Un livre de magie

Oui, c’est un livre de magie que Colm Tóibín donne à lire, à double titre. Magie de l’œuvre de Thomas Mann, magie de l’écriture de Colm Tóibín. En effet, Le magicien n’est pas une biographie de Thomas Mann mais un roman. Ambition singulière, clairement revendiquée, qui situe le livre sur le chemin de crête entre le réel et la fiction.


Colm Tóibín, Le magicien. Trad. de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson. Grasset, 608 p., 23 €


Situation. En contant une vie entière, celle de Thomas Mann (1875-1955), sous forme de roman, Colm Tóibín joue encore plus gros que dans Le maître (2004, 2005 pour la traduction française) qui s’attachait seulement (!) à la vie de Henry James dans les cinq dernières années du XIXe siècle. D’autres romanciers irlandais l’ont précédé dans cette voie, avec un rare bonheur : Colum McCann évoque Noureev (Danseur, 2003), puis une Tzigane célèbre (Zoli, 2006, trad., 2007) ; Bram Stoker revit sous la plume de Joseph O’Connor (Shadowplay, 2019 ; Le bal des ombres, 2020). Le roman, donc, est suivi d’une solide bibliographie : l’auteur, ancien thésard, critique littéraire, sait s’y prendre. C’est donc avec le sérieux du chercheur – et la liberté du romancier – que Tóibín déroule, de « Lübeck 1891 » à « Los Angeles 1950 », les dix-huit chapitres de son livre.

Le magicien, de Colm Tóibín : un livre de magie

Thomas Mann (1926) © Gallica/BnF

Repères. Tóibín rappelle les étapes essentielles de la carrière de Thomas, issu d’une famille aisée de Lübeck ; écarté de toute responsabilité à la mort de son père, il se tournera vers la littérature. Il deviendra célèbre (prix Nobel en 1929). Il lui faudra apprendre la nécessité de protéger son travail des tourmentes du XXe siècle. Celles-ci en effet l’obligeront souvent au secret, parfois à la fuite. Les deux guerres, le nazisme et l’antisémitisme (Katia, sa femme, est d’origine juive) font planer l’ombre de la mort sur une œuvre qui se nourrit aussi des drames familiaux (maladies, suicide de sa sœur Carla).

Vie intérieure. Aux avant-postes lui-même, Tóibín vise naturellement à percer le mystère de la création littéraire. La famille Mann devient la famille Buddenbrook : tout en « se réinventant lui-même en enfant unique », Thomas transformerait sa mère en une « riche héritière allemande, délicate et musicienne… Il ferait de sa tante Elisabeth une héroïne fantasque. Le héros ne serait pas une personne. Ce serait la firme familiale elle-même ». Tóibín, à son tour, doit inventer pour faire entendre la voix intérieure de Thomas Mann en train de bâtir son grand projet. Ce double emboitement – encore la magie – lui permet d’entrer dans la tête de Thomas Mann, comme ce dernier pénètre dans celle de ses personnages : « Il entrerait dans l’esprit de son père, de sa mère, de sa grand-mère et de sa tante. Il les verrait tous et il tiendrait la chronique du déclin de leurs fortunes. » Or, les souvenirs reviennent « sous forme d’images disparates, presque fragmentées ». Cependant, Thomas Mann a la vision du roman « dans son entièreté ». Le passage du réel à sa traduction est décrit comme « un tour de magie » où, une fois disparus les êtres qui lui ont servi de modèles, « la vie de la famille Buddenbrook garderait à l’avenir toute son importance ». La fluidité du texte de Tóibín est un prudent acquiescement à la pensée du magicien. Il convient de saisir l’expression de la vie de Thomas Mann jusqu’à un dernier moment « qui ne serait pas déterminé par la force de l’esprit, mais uniquement par les battements de son cœur ».

Travail. La manière de travailler de Thomas est immuable. Il lui faut un cabinet de travail ; il aime aussi « s’enfermer dans une cellule de moine » tandis qu’une présence féminine proche est la bienvenue : « Il avait plaisir à entendre Katia se déplacer dans l’appartement pendant qu’il créait d’elle une version fictive. » Paul Valéry, son exact contemporain, écrivait : « Elle met une femme au milieu de ces murs / Qui dans ma rêverie errant avec décence / Passe entre mes regards sans briser leur absence » (Intérieur, 1920). Dans cette quiétude nécessaire – ou, soyons juste, dans le tumulte des déménagements –, l’exigence intellectuelle et la quête de vérité mèneront à une radicale révision des valeurs.

Le magicien, de Colm Tóibín : un livre de magie

Colm Toibin © Brigitte Lacombe

Gay. Colm Tóibín, gay lui-même, sait évoquer avec délicatesse l’homosexualité de plusieurs membres de la famille Mann – thématique majeure du livre –, à commencer par Thomas lui- même. Chez lui, elle prend la forme d’une image éclatante, d’une véritable apparition : « Ce qu’il voulait, c’était que Paul apparaisse dans son bureau, dans le halo de sa lampe. Il voulait toucher ses mains, ses lèvres ; il voulait l’aider à se déshabiller. » Surtout Thomas voudrait connaitre ce qui précèderait cette scène, ce que Tóibín appelle « les instants affamés », en écho, semble-t-il, à son livre sur Henry James et à l’article publié en novembre 1993 dans la London Review of Books : « New ways of killing your father ».

Le mal. Colm Tóibín dépeint le combat qui se déroule dans l’esprit de Thomas à l’écoute d’un quatuor de Beethoven. Thomas cesse de réfléchir, laisse la musique pénétrer en lui. Dans ce moment se fait la révélation : il a une tâche à accomplir, celle « d’accueillir le mal dans un livre ». À la fin de sa vie, Thomas découvre dans son esprit deux hommes « qu’il n’était pas devenu ». Un homme resté en Allemagne quand celle-ci devenait barbare (nazisme) serait « un exilé de l’intérieur qui aurait vécu dans la peur ». Un deuxième aurait ignoré la prudence, « un homme dont l’imagination était aussi radicale et flamboyante que l’était sa voracité sexuelle », un homme « effleuré par les démons, dont le talent était le résultat d’un pacte démoniaque ». Le Docteur Faustus (1947) donnera vie à cette ambition. Cette invitation faite au surnaturel ne doit pas surprendre. Reportons-nous à Rome en 1895 : parce qu’il « recevait la visite d’âmes errantes », les deux frères Heinrich et Thomas louent un logement laissé vacant par un aristocrate russe…

Remarquable travail d’érudition et d’imagination, Le magicien est un livre sur Thomas Mann… et sur Colm Tóibín : comment pouvait-il en être autrement ? En outre, sans être un « page-turner » (ou « accrolivre » ?), il se lit comme un roman : n’était-ce pas le but recherché ?

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