Zadkine et le parfum enivrant de la forêt

Sans cesse, Zadkine (1888-1967) sculpte, dessine, grave, écrit. Il affirme : « Le sculpteur est un ordonnateur, il anime les formes et leur conserve le parfum enivrant de la forêt. »


Ossip Zadkine, le rêveur de la forêt. Musée Zadkine. Jusqu’au 23 février 2020

Catalogue officiel. Éditions du Musée Zadkine/Paris Musées, 178 p., 29,90 €


Dans le musée Zadkine, l’exposition marquante des œuvres d’une quarantaine d’artistes célèbres ou encore récents offre les aspects divers des forêts enchanteresses et inquiétantes : par exemple, les yeux de l’arbre magique de Séraphine de Senlis (1929) ; la blancheur lisse de la Croissance d’Arpi (1938) ; l’espace égaré de la Chaussée boiseuse de Dubuffet (1959) ; les seins roses des branches de Laure Prouvost (2017) ; les champignons absurdes des Augures mathématiques de Hicham Berrada (2019) ; La dernière forêt échevelée de Max Ernst (1960-1970) ; troublante, La forêt noire d’Eva Jospin (2019) qui tisse les ombres, les reflets, les secrets ; les mains dans l’obscurité de La forêt des gestes d’Ariane Michel (2016) ; la Graine de serpentes de Laurie Karp (2013) qui imagine les créatures grouillantes, polychromes, affamées, tragicomiques…

Dans le catalogue de l’exposition, selon Noëlle Chabert (conservatrice générale du musée), Zadkine a toujours été lié aux bois, aux arbres, à sa terre natale. Lorsqu’il était adolescent, il passait ses vacances dans une forêt de son oncle maternel ; il vivait à proximité du dernier fragment subsistant de la forêt préhistorique qui recouvrait les plaines d’Europe après la dernière glaciation ; il bénéficiait d’une rencontre irremplaçable, intime, avec la nature primordiale. Il a écrit : « Les arbres et moi, nous sommes de la même essence. »

En 1960, Zadkine dialogue avec le critique d’art Pierre Cabanne sous le titre Zadkine, le poète des forêts. Il a sans doute retrouvé la mythologie païenne des forêts préchrétiennes et les anciens lieux de résidence des dieux. La forêt vivante serait chez les enfants « l’inquiétante étrangeté » ; l’inanimé serait animé, peuplé des regards entre chiens et loups. Pour Victor Hugo, l’ombre et l’arbre seraient « deux épaisseurs redoutables ». Dans le premier chant de l’Enfer de Dante, le poète se trouve dans la « sylve obscure ».

Ossip Zadkine, le rêveur de la forêt. Musée Zadkine
Tout un peuple de bois, toute une forêt, vue des bois de Zadkine à travers les miroirs de l’œuvre d’Angela Detanico et Rafael Lain, La Fleur inverse. © ADAGP Photo © E. Emo /Musée Zadkine/Roger-Viollet

En son enfance, Max Ernst s’est interrogé : « Qu’est-ce qu’une forêt ? Sentiments mitigés lorsque, pour la première fois, il pénètre dans la forêt : ravissement et oppression. […] Dehors et dedans, tout à la fois. Libre et prisonnier. Qui va résoudre l’énigme ? » La forêt serait féerique, paradisiaque. Labyrinthique, dévorante, elle offrirait les menaces et la désorientation. La lisière des bois attire et peut inquiéter. Apollinaire (L’Enchanteur pourrissant, 1909) évoque le tombeau de l’Enchanteur : « La forêt était pleine de cris rauques, de froissements d’ailes et de chants. […] Des couvées serpentines rampaient, des fées erraient çà et là avec des démons biscornus et des sorcières venimeuses ».

Alors, Zadkine sculpte Les vendanges (1918), une forêt de totems qui sont venus de son enfance russe et surgissent dans l’atelier parisien. Zadkine est ici proche des forêts peintes par Natalia Gontcharova ; tous deux représentent la puissance des troncs, leur régénération, la renaissance, la métempsychose, un réservoir d’innocence, de mystère, de légendes, une protection, un refuge. Pour nous, il s’agit d’explorer la Nature sauvage, de relire les poèmes de Henry David Thoreau. Nous redoutons les industries qui déciment les arbres, la vie des plantes et des animaux en Europe, en Amérique, sur tous les continents.

Dans le catalogue, l’historien de l’art Jérôme Godeau admire Ossip Zadkine comme un « homme végétal ». Zadkine a publié Le maillet et le ciseau. Souvenirs de ma vie (Albin Michel, 1968). Il évoque « la lamentation des troncs », le cours de la Dvina, les sons, les couleurs, les odeurs, les branches tortueuses, les « pins magnifiques », le sable « couvert d’un épais tapis d’aiguilles », des « noyaux d’enfance », une insouciance sauvage, rétive à « l’âge de raison ». Un « démon » fait pencher les branches tendres tantôt vers la terre, tantôt vers le ciel ensoleillé, tantôt vers les ombres. Le « liéchi » est un faune, un gardien barbu, facétieux et redoutable des forêts. Errent un loup gris, Vassilissa-très-belle et sa poupée magique, un faucon fier. Il a écouté les vents âpres et sifflants. La « taille directe » du sculpteur serait une prière ; elle imaginerait des songes, des oracles.

À tel moment, Zadkine achète un tronc de chêne à peine ébranché d’une scierie du boulevard Vaugirard ; il élève Le Prophète avec sa longue tête et les bras repliés. Il sculpte, entre autres, le Torse d’éphèbe (1922), proche des Kouroï de la Grèce antique, un Torse violoncelle (1936-1937), Déméter (1958), Rébecca (ou La grande porteuse d’eau, en plâtre, 1937)… En septembre 1940, solitaire, Zadkine, dans sa maison du Quercy, taille dans un bloc de peuplier une Diane avec son chien.

Ossip Zadkine, le rêveur de la forêt. Musée Zadkine
Ossip Zadkine, Torse d’hermaphrodite (1925-1931), Paris, Musée Zadkine © ADAGP Photo © F. Cochennec,E. Emo/Musée Zadkine/Roger-Viollet

Dans la France vaincue et occupée, Zadkine est confronté aux lois raciales. Le 20 juin 1941, il embarque in extremis sur l’Excalibur, dernier bateau américain à quitter Lisbonne pour New York. Pendant ce temps, à Paris, un couple a fait main basse sur les ateliers de la rue d’Assas. Dans le jardin, les grandes sculptures de Zadkine sont condamnées à la décomposition végétale, à la pourriture. Plus tard, Zadkine assiste à la dislocation de certaines de ses œuvres.

Pendant les quatre ans de son exil, il souffre : « Ma vie en Amérique s’est écoulée dans une espèce de tarissement de mon imagination. » Pourtant, en 1943-1944, il taille dans le grès un Rêveur acéphale et amputé de ses deux bras ; mais, sur ce corps minéral, l’incision du dessin trace une exubérance végétale dans les formes, une sorte de tatouage. Lorsqu’il regagne la France, en septembre 1945, il recommence : « Je fis alors un groupe de trois personnages dont le bras était comme un lendemain de désastre, formes cassées, chaotiques dans leur déchéance et le haut troué mais rebâti ; j’étais devant la forêt humaine. »

En 1958, dans Les Lettres françaises, le critique d’art Waldemar-George décrit La forêt humaine où « les hommes arborescents forment un taillis balayé par le vent ». Zadkine a combattu avec le ciseau et le maillet.

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