Infernale sororité

Dystopie féministe et post-apocalyptique, Les indignes de l’écrivaine argentine Agustina Bazterrica allie les codes du récit d’horreur à un maniement tout aussi parodique que poétique du langage religieux. Le beau, le mal et le bien y jouent aux quatre coins.

Agustina Bazterrica | Les indignes. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud. Flammarion, 192 p., 21,50 €

Elle écrit, en cachette, sans relâche, à ses risques et périls. Indigne parmi les indignes, elle se distingue ainsi de ses compagnes. Toutes sont réfugiées dans la maison de la Sororité Sacrée, où règnent un ordre nouveau, une religion nouvelle, une stricte hiérarchie sous la double autorité de la Sœur Supérieure et de Lui, l’invisible prédicateur. Car, hors de l’enceinte de cet ancien couvent de moines, la vie n’est que survie depuis que le monde s’est effondré. « Sans foi, point d’abri », scandent les jeunes femmes lors des offices qui les rassemblent dans la Chapelle de l’Ascension selon un rythme arbitraire. Réduites, par nécessité, à faire acte de foi, elles font preuve d’une absolue soumission à la règle sadique qu’imposent la Sœur Supérieure et le lanceur d’anathèmes, seul mâle de la communauté.

Après le succès de Cadavre exquis, Agustina Bazterrica récidive avec Les indignes dans l’écriture d’une minutieuse dystopie, croisant un univers post-apocalyptique proche du Cormac McCarthy de La route avec une fable féministe non moins cauchemardesque que La servante écarlate de Margaret Atwood. Si elle se défend d’écrire des récits d’horreur, on reconnaîtra dans Les indignes bien des traits propres au roman néo-gothique auquel nombre d’écrivaines d’Amérique latine donnent un nouveau tour d’écrou. Si l’effet de terreur que recherche Notre part de nuit de Mariana Enríquez réplique au terrorisme d’État de la dictature militaire argentine des années 1970, c’est aux abus et aux valeurs patriarcales dont, trop souvent, les femmes se font inconsciemment les garantes que Les indignes répond de cinglante manière.

Quoi de plus révélateur, en effet, de l’absence de solidarité entre femmes que la jouissance de la Sœur Supérieure lorsqu’elle lacère de coups de fouet ou de verges les chairs des résidentes de la Sororité Sacrée ? Un soupir, un accès de toux, des yeux indûment baissés lors des offices suffisent à justifier les châtiments corporels qu’elle inflige promptement. Dans cet univers concentrationnaire, sévices et supplices sont le lot quotidien des jeunes femmes, avides elles-mêmes d’en imaginer de raffinés pour châtier une compagne désignée comme fautive. Directe, cette image de la haine et de la rivalité entre femmes obéit à l’accusation des traits d’une éthique négative qui entre parmi les conventions du genre dystopique. La création rigoureuse de l’espace abritant le microcosme régi par cette morale participe également des lois du genre. Agustina Bazterrica excelle dans cet exercice au point que l’on pourrait presque tracer le plan des lieux que renferme l’enceinte du couvent : outre le bâtiment principal, s’y trouvent la Chapelle de l’Ascension, la Tour du Silence, le Cloître de la Purification, la Ferme aux Grillons, le Ruisseau de la folie, un potager et – terme systématiquement barré – une forêt.

Agustina Bazterrica | Les indignes.
Basilique de Luján (Argentine) © CC BY 2.0/Carlos Greco/Flickr

Néo-gothiques à l’envi, les éléments du décor et les grades, voire les castes auxquelles appartiennent les membres de cette communauté religieuse, font l’objet d’une luxueuse inventivité verbale, dont la cohérence parvient à offrir l’image d’une culture. Calquée sur le catholicisme à la façon d’une hérésie, la nouvelle religion pratiquée dans la maison de la Sororité Sacrée en reprend le langage, certains traits liturgiques, les exaltations mystiques. Version noire ou infernale de l’ancien culte, désormais jugé hérétique, elle en a banni les vertus cardinales pour n’en conserver que la logique du châtiment et l’économie du sacrifice, pratiqués non sans pompe ni mises en scène cérémoniales.

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Si l’effet satirique de la fable à l’égard de l’institution catholique se lit immédiatement, l’intensité de ses ondes s’étend à toute religion ou toute institution politique dérivant en totalitarisme. Agustina Bazterrica, qui a étudié dans un pensionnat catholique, maîtrise à la perfection ses classiques, s’appropriant la rhétorique, le système symbolique et les formes littéraires des Écritures, des hagiographies, des livres pieux, des sermons, prières et psaumes. C’est de l’écart croissant entre l’esthétisation rituelle du sadisme qui étaye le pouvoir au sein de la Sororité Sacrée et la sensibilité de la jeune narratrice, éprise de beauté, que naît une manière de roman d’artiste doublé d’un récit de rééducation. L’écrivaine clandestine, imprégnée de langage liturgique, puise dans ce fonds de formes fixes pour témoigner de sa réalité mais s’en démarque au fil des événements qui lui rendent la mémoire, l’initient à l’amour et la ramènent à des sentiments altruistes. L’indissociabilité des termes dans le rapport entre horreur et beauté se voit d’abord affirmée puis infléchie dans le dernier tiers du récit, l’effet d’horreur cédant la place à l’expression de l’espoir. Car la nécessité voire l’urgence du désir d’écriture de la narratrice, véritable acte d’insoumission face à la règle de la Sororité Sacrée, laissait présager une nouvelle alliance du beau et du bien. On apprendra d’où il lui vient.

Mais auparavant, aliénée par les croyances, la morale et les pratiques de la communauté, elle aspire, tout comme ses compagnes, à se hisser au sommet de la hiérarchie du cloître. Les indignes s’épient, complotent et se trahissent entre elles pour accéder au rang des Illuminées qui assurent, dit-on, la survie de la communauté, pressentant les catastrophes climatiques, les endiguant par leur piété. Entre cette élite, jalousement gardée, et les indignes, les Saintes Mineures, les Pleines Auras, les Diaphanes d’Esprit se consacrent, selon leurs compétences respectives, au chant, à l’interprétation des signes divins, à l’écoute de la vie animale et végétale. Ces élues, diversement mutilées en fonction de leurs missions, n’éveillent pas l’envie de la narratrice, qui n’hésite pas à les nommer pour ce qu’elles sont. Contaminées par les diverses pollutions qui continuent de dévaster le monde, édentées, à demi chauves, la peau rongée par des maladies, les servantes sont dévolues aux basses besognes de la vie quotidienne.

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Le subtil dosage entre la répugnance que visent à susciter certaines scènes et le raffinement descriptif qui les porte assure le succès de la gageure fort risquée que tient le roman.

Morts suspectes, vols de pendentifs sacrés, châtiments corporels qui tournent à la torture, délations, humiliations, fléaux climatiques se succèdent dans le récit de la narratrice en une surenchère d’effets d’horreur et de précision visuelle dans la description des corps suppliciés ou des cadavres. Or le subtil dosage entre la répugnance que visent à susciter certaines scènes et le raffinement descriptif qui les porte – comme telle manière de zoom sur une fourmi de feu parcourant l’œil d’une morte – assure le succès de la gageure fort risquée que tient le roman. C’est heureux, car le consentement de la lectrice ou du lecteur à l’immersion dans cet univers dystopique pourrait vaciller face aux lieux communs qui, pour être inversés, n’en menacent pas moins de se rappeler à eux, telles ces intrigues de récits édifiants qui reposent sur les rivalités entre élèves d’écoles de danse ou de pensionnats de filles. La langue poétique que parvient à forger Agustina Bazterrica terrasse ces démons didactiques.

Si la narratrice ne mentionne pas Baudelaire parmi les lectures de sa mère disparue – y figurent O’ Connor, Morrison, Ocampo, Lispector, Woolf, Duras, Saer –, elle possède l’art des correspondances. Le « paradis bleu » qu’est le corps de Lucía, son aimée, fleure un « parfum de ciel sans nuages ». C’est au tronc fendu de l’arbre qui abritait les amantes qu’elle confie les pages de son manuscrit dans l’espoir qu’elles soient lues ou que ses pages retournent à l’humus pour nourrir des feuilles futures. Elle qui guettait les rares survivances de la nature au sein du monde dévasté assiste, de conserve avec la découverte de l’amour, à la timide mais sûre renaissance de la flore et de la faune. La vue d’une luciole, d’une libellule, d’un menu rejeton vert lui arrache des cris de joie. Violent, le dénouement de la fable insinue pourtant, tel une trouée dans le cauchemar, la possibilité d’une conciliation entre nature et culture. C’est à travers les fissures de ses codes dystopiques que le roman d’Agustina Bazterrica laisse entrevoir de secrets ressorts utopiques. On y entend bien fort la force de la foi poétique.