Les yeux ouverts sur l’univers

Mary Oppen (1908-1990), épouse du poète américain George Oppen, a publié en 1978 une autobiographie, Du sens, de la vie. En plus d’apporter un éclairage documentaire sur une époque, sur les milieux poétiques, sur des modes de vie et d’engagements, le livre séduit par la personnalité de son auteure.


Mary Oppen, Du sens, de la vie. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Philippe Mikriammos. José Corti, coll. « Série américaine », 288 p., 23 €


Née dans le Montana dans une famille de la petite classe moyenne, Mary Colby rencontra George Oppen à l’université de l’Oregon alors qu’elle avait, comme lui, dix-huit ans. Il venait d’un milieu très différent, juif et fortuné, avec lequel il était en rupture de ban. Mary et George devaient ne plus jamais se quitter.

Le projet qui les unit d’emblée était, dit Mary, celui de « découvrir une esthétique selon laquelle vivre, et de la trouver dans leurs racines américaines ». Elle aurait aussi pu parler d’une éthique car l’un et l’autre étaient désireux de vivre non seulement en êtres créateurs mais aussi en individus indépendants, attachés à leur pays, proches de sa nature et de sa population travailleuse. Pour y parvenir, il leur fallut voyager et prêter attention à l’Histoire en train de se faire : ils s’engagèrent à gauche (au Parti communiste pour George, au sein d’organisations qui en dépendaient pour Mary) et s’impliquèrent dans le travail social et politique. George Oppen cessa alors d’écrire ; en 1948, craignant des poursuites du House Un-American Activities Committee, ils furent forcés de fuir les États-Unis pour le Mexique où ils vécurent neuf ans avant de pouvoir revenir.

Du sens, de la vie : Mary Oppen, les yeux ouverts sur l’univers

George, Mary et Lynda Oppen © D.R.

Du sens, de la vie fait d’abord le récit de cette jeunesse fascinante : un périple en voilier de Détroit à New York City en 1926, des pérégrinations en France dans une carriole tirée par le cheval Pom-pon qui les mène jusqu’au Beausset (Var) où ils demeurèrent un an en 1929 ; l’expérience de l’Europe d’avant-guerre, les tentatives de créer la maison d’édition To Publishers avec un imprimeur à Toulon. Sont évoqués des personnages brièvement rencontrés ou plus longtemps côtoyés (Brancusi, Zadkine, Pound, W.C. Williams, les amis poètes). Il y a des périodes difficiles à cause de la pauvreté, de la guerre (Oppen, qui aurait pu être exempté de service, s’est engagé), les harcèlements du FBI, l’exil… Puis, en 1958, se produit le retour à l’écriture de George. Mary, de son côté, a souffert physiquement et psychiquement : avortements, fausses couches, problèmes pour choisir une activité créatrice personnelle. Âme forte, elle en parle avec réserve et franchise.

Lorsqu’elle écrit son autobiographie, en 1978, George Oppen est un poète reconnu, à l’époque peut-être plus que ses deux amis d’autrefois, les « objectivistes » Charles Reznikoff, de quinze ans son aîné, et Louis Zukofsky, son quasi-contemporain – mais qu’il considérait comme son mentor. La variété des expériences qu’il a vécues a rendu Oppen plus libre, plus ouvert, plus amical, dans son œuvre comme dans sa vie. Il se retrouve assez éloigné des obsessions et des raideurs de ses collègues. On sourit, par exemple, devant l’anecdote rapportée par Mary où Zukofsky, longtemps un proche du couple mais qui, enfermé dans ce qu’elle juge une esthétique « alambiquée » et un dédain des lecteurs, pose à son « disciple » Oppen la question qu’il lui a déjà posée vingt ans auparavant : « Alors tu préfères ta poésie à la mienne ? » et obtient la même réponse : « Oui ». Car Oppen savait être aussi direct et déterminé que son épouse.

Du sens, de la vie nous instruit ainsi autant sur l’état d’esprit d’une partie de la création littéraire américaine du XXe siècle que sur une existence « vécue pleinement », selon certaines valeurs du Nouveau Monde. En effet Mary et George sont « deux enfants de la côte Ouest », avec quelque chose en eux de l’esprit pionnier (l’endurance, le goût de la nature et des activités physiques et manuelles) ; ils sont aussi les représentants de la gauche qui s’est créée dans l’antifascisme des années 1930 et a continué ensuite les combats sociaux et raciaux ; ils sont enfin des créateurs méticuleusement sensibles au monde (Mary s’exprimera dans la peinture et la gravure).

Du sens, de la vie : Mary Oppen, les yeux ouverts sur l’univers

George et Mary Oppen au large de Long Island (1936) © D.R.

Précise, sans détours, les yeux grands ouverts sur l’univers, telle est la Mary Oppen qui écrit Du sens, de la vie. Elle est bien la compagne qu’il fallait (l’inverse étant également vrai) à ce poète qui ouvrait son chef-d’œuvre de 1968, « D’être en multitude » (« Of Being Numerous »), sur ces vers :

« Il y a des choses.

Parmi lesquelles nous vivons et les voir

C’est nous connaître nous-mêmes ».

Ces « choses », Mary, comme George, les a vues, vécues et comprises, autant qu’il était possible.

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