Communautés transatlantiques

« A », l’œuvre du poète objectiviste américain Louis Zukofsky (1904-1978), est pour la première fois totalement traduite en français, par François Dominique et Serge Gavronsky. Cet événement s’accompagne de la republication de l’anthologie Orange Export Ltd., du nom de la maison d’édition fondée en 1969 par le poète français Emmanuel Hocquard (1940-2019) et sa compagne, la peintre Raquel Levy (1925-2014). Hocquard fut l’un des introducteurs et traducteurs d’un certain pan de la poésie américaine moderne en France, dont celui des objectivistes et de Louis Zukofsky en particulier. Cette « communauté transatlantique », analysée par la chercheuse Abigail Lang dans La conversation transatlantique, prend corps à travers cette actualité éditoriale où se loge « une part de la mémoire du contemporain ».


Louis Zukofsky, « A ». Trad. de l’anglais par François Dominique et Serge Gavronsky. Nous, coll. « Now », 792 p., 35 €

Emmanuel Hocquard et Raquel, Orange Export Ltd. 1969-1986. Flammarion, coll. « Poésie », 26 €

Abigail Lang, La conversation transatlantique. Les échanges franco-américains en poésie depuis 1968. Les Presses du réel, 331 p., 26 €

Nathalie Koble, Abigail Lang, Michel Murat et Jean-François Puff (dir.), Emmanuel Hocquard. La poésie mode d’emploi. Les Presses du réel, 392 p., 27 €


Orange Export Ltd. : le nom fait surgir des images de lettres imprimées sur des caissons emplis d’oranges empilées dans les cales des bateaux ou sous les étals des marchés. On y entend le départ, la Méditerranée, le voyage d’import-export, sans lieu propre. Dans Ma haie (P.O.L, 1987), Emmanuel Hocquard évoquait avec malice l’importance du fruit dans son travail : « D’aucuns se sont mis sous le signe des pommes. Moi c’est plutôt sous celui des oranges. »

Louis Zukofsky, Emmanuel Hocquard : communautés transatlantiques

Emmanuel Hocquard, à Tanger © Juliette Valéry

Sous ces lettres secrètes se cache le signe de la petite maison d’édition créée dans un atelier de Malakoff. Née, selon les dires de ses fondateurs, d’un « manque dans l’édition » et surtout d’un désir de « faire des livres ensemble », Orange Export Ltd promeut jusqu’en 1986 des tirages limités à 100 exemplaires, des livres courts et soignés abritant des textes poétiques composés au plomb sur des pages où le blanc et le silence indicible s’étendent entre les signes. Emmanuel Hocquard et Raquel Levy cherchent alors à fournir aux poètes un espace de création différent, plus artisanal et expérimental que ceux que les grandes maisons d’éditions leur offrent alors. Emmanuel Hocquard compose les livres à la main, répondant ainsi à « une idée bizarre de [son] enfance » selon laquelle « les écrivains écrivent leurs livres tout imprimés ». Stéphane Baquey, qui signe la riche préface de l’anthologie, affirme : « Le livre devient un espace critique où est expérimentée une menace pesant sur le sens et la représentation, mais aussi recherché un apaisement, voire une vie heureuse ».

Si, du fait des contraintes éditoriales des grands tirages, l’anthologie ne permet pas de mesurer à sa juste mesure la beauté technique et manuelle de ces livres, elle fait résonner cette vie heureuse et collective, habitée par une forme de simplicité et d’évidence : « Il n’y avait pas d’ordre du jour ; la seule consigne était d’apporter du vin. On échangeait des idées, on parlait de nos lectures, on se prêtait des livres et des numéros de revues. C’étaient des réunions à la fois très joyeuses et studieuses », affirme le fondateur des éditions. L’ouvrage Emmanuel Hocquard. La poésie mode d’emploi, issu d’un colloque consacré au poète en 2017, permet de ressaisir la singularité de cette entreprise collective.

Abigail Lang évoque notamment l’atelier de Malakoff comme un « lieu de sociabilité version moderne des cénacles du XIXe siècle ». La chercheuse souligne à dessein qu’« il s’agit [aussi] de précipiter des rencontres avec des textes et entre écrivains ». Une véritable constellation de la modernité poétique et artistique se dessine dans l’anthologie Orange Export Ltd., non seulement entre les poètes dont aucun nom n’est aujourd’hui oublié (Jacques Roubaud, Alain Veinstein, Claude Royet-Journoud, Mathieu Bénézet, Georges Perec, Olivier Cadiot, Anne-Marie Albiach, Bernard Noël ou encore Franck Venaille), mais aussi entre les peintres (de Raquel à François Deck ou, parmi d’autres encore, Gérard Titus-Carmel).

Louis Zukofsky, Emmanuel Hocquard : communautés transatlantiques

Raquel Lévy et Emmanuel Hocquard à l’atelier de Malakoff (entre 1975 et 1980) © D.R.

Le poème d’Edmond Jabès « Des deux mains », initialement accompagné de papiers teints et de peintures de Raquel Levy, est à cet égard particulièrement saisissant. Il laisse entendre une forme de collaboration physique incarnée par ces « deux mains » tendues entre l’absence, le manque et la présence : « Le corps caressé épanouit la main. Au poing manque la caresse ; manque également la plume. – La plume entrouvre la main. La main s’ouvre au vocable, s’ouvre à la distance. » Le texte de Jabès qui clôt son poème, adressé et dédié au couple, restitue l’intensité du lien créé au sein de l’atelier de Malakoff. Jabès y évoque la poésie retrouvée : « Mots d’abîme, sans espace dans l’immense et insensible espace, voici, chère Raquel et cher Emmanuel Hocquard, que vous avez créé, pour eux, un univers à leur mesure ; leur univers à votre mesure ». Si l’anthologie Orange Export Ltd., marquée par l’absence des peintures de Raquel Levy et des autres artistes qui ont pourtant dialogué par l’image dans presque chacun des livres édités par Emmanuel Hocquard, apparaît comme un espace amputé de sa part picturale, elle donne cependant à sentir une belle part de la dimension collaborative de cette aventure. On y perçoit la trace vivante d’une hospitalité incarnée par l’objet livre qui, par sa simplicité et ses blancs, ne conserve que l’essentiel.

Cette anthologie incarne ainsi cette « communauté négative » analysée avec acuité par Stéphane Baquey dans sa préface. Habitée par le manque, le « désœuvrement » de Jacques Dupin, « la césure » d’Anne-Marie Albiach, ou la fragilité de Charles Juliet, le livre prend forme sur le blanc et la menace du silence. Le poème de Danielle Collobert, « Survie », écrit peu avant son suicide, incarne cette colonne absente sur laquelle le corps semble se bâtir et disparaître à la fois.

Dans sa diversité et sa richesse, l’anthologie Orange Export Ltd. contrevient à l’idée selon laquelle la poésie dite « blanche » des années 1970 serait froide et dénuée d’affect. Elle donne au contraire à entendre la douleur et le désir des corps, une forme de liberté et d’inventivité formelles qui s’entend également à travers une attirance pour d’autres langues, l’anglais notamment. L’ensemble est animé par une conversation vivante avec certains poètes anglophones, parmi lesquels Kenneth White, Cid Corman, ou Keith et Rosemarie Waldrop. Derrière eux et le dialogue qu’ils nouent avec les poètes français, on perçoit l’héritage des objectivistes américains découverts par Hocquard, notamment grâce à l’aventure de la maison d’édition. L’anthologie nous déplace ainsi de l’autre côté de l’Atlantique, et incarne l’un des fragments de cette passionnante « conversation transatlantique » mise au jour par Abigail Lang dans le livre portant ce titre. La parution simultanée de ces ouvrages renoue et incarne ce dialogue jusqu’à présent confidentiel et encore jamais si clairement analysé.

Louis Zukofsky, Emmanuel Hocquard : communautés transatlantiques

Séance de traduction collective à l’abbaye de Royaumont © Pierre Gaudin

Si, selon Stéphane Baquey, les « livres d’Orange Export Ltd. accomplissaient un retour à l’espace du détroit, entre deux rives, Tanger et Gibraltar », ils font signe aussi vers l’Amérique, là où les poètes ne sont pas, selon Hocquard « perchés sur leurs échasses ». Abigail Lang rappelle l’histoire de cette conversation particulière qui se noue à partir de 1968 autour d’un coup de foudre commun. On prend ainsi la mesure de l’intensité de ce moment, entre analyses approfondies et anecdotes, où l’on apprend par exemple qu’« abasourdie par la découverte de Reznikoff, Liliane Giraudon se détourne un temps de la poésie pour se consacrer à la nouvelle ». L’étude du geste de traduction de A-9 de Louis Zukofsky par Anne-Marie Albiach permet de saisir la manière dont celui que Roubaud avait qualifié de « poète le plus important de ce siècle » a influencé la poésie française des années 1970. Abigail Lang tisse avec allant l’impressionnante toile qui relie les poètes modernes français aux poètes américains des avant-gardes et dont on perçoit aujourd’hui l’empreinte.

Ces échanges poétiques franco-américains prennent corps dans des aventures collectives menées notamment par Hocquard à travers Orange Export Ltd. ou d’autres lieux (l’association Un bureau sur l’Atlantique, les séminaires de traduction collective à l’abbaye de Royaumont, les lectures dans le cadre de l’ARC au musée d’Art moderne) qui ont pour lame de fond le renouvellement des formes poétiques. La poésie de Zukofsky, l’alliance qu’elle opère entre l’inventivité formelle et la réflexion politique, représente une source majeure d’inspiration, un « répertoire particulièrement foisonnant et original », selon Abigail Lang.

La première traduction française intégrale du monumental « A », l’œuvre d’une vie de Zukofsky, soit plus de 770 pages en français, fait résonner la puissance de ce répertoire. Les 24 fragments de « A », écrits entre 1928 et 1974, sont traduits et rassemblés en un seul volume où se dessine une étourdissante épopée du sujet engagé dans le monde qu’il écrit. Ses traducteurs, François Dominique et Serge Gavronsky, évoquent dans leur préface l’absorption par le poète de « tous les objets qui s’offrent à lui au cours du temps » et sa transposition musicale. On entend résonner les notes de Bach qui se mêlent à la saisie photographique, sur le vif, de paysages de villes et de campagnes, de saisons et de végétaux : « Printemps où l’énergie captive se libère, / Le vent remue l’herbe neuve / C’est un prélude à la Passion – / « J.S.B., chaque fois qu’on joue ce choral / L’homme se tient alors debout. » « A » constitue selon ses traducteurs un véritable « canevas historico-biographique [qui] entrecroise des trames musicales, économiques, philosophiques et littéraires ».

Louis Zukofsky, Emmanuel Hocquard : communautés transatlantiques

Louis Zukovsky © D.R.

L’accent est mis dans cette traduction sur la musique, et ses auteurs nous enjoignent à « lire [ce texte] comme la musique ». On y entend la polyphonie du monde urbain résonner et se mêler à la réalité historique, à celle de l’amour du poète pour Célia, sa femme, et Paul, son fils, ou encore son père. Loin du « lyrisme froid » ressenti à la lecture de la traduction d’Anne-Marie Albiach notamment, celle de « A » par François Dominique et Serge Gavronsky déplace l’œuvre du poète du côté d’une prosodie empreinte d’une joie sonore et mélancolique. Les traducteurs nous recommandent de lire à voix haute, pour ressentir en français « l’emportement » qui a été leur « plaisir » et leur « parti-pris ». A-14 fait ainsi vibrer ensemble la couleur de l’orange (« Une / orange / notre / soleil / le feu / la pulpe »), les chants du Hallel, l’image – récurrente – du cheval, ici décharné (« Cheval dé- / charné terre / froide mourant à »), à laquelle se surajoute l’image du fils doublée du souvenir de la mort du père (« L’enfant a pleuré / deux fois, la première / quand on lui a dit / comment il était né / et une autre fois / quand son grand-père / mourut »). « A » nous invite à nous perdre, par la voix, entre les sons, les images, les voix, les drames du XXe siècle, nous déplaçant physiquement vers un autre monde, une autre vie.

Cette traduction marque une nouvelle époque et un autre rapport aux poètes objectivistes que celui initié par les poètes français des années 1970. Abigail Lang évoque en effet les particularités d’une traduction qui, à l’époque, insiste sur la part de recherche formelle et qui, par exemple, oublie selon Serge Gavronsky de mettre en valeur la judéité du texte de Zukofsky. Selon Abigail Lang, « l’extermination des Juifs d’Europe est à l’arrière-plan de la communauté transatlantique qui naît dans les années 1970 ». Ainsi, la diffusion de cette poésie en France « s’accélère dans les années 1980 au moment où la déportation des Juifs prend en France une place centrale dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale ». Serge Gavronsky et François Dominique situent ainsi l’œuvre de « Zuk » dans une autre perspective, plus historique et biographique, plus incarnée. Ils font alors entendre, à travers les fragments et les collages de voix et de sons, les recherches formelles du poète, le travail de fond sur une identité découpée et multiple, en mouvement.

À la lecture de cette traduction de « A », il s’avère que la poésie de Zukofsky accueille les questionnements les plus actuels et laisse entrevoir la permanence et la vivacité de cette conversation transatlantique. Abigail Lang ouvre à la fin de son livre des perspectives passionnantes, en évoquant le désintérêt actuel des jeunes poètes américains pour la poésie française, jugée trop patriarcale et apolitique, incapable d’accueillir et de reconnaître sa propre histoire coloniale. Elle décrit aux États-Unis une « alliance originale » où « des poètes « biculturels ou issus de l’immigration puisent dans leurs langues et cultures d’origines pour écrire un anglais traversé par ces langues et ces traditions poétiques minoritaires ».

Louis Zukofsky, Emmanuel Hocquard : communautés transatlantiques

Poètes français et américains pour le festival Polyphonix en 1981. De gauche à droite : J. Mac Low, M. McClure, H. Chopin, B. Heidsieck, W. Burroughs, J. Giorno, Alurista, J. Grauerholz, D. Di Prima, D. Garvey, X.M. Algarin (debout) et L. K. Johnson, R. Cordier, J.-J. Lebel (assis) © Françoise Janicot / ADAGP

Ces dernières réflexions résonnent avec des questions qui émergent à la lecture de cette conversation transatlantique se nouant entre une certaine poésie française avant-gardiste et une certaine poésie américaine du XXe siècle, blanche, essentiellement hétérosexuelle et masculine (on citera Lorine Niedecker parmi les objectivistes dont la traduction en français s’est révélée bien plus tardive). Les poètes français des années 1970 ont, semble-t-il, ignoré un autre pan de la poésie américaine, aujourd’hui peu à peu traduit mais encore minoré. On s’étonne en effet de l’absence dans ces échanges de grandes poétesses américaines telles qu’Adrienne Rich ou Audre Lorde, qui ont associé à la recherche d’une langue poétique singulière l’affirmation d’une identité féminine, homosexuelle et noire pour certaines. Ces dernières forment une autre constellation qui ne dialogue que depuis peu avec la poésie française, comme en témoigne par exemple l’anthologie Je transporte des explosifs on les appelle des mots, parue en France l’année dernière.

Cette absence au sein de cette conversation transatlantique – dont on peut tout à fait percevoir les raisons matérielles et concrètes (cette poésie féministe circulait autrement, selon d’autres canaux, loin des champs universitaires) – nous renseigne aussi sur sa nature. Si la poésie française, comme le souligne à juste titre Abigail Lang, « continue à ignorer les ressources poétiques des espaces colonisés et de la francophonie », la parution simultanée de ces quatre ouvrages nous montre aussi qu’elle semble avoir peiné à intégrer la dimension multiculturelle et minoritaire de la poésie américaine dans son ensemble. Les dernières traductions en français de la poésie américaine objectiviste, comme par exemple celle de « A » par François Dominique et Serge Gavronsky, ainsi que la redécouverte récente de la poésie américaine féministe, peuvent témoigner, à l’inverse, d’une ouverture nouvelle à cette part minoritaire et métissée de la poésie états-unienne, et peut-être aussi française.

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