pâle, les yeux étincelants de fatigue retenue, et de douleur ophtalmique, ce visage au teint diaphane, aux cheveux bruns et raides, un visage qui paraît sans cesse surpris par ce qui l’entoure, ce faible cœur qui résiste « a fortiori », ou ses veines délicatement bleuies : tout concourt à offrir une dimension « autre », sibylline, d’invention quasi « hiératique » à ce qu’elle est, voire à ce qu’elle accomplit.

Dominique Fortier, Les villes de papier. Une vie d’Emily Dickinson

Page de l’herbier d’Emily Dickinson © Houghton Library

Poétique, une telle obstination à moudre le pain longuement, à se contenter de petits pois, à se défaire de ses vêtements colorés pour ne conserver que les blancs, à écrire des vers syncopés, au dos de minuscules papiers de recettes fleurant la cannelle, ou le clou de girofle ? Et pourtant, « de son vivant, seule une poignée de poèmes seront publiés, le plus souvent de façon anonyme, après avoir été lourdement remaniés. À ce sujet, les exégètes ne s’entendent pas ». Elle nomme ses poèmes « neige », ils captivent l’âpre délicatesse de celle-ci. Ce sont des neiges fortes d’avalanches providentielles. Ou des flocons de neige silencieux, parfois métaphysiques.

Dire la vérité mais de manière oblique, écrivait Emily Dickinson. Dire également, de façon paradoxale, et indirecte, la palpitation de l’univers, celle d’un brin d’herbe, la rémanence du vent dans les arbres, la proximité des étoiles, la circonférence terrestre, le passage furtif du merle, l’absence, et les firmaments « insensibles au jour ».

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