Depuis près de soixante ans, Robert Coover explore de livre en livre les thèmes et les formes de la littérature, et se les réapproprie. Il n’aspire pas à une métalittérature distanciée, il souhaite entretenir la nécessité d’écrire et renouveler le plaisir primordial de lire. C’est ce qu’il fait encore une fois avec ces aventures de Huck au pays de Mark Twain et du langage.
Voilà ce que les pages culturelles appellent parfois un étrange objet littéraire (tous les livres devraient aspirer à ce titre de gloire) : un livre écrit au XXIe siècle à la manière de Mark Twain quand il écrivait à la manière d’un Huckleberry Finn de son invention, dans une langue pleine de solécismes à l’imitation de parlers pittoresques et locaux du XIXe siècle, le tout traduit en prenant modèle sur quelques transpositions récentes de Mark Twain en un français argotique élaboré pour l’occasion et n’existant nulle part ailleurs [1].
De quoi faire de ce roman le comble de l’artificialité : exactement ce type d’œuvres « postmodernes » signées Robert Coover, considérées selon les cas avec admiration ou circonspection. « Aucune raillerie, aucune condescendance de ma part, aucune parodie comme chez Robert Coover », affirmait dans En attendant Nadeau Michael Cunnigham pour justifier son recours à une forme canonique : « Pour moi, le conte de fées est un genre qui a toute sa noblesse. » Mais quand Coover choisit d’écrire la suite des aventures de Huckleberry Finn, quand il épouse la forme du roman noir (Noir, 2008) ou celle du western (Ville fantôme, 2010), quand il défigure Pinocchio, quand il suit le modèle des Métamorphoses d’Ovide (La femme de John, 2001), quand il reprend les thèmes et les personnages des contes (A Child Again, 2005), est-ce qu’il le fait pour se livrer à la raillerie et à la condescendance ou bien pour rendre hommage à la noblesse des genres ? Est-ce qu’un écrivain de quatre-vingt-dix ans, jadis militant, professeur à Brown, réputé pour son sérieux et sa force de travail, a vraiment besoin de la raillerie pour écrire – ou de la littérature pour railler ? Métafiction est un mot trompeur : pour Coover, il ne s’agit pas de virevolter autour d’un corpus, léger et moqueur, omniscient et détaché, mais bien d’y pénétrer jusqu’au cou, de le comprendre et de l’aimer de l’intérieur, de s’en imprégner, et si possible de tirer une œuvre personnelle de cette imprégnation – c’est ainsi qu’il l’expliquait à Michael Silverblatt, au cours d’un entretien enregistré en 2005 pour son émission Bookworm.
Le lecteur de Huck Finn et Tom Sawyer à la conquête de l’Ouest devra passer par-dessus un premier effet de surprise (les néologismes, les pataquès, l’orthographe monstrueuse) puis un deuxième effet de routine (une langue après tout familière, celle des romans de Mark Twain : les tournures figées de Huck Finn utilisées comme des formules homériques), puis passer par-dessus le soupçon de pure gratuité pour entrer enfin dans le roman – comme si ce récit au énième degré devait se lire avec une ingénuité renouvelée, seule façon de le goûter pleinement. Bien sûr, l’impression de cheminer dans un décor de Hollywood ne lâche pas le lecteur, surtout le lecteur français – mais il faut bien le reconnaître, pour ce lecteur-là, n’importe quel paysage de l’Ouest américain ressemblera toujours à un décor d’Anthony Mann. La prudence de Coover consiste à tenir compte de ces lectures préétablies, à les admettre, à les encourager peut-être avant de présenter un décor différent : le hors-champ, le revers ou le contretype, dominé par la cruauté devenue banale, et par le fortuit. Quand Huck devient cow-boy, il devient tout aussi sûrement garçon vacher, sa vie n’est pas une promenade au soleil couchant accompagnée d’une mélodie à l’harmonica : « Faire avancer deux ou trois mille bestiaux sur tous ces misérables kilomètres, ça n’a rien d’un pique-nique à l’école du dimanche, je vous le dis. On cavalait lentement pour pas que les bœufes ils brûlent trop de viande, et on décollait pas de nos selles pendant pas loin de dix-huit heures par jour […]. Puis fallait faire avec les cloques et les furoncles, la fièvre, la dispepsie, les zémorroïdes et la pneumonie ».
Il faut lire ce roman comme porte d’entrée dans une œuvre d’une très grande richesse, heureusement déroutante.
L’amateur de Mark Twain retrouve chez Coover un bon nombre des personnages des deux romans originels, mais la géographie n’est pas exactement la même, et le temps a passé : la métamorphose des corps est l’effet des années, elle est surtout une conséquence de cette écriture « à la manière de », fidèle et traître, respectueuse et vandale. Le vieillissement des héros, devenus alors pitoyables ou amers, abîmés de diverses façons, n’est pas une marque de cruauté de la part de Coover, ni le résultat d’un choix moral (corriger le romanesque faux par du réalisme cru), mais un choix littéraire : il s’agit d’adopter le genre comme un outil et de s’en servir jusqu’à la rupture, pour en mesurer la portée ; il s’agit aussi de prolonger les lignes de fuites ébauchées par Mark Twain. Dans son portrait de Jim (« C’était un grand nègre avec des bouclettes grises qui retombaient par-dessus ses grandes oreilles »), Coover se montre moins maniériste que Sergio Leone quand il proposait sa version « à l’italienne » du western et montrait le visage de Woody Strode, bien fatigué, grossi n fois. Et malgré ses ampleurs, on ne trouve pas dans Huck tout le grotesque parfois absurde, farceur et moqueur mis en œuvre sans retenue dans Ville fantôme (on pourrait comparer deux versions d’une scène traditionnelle – la guérison d’une morsure de serpent – pour mesurer la subtile différence de tons entre les deux livres).
Comme dans le second volume de Mark Twain, qui lui est consacré, Huck est ici le narrateur et l’antihéros ; il fallait donner la parole à ce vagabond indompté pour décrire les crudités de l’Ouest américain dans une langue sans cesse malmenée : elle fait des détours, le lecteur avec lui, elle met à distance une réalité de toute façon insaisissable. Les mots-valises de Huck sont à l’image des chimères rencontrées au cours de ses voyages de picaro – un picaro devenu tour à tour (mais pas toujours dans l’ordre chronologique) postier du Pony Express, membre de la nation lakota, bandit, soldat, cow-boy et chercheur d’or (à la manière de Little Big Man, Huck change de peau en fonction des péripéties). Tom Sawyer retarde son apparition, toujours conscient d’être un personnage de roman, de vivre une aventure écrite ou d’écrire sa propre légende en la vivant : il attend le troisième tiers du livre avant d’apparaître, au moment propice où il peut jouer son rôle de sauveur, un peu juge officiel, un peu vengeur masqué totalement dépourvu de scrupules.
Robert Coover n’a pas conçu son livre comme un recueil de repentirs à l’adresse des minorités bafouées ; on y cherchera en vain les signes d’une conscience décoloniale d’avant-garde attribuée après coup à des personnages de vagabonds ou de chercheurs d’or. Il n’est pas question non plus d’épargner la sensibilité du lecteur, considéré comme un adulte responsable, quel que soit son lieu de naissance : un Noir y est appelé un nègre, un représentant des Premières Nations n’y est pas forcément un brave type, une Chinoise y baragouine comme dans nos vieux Lucky Luke, un esclave affranchi y remercie béatement « le Seigneu’ », et on n’y croise aucune de ces allégories de femmes édifiantes présentes partout ailleurs.
Une préface n’aurait pas été de trop pour présenter Robert Coover à ceux qui le découvrent : son âge vénérable, le renoncement de son éditeur historique (le Seuil) après trente années de fidélité, la chute de ses œuvres dans les limbes des livres indisponibles (y compris Le bûcher de Times Square, pourtant élevé au rang de « roman culte ») – tout cela, ajouté au goût de l’auteur lui-même pour l’obscurité et le mystère, a fait de Robert Coover un écrivain effacé. Il rejoint dans une relative pénombre certains de ses confrères nés entre 1920 et 1940, comme William Gass, Guy Davenport, Gilbert Sorrentino et John Barth, qui n’ont pas su, ou pas voulu, jouer de la notoriété avec la ruse de Philip Roth. La génération des Jonathan Franzen, Bret Easton Ellis et Jonathan Safran Foer est venue ensuite se placer devant l’objectif des photographes pour rendre toujours plus accessibles les livres et leurs auteurs. (William Gass affirmait en 1995, à propos de son exigeant Tunnel : « Il faut s’assurer que le lecteur, au moment d’entrer dans le livre, est prêt à le faire et mérite d’être là. C’est une sorte de test de compétence. » Déclaration inimaginable aujourd’hui, et presque scandaleuse ; un quart de siècle plus tard, Jonathan Franzen juge plus prudent d’affirmer : « C’est quand je pleure que je me sens investi en tant que lecteur. » Nous sommes entrés dans une époque d’ordalie par les larmes, et nous ne sommes pas près d’en sortir.) Désormais, le lecteur désireux de rejoindre le culte du Bûcher de Times Square doit se tourner vers les livres d’occasion ; en attendant, il peut ouvrir les pages de Huck Finn et Tom Sawyer à la conquête de l’Ouest et se servir de ce roman comme porte d’entrée dans une œuvre d’une très grande richesse, heureusement déroutante.
[1] Stéphane Vanderhaeghe, ici traducteur et acrobate, salue Bernard Hœpffner, traducteur de Twain (et de Coover), à qui il « a “emprunté” un certain nombre de trouvailles ».