Colm Tóibín : l’art de la suite

Vingt ans plus tard, les quatre personnages autrefois imaginés par Colm Tóibín dans Brooklyn (2009) ont pris de l’âge et le désenchantement les guette. Toutefois, d’un « cul-de-sac » (new-yorkais) à l’autre (irlandais), les invariants demeurent : constance versus inconstance des sentiments amoureux. Avec cette suite que rien ne laissait présager, l’écrivain conserve la même partition binaire, à laquelle il imprime désormais un rythme ternaire, celui du temps qui accomplit son œuvre.

Colm Tóibín | Long Island . Trad. de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson. Grasset, 400 p., 24 €

Au début, surgie comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, il y a cette menace, brandie par un inconnu parlant avec un fort accent irlandais. Dans quelques mois, il déposera un nourrisson devant la porte de la maison de Long Island où réside Eilis Lacey, vieille connaissance du lecteur depuis le succès international remporté par Brooklyn. Selon toute apparence, Tony Fiorello, son mari italo-américain, lui a fait un enfant dans le dos. L’effet est dévastateur : volent en éclats le couple d’apparence parfaite ainsi que le bonheur éprouvé par une expatriée de longue date à se revendiquer aussi américaine que le premier venu. Premier acte d’une pièce qui en comptera sept, et qui n’en finira pas d’enregistrer sur le sismographe intérieur les répliques du séisme initial. Premier acte en forme d’acmé, qui se sera imposé au romancier. Alors qu’il n’aura cessé de clamer haut et fort sa détestation des sequels – imagine-t-on, demandait-il, une suite à Orgueil et préjugés où Darcy se révèlerait joueur professionnel sur le point de dilapider son immense fortune ? –, voici que Tóibín se laisse aller à prolonger la vie de son héroïne de papier. Aurait-il cédé aux sirènes de la réussite, en cherchant à renouer avec les gros tirages ? 

Rien n’est moins sûr. Le prolongement apporté par Long Island conduit à un retour au pays, où l’intrigue première avait pris naissance, et s’avère infiniment plus subtil. Vingt ans après, à l’image de la construction en miroir mise en place, les titres se répondent, avec la même ironie : Long Island, au même titre que Brooklyn, n’existent qu’en leur seule qualité de trompe-l’œil. Personne n’y habite vraiment, le seul port d’attache restant Enniscorthy, ville natale de l’écrivain, dans le comté maritime de Wexford, à la pointe sud-est de l’Irlande. Tout le reste n’est que métaphore universelle, allégorie de l’exil et figuration de ce que V. S. Naipaul, pour sa part, nommait L’énigme de l’arrivée (1987). 

Colm Tóibín , Long Island
Colm Tóibín © Reynaldo Rivera

Ce reste, l’écrivain l’accommode à sa sauce, faite d’alternance entre les points de vue, d’intimisme et de priorité absolue accordée à l’indirection, entre dévoilement oblique et aveu réticent : « Il supposa qu’elle sous-entendait qu’il vivrait avec elle dans la maison qu’il comptait acheter. » Le malaise dont Tóibín établit ici le diagnostic, c’est, très précisément, celui des regrets éprouvés à distance, conséquence d’une intrigue assise, comme les chaises proverbiales, entre deux mondes, l’ancien et le nouveau ; deux sentiments surtout : le besoin d’émancipation porté par Eilis et la chape de plomb qui pèse sur un petit univers clos à la Jane Austen, où tout le monde se connaît et s’épie et où inhibition et refoulement sont tout près d’avoir le dernier mot. 

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Des réserves se font cependant jour. Outre la procrastination systématique, il y a des choses qui troublent. À commencer par le sentiment que Colm Tóibín reprend sans vergogne les procédés du mélodrame victorien, depuis le nourrisson déposé sur le pas de la porte jusqu’à l’annonce finale d’une suite à venir, soit la promesse d’un prochain feuilletonnage de l’émotion, au risque de voir cette dernière s’effacer derrière une intrigue trop habilement chevillée – le romancier l’aura pensée pendant près de quatorze ans – pour être tout à fait honnête. Mais, après tout, son récit n’a-t-il pas pour motif principal la duperie, le mensonge, la trahison – celle de Tony qui cocufie son épouse, mais aussi celle d’Eilis qui aura fui en laissant derrière elle Jim Farrell, amant velléitaire et duplice, ne soufflant mot de sa liaison cachée avec Nancy, laquelle se garde bien de détromper son ancienne meilleure amie ? Bref, chacun se rendant la monnaie de sa pièce, l’écrivain apparaît souverainement au diapason. Et puis il y a cet hiatus entre l’abondance de dialogues parfois verbeux et la volonté de faire dépendre l’intrigue du non-dit, des sous-entendus, de la retenue. Procédé dont Tóibín est coutumier, et qu’il doit à sa fréquentation assidue, en tant que lecteur et comme professeur de littérature à Columbia, de Henry James, l’auteur, entre autres, de Portrait de femme, auquel il a consacré un fort beau livre, Le maître (2004). 

Finalement, on rend quand même les armes devant cet autre magnifique portrait. Femme puissante, Eilis Lacy l’est, dans un contexte où tout porte à l’impuissance, ce qui ne la rend que plus convaincante, dans son implacable détermination, laissant le mauvais rôle aux atermoiements incessants de son amour de jeunesse, sans pour autant disqualifier sa touchante irrésolution. Surtout, on se laisse embarquer par le (faux) rythme ternaire imprimé à l’histoire. Contrairement aux apparences, il se démarque de celui de la valse, en l’espèce la valse-hésitation, deux noires suivies d’un soupir ou de quelque autre silence, pour se risquer du côté du blues. À base de notes bleues, où dominent « perte irrémédiable » et occasions à jamais manquées, ce tempo-là privilégie l’ellipse, la syncope et la dissonance. D’un mot, il organise la confusion des modes, majeur et mineur, autant que des sentiments. Chapeau l’artiste !