Alors que la nouvelle traduction de La maison de la faim par Sika Fakambi permet une lecture renouvelée de l’auteur zimbabwéen Dambudzo Marechera (1952-1987), les éditions Project’îles font découvrir au lecteur curieux la poésie de cet écrivain au destin météorique. Le recueil Cimetière de l’esprit rassemble tous les poèmes qu’il écrivit entre 1972 et sa mort. Y compris ceux dont la version sur papier a été déchirée, préservés grâce à des enregistrements et au travail de celle qui fut sa compagne et biographe, Flora Veit-Wild.
On retrouve ici une langue pleine de fulgurances, kaléidoscope tentant de recomposer une réalité violente, qu’il s’agisse du pays – le Zimbabwe naissant, à peine désenglué de la présence coloniale, est déchiré par les guerres intestines – ou des tourments de l’auteur lui-même (traumatismes, addictions, maladie). Dambudzo Marechera, brillant et cultivé, a étudié à Oxford et vécu dix ans en Angleterre où la presse accueille favorablement son premier roman, mais où il est aussi confronté aux stéréotypes sur les hommes noirs. Ayant grandi en parlant le shona dans ce qui était alors la Rhodésie, ses années sur le sol britannique aussi ont nourri la langue dans laquelle il écrit.
Certaines références occidentales sont explicites : Swift, Rilke, Langston Hughes, Sylvia Plath mais aussi les mythes de la Grèce antique et de l’Europe du Nord et des œuvres canoniques de l’art européen comme Guernica. D’autres sont plus diffuses : Blake (le titre Ni innocence ni expérience), Hemingway (« le soleil aussi se lève ») et des vers qui en français évoquent Rimbaud (« le dormeur est mort pour de bon ») ou Baudelaire (« car elles sont vert pâle les pousses enfantines »). Quelques clins d’œil aussi, jusque dans le titre du tout dernier poème, « Lequel d’entre vous, connards, est la mort ? » qu’on imagine sans peine articulé autour d’un cigarillo par un Clint Eastwood de western. Les références africaines ne manquent pas, il est question de lieux précis et d’événements au Zimbabwe, en Afrique du Sud. Le poète semble avoir des antennes dans le monde entier, sensibles aux bouleversements et aux violences des récits comme des guerres (Liban, Nicaragua, Afghanistan).
Ce n’est pas une poésie désincarnée – certains poèmes sont tout ce qu’il y a de plus charnel – mais la réalité physique s’accompagne toujours de sa finitude ; la préface des traducteurs Xavier Garnier et Pierre Leroux (soulignons la finesse de leur lecture et la qualité de leur travail) évoque « les natures mortes de Marechera » et l’intensité de son œuvre à l’aide de cette formule très juste : « déflagration poétique ». Le poème qui donne son titre au recueil, « Le cimetière de l’esprit », indique que les plaisirs érotiques sont indissociables de la pensée de la mort et de la perte de l’être aimé. On attend la mort comme corollaire de la violence, mais elle n’est pas loin du désir, la poésie les rassemble dans ses rythmes et ses images. Dans les derniers poèmes, elle se fait plus proche encore ; Marechera, déjà marqué par la mort violente de son père quand il était enfant, a perdu sa sœur dans un attentat en 1987, année où lui-même est mort du sida à l’âge de trente-cinq ans. Le recueil est proprement étourdissant, une véritable danse macabre, l’œuvre de quelqu’un qui n’a jamais connu la quiétude ou le confort. « Si l’on vit dans une société anormale, alors seule une parole anormale peut exprimer cette société », a-t-il déclaré dans l’interview qui figure en annexe.
Ces quelques pages d’interview donnent un aperçu de la richesse de la pensée de Dambudzo Marechera, sa conception de la poésie, sa connaissance de nombreux auteurs d’Afrique et d’ailleurs, ses critiques sur des sujets peu abordés à son époque tels que l’excision (Fleur du désert de Waris Dirie paraîtra une dizaine d’années plus tard). Il inscrit les créations africaines dans un ensemble mondial, selon une logique qui ne surprend plus aujourd’hui ; les auteurs africains empruntent à des œuvres d’Europe ou des Amériques tout en étant profondément ancrés dans leur histoire et leur territoire. Marechera aura à peine eu le temps de voir le début de cette reconnaissance mondiale de la littérature africaine avec le prix Nobel décerné au Nigérian Wole Soyinka en 1986. Pour ce qui est du Zimbabwe actuel, on peut évoquer NoViolet Bulawayo dont le dernier livre, Glory, utilise le même principe de parabole animalière que La ferme des animaux d’Orwell, mais raconte aussi des violences faites à des hommes et des femmes sous les yeux de leur famille, devant des enfants, comme dans le poème de Marechera « Guérilleros morts montrés aux enfants des écoles » : « Le corps noirci de coups / Exposé sur l’estrade livré au pourrissement et à l’étude / L’enfant ébahi regarde bouche bée / La mère et ses formes tarifées […] / Le père intouchable criblé de balles ».
Pour finir, on découvre la sensibilité musicale de Marechera (pour qui la poésie est « très proche de la musique »), qui a tenu à lire le poème « Mes bras effacent les montagnes » avec le Boléro de Ravel en fond. Non seulement il sème dans sa poésie des noms de compositeurs, mais certains passages imitent des chansons (« This is the end my friend » répété évoque un titre des Doors) et surtout on reconnaît le phrasé particulier de Marechera, son goût pour les changements de registre et de rythme. L’un des poèmes de Marechera (« Des héros parmi les Bergfrith » ) a d’ailleurs été mis en voix et en musique par Jean-Paul Delore, Louis Sclavis et Sébastien Boisseau sur leur récent album Langues et lueurs.