Steinbeck enfin en Pléiade

Le volume Romans constitue l’entrée de John Steinbeck (1902-1968) dans la Pléiade. Il comporte trois livres de la prétendue « trilogie du travail », publiés entre 1936 et 1939 : En un combat douteux, Des souris et des hommes et Les raisins de la colère, auxquels s’ajoute À l’est d’Éden (1952). Pour éclairer ce dernier ouvrage, les éditions Seghers publient le journal de bord tenu par l’auteur : Les lettres d’À l’est d’Éden. Journal d’un roman.


John Steinbeck, Romans. Édition publiée sous la direction de Marie-Christine Lemardeley Cunci, avec la collaboration de Jakuta Alikavazovic, Marc Amfreville, Alice Béja et Nathalie Cochoy. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-Claude Bonnardot, Maurice-Edgar Coindreau, Edmond Michel-Tyl et Charles Recoursé. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 664 p., 66 €

John Steinbeck, Les lettres d’À l’est d’Éden. Journal d’un roman. Trad. de l’anglais (États-Unis) et postfacé par Pierre Guglielmina. Seghers, 320 p., 21 €


Dernier écrivain masculin né aux États-Unis à s’être vu décerner le prix Nobel (1962) sans jouer de la guitare, John Steinbeck entre dans la Pléiade. Il était temps : Faulkner (1977) et Hemingway (1966) l’avaient précédé de loin, alors qu’à Stockholm leurs apothéoses respectives étaient rapprochées (1949 et 1954).

Romans : John Steinbeck enfin en Pléiade

John Steinbeck (1949) © CC BY 4.0/UCLA Charles E. Young Research Library Department of Special Collections

Comment expliquer ce retard ? Cela tient à deux raisons : d’abord, la « trilogie du travail » traite de phénomènes économiques propres à son époque – grèves d’ouvriers agricoles ; exode massif des fermiers chassés par la sécheresse et les tempêtes de poussière du Dust Bowl (« bassin de poussière ») de l’Oklahoma, du Kansas, de l’Arkansas, et du Texas dans les années 1930 ; précarité du travail agricole saisonnier en Californie. Steinbeck s’étant appuyé sur une recherche prodigieuse pour développer ses intrigues, aujourd’hui l’« effet de réel » ainsi produit pourrait paraître dépassé. Une seconde hypothèse – plus spéculative – pour expliquer la réticence hexagonale à l’endroit de Steinbeck : dans un pays voué à la laïcité, une écriture imprégnée d’allusions bibliques peut en repousser certains (s’ils manquent de l’ouverture d’esprit d’un Maurice Nadeau).

Aux États-Unis, personne ne s’offusque de l’omniprésence de la Bible. D’après le site goodreads, parmi les cent livres qu’on trouve le plus souvent dans les programmes des lycées américains, on en compte trois de Steinbeck : Des souris et des hommes (#7), Les raisins de la colère (#26) et La perle (#45). Seul Shakespeare y est davantage représenté.

Steinbeck mérite-t-il un tel honneur ? Ses enjeux romanesques ne sont plus d’actualité : aujourd’hui, il y a un consensus en faveur du droit de grève, et la souffrance des « Okies », les paysans de l’Oklahoma partis chercher des emplois à l’Ouest, séduits par la promesse factice de meilleures conditions économiques, est reconnue. Considéré comme mainstream, Steinbeck a gagné la bataille idéologique, grâce en partie à des adaptations cinématographiques. Des souris et des hommes a été mis en scène en 1939 avec Burgess Meredith et Lon Chaney Jr., puis adapté de nouveau en 1992 avec John Malkovich remplaçant Chaney dans le rôle de Lennie, le géant naïf incapable de maîtriser sa force brute. Les raisins de la colère, version 1940, est magnifique, tourné en noir et blanc par John Ford, avec le jeune Henry Fonda dans le rôle de Tom Joad. Et puis il y a le célèbre À l’est d’Éden (1955) d’Elia Kazan, premier film avec James Dean à l’affiche.

Romans : John Steinbeck enfin en Pléiade

Des travailleurs agricoles à Salinas (1940). U.S. National Archives and Records Administration/WikiCommons

En un combat douteux (1936), roman par lequel ce volume débute, est le moins connu. S’inspirant de plusieurs grèves dans le milieu des ouvriers agricoles de Californie affectés par la concentration des terres, il a été salué par la critique de l’époque comme le meilleur roman de grève. Gide l’a qualifié de « beau livre atroce », ajoutant : « ce que Steinbeck montre admirablement (sans pour autant rien démontrer), c’est comment sont amenés et contraints à la perfidie, à l’injustice, à la cruauté résolue, ceux à qui tous les autres moyens de luttes sont refusés ». En effet, l’intrigue évite tout manichéisme : Steinbeck affirmait sa visée métaphorique, comme l’explique Marie-Christine Lemardeley Cunci, dans son excellente introduction à ce volume de la Pléiade.

Des souris et des hommes (1937) est le roman le plus touchant de l’ensemble, le rapport entre Lennie Small et son protecteur, George Milton, fait pleurer. Ce duo inséparable de travailleurs saisonniers se fait chasser ranch après ranch, systématiquement virés à cause de la maladresse de Lennie, homme arriéré et mutique, dont la force surhumaine cohabite mal avec son besoin d’appréhender l’univers par le biais du toucher. Il affectionne les souris, il en garde toujours une dans sa poche en guise de talisman, écrasant la pauvre bête sans s’en rendre compte. Lorsqu’il s’approche des femmes, ce comportement crée des ennuis, ses mains sont attirées par leurs jupes et leurs cheveux, avec des conséquences parfois tragiques…

L’homme est-il une souris pour l’homme ? Steinbeck réduit l’existence humaine à son plus petit dénominateur commun, dont la jalousie, la rivalité masculine, la soif d’argent, la faim, le désir sexuel. Ce plat primitif s’offre cru, sans la moindre médiation du narrateur, à travers des dialogues inspirés de dialectes locaux, appris par l’auteur lors des entretiens qu’il a menés au préalable, ou pendant son apprentissage de jeunesse : il passait ses étés à travailler dans des ranchs à proximité de la maison familiale à Salinas, dans le comté de Monterey en Californie.

L’amitié entre l’homme rusé et le gentil géant s’enracine dans la solitude, résumée par George : « Les types comme nous, qui travaillent dans les ranchs, y a pas plus seul au monde. Ils ont pas de famille. Ils ont pas d’argent, et puis ils vont en ville et ils dépensent tout…et pas plus tôt fini, les v’là à s’échiner dans un autre ranch. Ils ont pas d’avenir devant eux. »

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Des logis de fortunes réservés aux travailleurs mexicains des exploitations de coton à Corcoran, dans la vallée de San Joaquin, en Californie (1940). U.S. National Archives and Records Administration/WikiCommons

Steinbeck fut accusé d’antiaméricanisme lors de la publication d’En un combat douteux, et de communisme après Les raisins de la colère, mais, comme le remarque Marie-Christine Lemardeley Cunci, ses œuvres « subvertissent le rêve américain autant qu’elles l’exaltent », parce que, dans la plupart de ses romans, ses personnages expriment l’espoir de « posséder un lopin de terre ». C’est le cas dans Des souris et des hommes, où George et Lennie nourrissent le rêve d’amasser assez d’argent pour acheter leur propre ferme. Lemardeley Cunci soutient que Steinbeck est révolutionnaire au sens américain du terme, attaché à la Déclaration d’indépendance de 1776, révolution réinterprétée par le président Roosevelt dans un discours de 1936, où il affirme que les grands propriétaires terriens et les industriels ont récréé une économie féodale, et où il plaide pour le soulèvement de l’homme ordinaire, pour que ce dernier puisse fonder sa propre entreprise : la start-up nation.

Ce retour à l’idéal agraire jeffersonien, transformé en éloge de la terre, confère un aspect mystique à l’œuvre. Dans sa Notice pour Des souris et des hommes, Jakuta Alikavazovic met en garde contre une lecture étroitement réaliste du roman, malgré l’abondance d’éléments allant dans ce sens, parmi lesquels la topographie, le fonctionnement de l’exploitation agricole et le fait que l’auteur semble « transcrire » le langage pittoresque de ses personnages. Alikavazovic préfère évoquer un réalisme « ambigu, voire ambivalent », citant notamment la source du titre, un vers de Robert Burns (1785), pionnier du romantisme, où le poète écossais, lui-même fermier désargenté, s’adresse à une souris dont le nid vient d’être retourné par sa charrue. Des souris et des hommes a donc pour horizon des références littéraires et des menaces existentielles.

Les raisins de la colère (1939) est long – presque six cents pages dans la Pléiade – et moins captivant que le livre précédent, bien qu’il ait été lauréat du prix Pulitzer et du National Book Award. On a pris autant de plaisir à lire la Notice, signée Marc Amfreville, où ce dernier rejoint Alikavazovic en soulignant l’ambivalence réaliste/mythique. Côté réaliste, Amfreville note l’attention portée aux fourmis et aux automobiles, exemples d’un « réalisme symbolique ». La célébration de l’idiome populaire permettrait d’inscrire Steinbeck dans la lignée de Mark Twain. Mais l’auteur aurait échoué dans son projet moderniste : ses collages sont moins radicaux que ceux de Dos Passos, et son ancrage sociogéographique moins sophistiqué que celui de Faulkner.

Marc Amfreville estime que le traitement du thème de l’exode constitue une « confirmation originale » des thèses freudiennes – la Nachträglichkeit – sur le trauma : le premier choc pour la famille Joad serait le départ forcé de l’Oklahoma, le second serait l’arrivée en Californie. Pour Amfreville, les échos bibliques ont un caractère « inversé » et ironique : les Okies n’étaient pas des esclaves ; ils ont été chassés de leurs fermes, contrairement aux Hébreux ; Dieu ne pourvoit pas à leurs besoins pendant la traversée du désert ; la Californie est loin d’être la Terre promise, etc.

Romans : John Steinbeck enfin en Pléiade

Une réfugiée du Dust Bowl exilée d’Okhlahoma en Californie (1937). Photographie de Dorothea Lange, The Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, Prints and Photographs: Photography Collection, The New York Public Library

À l’est d’Éden (1952) fut considéré par l’auteur comme étant son chef-d’œuvre : « Je pense que tout ce que j’ai écrit a été, dans un sens, une pratique pour ce livre. » Pourtant, le style et la structure font penser aux Raisins de la colère, dans la mesure où on a encore affaire à une alternance entre des chapitres composés de dialogues et des chapitres – « intercalaires » – voués à d’expansives descriptions du paysage :

« La vallée de la Salinas est en Californie du Nord. C’est un long sillon à fond plat entre deux chaînes de montagnes. La rivière y déroule ses méandres jusqu’à se jeter dans la baie de Monterey.

Je me rappelle les noms que je donnais, enfant, aux plantes et aux fleurs secrètes de la vallée, la cachette de chacun de ses crapauds et l’heure où s’éveillent ses oiseaux en été. Je me rappelle ses saisons et ses arbres, ses gens et leur démarche ; je me rappelle même leurs odeurs. La mémoire olfactive est très riche.

Je me rappelle les monts Gabilan qui dominaient la vallée à l’est, des monts clairs et gais, pleins de soleil et de charmes, des monts fascinants dont on avait envie de gravir les agréables contreforts comme on désire grimper sur les genoux d’une mère chérie. »

Le « je me rappelle » de Steinbeck anticipe le « je me souviens » de Perec, avec le même attachement au lieu, rural ici. La terre est anthropomorphisée, le narrateur se languit d’un paradis perdu associé à la figure maternelle. Le titre s’inspire d’un passage de la Genèse, l’histoire d’un double exil – d’abord des parents, ensuite de leurs fils aîné : « Caïn s’éloigna de la face de l’Éternel, et habita dans la terre de Nod, à l’est d’Éden. »

Comme le remarque Nathalie Cochoy dans sa Notice, la jalousie fratricide se décline ici sur deux générations, répétition qui rappelle pour nous Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë. Steinbeck raconte l’histoire des Trask et des Hamilton, propriétaires des ranchs dans la vallée de la Salinas. La portée de l’intrigue dépasse le cadre local, d’où l’abandon du titre provisoire, « Ma vallée ». Dans le Journal publié aux éditions Seghers – constitué des lettres adressées à son éditeur, Pat Covici –, l’auteur affirme que le meurtre fratricide biblique serait un récit fondateur : « L’histoire est très courte mais, avec ses implications elle a exercé sur les gens une influence plus forte que n’importe quelle autre, mis à part sans doute celle de l’Arbre de Vie et du péché originel. […] Du péché d’Ève sont nés l’amour et la mort. Caïn a inventé le meurtre et il est puni par la vie en étant protégé. La marque sur lui n’est pas infligée pour le punir, mais pour le protéger. […] Je suggère donc pour mon titre : Le Signe de Caïn. »

Romans : John Steinbeck enfin en Pléiade

Un épisode de Dust Bowl à Dalhart, au Texas (1938). Photographie de Dorothea Lange, The Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, Prints and Photographs: Photography Collection, The New York Public Library

Dans une lettre écrite un mois plus tard, Steinbeck annonce que « À l’est d’Éden » s’impose comme titre et il se lance dans l’exégèse d’un autre verset de Genèse, 4 : « Dieu dit à Caïn : “Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu ? Certes, si tu t’améliores, tu seras pardonné. Mais si tu ne t’améliores pas, le péché est tapi à la porte et il aspire à t’atteindre, mais toi, tu peux le dominer.” »

Steinbeck se réjouit d’avoir découvert une traduction alternative du verbe hébreu timshol (régner, gouverner, dominer) – « il se peut que tu règnes sur lui » – qui ouvre la possibilité du libre arbitre, conforme à sa vision du destin de Cal Trask, l’avatar de Caïn. Le dernier mot prononcé par son père, Adam Trask, sur son lit de mort à la fin du texte sera en hébreu (translittéré incorrectement) : « Timshel ! »

L’intertexte hébraïque interpella la critique française. Nathalie Cochoy voit dans ce roman une version sécularisée de la Bible, où les références bibliques témoignent de « la possibilité donnée à l’homme de se soustraire à la force oraculaire des mythes afin de créer lui-même sa propre histoire ». John Steinbeck, existentialiste ? Pour Cochoy, ces références le situent dans la tradition américaine de « l’écriture de l’espace » ; en Amérique, l’histoire individuelle naîtrait à partir de l’« incommensurable » relation de l’homme à la terre, et la déchéance d’Adam Trask serait liée à « la matérialité sensible de la terre américaine ». Alors les Hébreux ? N’étaient-ils pas, eux aussi, attachés à la Terre ? Où est la spécificité des États-Unis ?

Romans : John Steinbeck enfin en Pléiade

Quant à Pierre Guglielmina, dans sa postface à sa traduction du Journal, il avance que ce dernier serait animé par un « entretien de la Trinité catholique et du judaïsme », s’appuyant sur une lettre où l’auteur avoue qu’il se divise en trois personnes : « L’une spécule, l’autre critique et la troisième essaie d’établir les corrélations. »

À ces gloses franco-françaises (y a-t-il plus attaché à la terre qu’un Gaulois ?), votre chroniqueur préfère l’introduction de David Wyatt à l’édition Penguin Books : « Du fait d’exposer si explicitement ses précédents, Steinbeck démontre comment l’origine d’une histoire se trouve dans d’autres histoires, auxquelles elle est redevable. » Wyatt dit que Steinbeck voyait le récit de Caïn et Abel comme le « père » de toute histoire, remplaçant le péché originel. Il cite l’auteur : « La plus grande terreur que peut avoir un enfant, c’est de sentir qu’il n’est pas aimé ; l’enfer qu’il craint, c’est le rejet. » La Bible serait, selon cette lecture, « un livre sur le mystère des enfants préférés ».

Aujourd’hui, dans un pays gouverné par un Fils – surnommé « Jupiter » sans être passé par la paternité –, un Fils conspué par son peuple, cette lecture résonne.

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