Déclaration de tendresse

« Soult, Masséna, Davout, Kellermann. Pourquoi a-t-on donné des noms de vainqueurs à ces lieux incertains ? Elle était là, notre patrie. » La phrase est tirée des Boulevards de ceinture, de Patrick Modiano. En lisant Zoner, le récit de Bernard Chambaz, on peut à la fois la confirmer et la contredire : les « boulevards des maréchaux » ont quelque chose d’incertain mais quelques-uns de ces grands soldats ont été des vaincus. La mort cruelle de Brune, en 1815, en témoigne. Chambaz l’historien le rappelle. Quant au piéton qui marche sur les pas de Fargue, Calet et Queneau, il raconte bien d’autres choses et épuise, à sa façon, un lieu parisien.


Bernard Chambaz, Zoner. Flammarion, 224 p., 19 €


Avant d’être le titre du plus célèbre poème d’Apollinaire et des terrains vagues établis autour des anciennes fortifications de Paris, « zone » désigne une ceinture que portaient les femmes au Moyen Âge. Zoner, c’est, pour commencer, se coucher. Et puis trainer, et déambuler, vagabonder. C’est un beau verbe, au sens où il dérive d’abondance, comme ce qu’il désigne. On aime, selon le mot de Calet, « flâner pour récolter, des souvenirs personnels, en poudre, en grains […] des fragments d’histoire de France, des fraises des bois ». Pour les fraises des bois, il faudra repasser ; pour le reste, on aura son content en lisant Zoner, de Bernard Chambaz.

L’auteur fait trois fois le tour de cette ceinture parisienne aujourd’hui doublée par le périphérique. Ses vadrouilles lui permettent « d’avancer par retouches et reprises, au gré de ce ravaudage à quoi ressemble un peu – tout compte fait – ce qu’on nomme la littérature ». Flâneur, cycliste, coureur à pied, mais d’abord poète et romancier, Chambaz a plus d’un rayon à sa bicyclette. Mais ici il fait vivre la pulsation d’un grand cœur sous sa semelle puisqu’on ne saurait zoner sans battre la semelle, selon l’expression consacrée.

Zoner, de Bernard Chambaz : déclaration de tendresse

Porte d’Italie © Jean-Luc Bertini

La première fois, il marche de la porte d’Italie vers le nord-est, la deuxième, il roule à moto, de nuit, vers l’ouest, la troisième, très brève, il survole les lieux en utilisant Google Maps. Le plus important de ses trajets reste le premier, d’une porte à l’autre, de la gare à Bercy, ou d’Auteuil à Saint-Cloud. La Cité universitaire donne lieu à un chapitre en soi, peut-être parce que cet ilot à la lisière de Paris est ce que le même Modiano considérait comme une principauté, un lieu à part supposant le franchissement d’une frontière. Les vertus de ce lieu à l’écart étaient nombreuses. L’un des personnages d’Une jeunesse y connaissait justement un bain de jouvence.

Chambaz chemine donc sur ces boulevards le long des immeubles bâtis au siècle précédent souvent en brique, mais pas seulement, puisqu’on distingue des hôtels particuliers souvent plus anciens et des voies privées inaccessibles au péquin moyen. Les rues adjacentes l’intéressent, qui fuient vers Vitry, Les Lilas ou Issy.

Un tramway circule depuis quelques années, dont les stations portent des noms, souvent connus, comme Alexandra David-Néel vers la porte de Vincennes ou Delphine Seyrig porte de Pantin, parfois ces noms se trouvent ainsi sortis de l’oubli. Se rappeler les noms propres, et Bernard Chambaz le fait de façon systématique, c’est feuilleter, au sens où on lit, le Temps qui passe. Mais c’est aussi faire de la ville un feuilleté, un ensemble de strates qui se superposent ou s’effacent.

Ces noms sont de toutes sortes : des bienfaiteurs côtoient des savants, des aviatrices se mêlent aux résistants souvent morts fusillés ou déportés. Il y faudrait les plaques qu’a photographiées Philippe Apeloig mais, bon, un bouquet de fleurs fanées sert de rappel, à l’occasion. Ces noms rassemblés, sans ordre bien clair, ce sont aussi les contradictions et les paradoxes qui s’accumulent. Dans les cités de banlieue ou les zones pavillonnaires, les noms de fleurs, de poètes ou de cinéastes semblent donner une cohérence. Il convient de lire ces noms accolés comme on lit le poème « Hôtel Hilton », de Queneau : l’énumération fait sens, ou prend le sens qu’on voudra bien lui donner.

Chambaz peut au moins suivre une ligne : celle des maréchaux. Il y a ceux qu’il aime ou admire, pour leur dévouement, leur honnêteté et souvent leur courage, comme Poniatowski, Macdonald ou Ney, ceux qu’il apprécie moins comme Davout, ou dont il dénonce le comportement, tel Soult ou Masséna. Au fond, ce sont les hauts et les bas de l’histoire de France et les noms de Changarnier ou Lamoricière pourraient rejoindre celui de Bugeaud, doté d’une avenue proche de l’avenue Foch. Tous trois se sont distingués lors de la conquête de l’Algérie. Heureusement, la ville honore aussi Angèle Mercier, résistante, matricule 31851 à Birkenau, morte dans le camp, et Farhat Hached, dont je découvre l’existence (il n’est pas le seul dont j’apprends qui il était et ce qu’il a fait), syndicaliste tunisien assassiné au début des années 1950. En somme un « précurseur » de Ben Barka. Lounès Matoub a sa rue, et on peut le citer : « Quel que soit le nombre d’étoiles qu’ils feront tomber, le ciel ne bougera pas. » On ne sait qui a tué le chanteur kabyle ; on peut le deviner.

Zoner, de Bernard Chambaz : déclaration de tendresse

Au stade Carpentier, Boulevard Masséna (porte d’Italie) © Jean-Luc Bertini

Le périple parmi les noms est aussi une balade des yeux. L’auteur reprend la fameuse injonction de Verne, que Perec citait aussi : « Regarde de tous tes yeux, regarde ! » Et tout est à voir, à contempler, observer ou noter. Cela dit, comme le disait le même Perec épuisant son lieu parisien, ce n’étaient pas l’église, le commissariat ou l’hôtel des finances qui l’intéressaient, mais « les gens, les voitures et les nuages ». Il convient donc d’avoir le nez levé vers le ciel, vers les tours d’Italie dont l’auteur peine à compter les étages, d’observer les scènes de rue, de voir les murs. Ainsi de ce tag, près de la porte des Poissonniers : « Une frite, si elle a pas de mayo, elle peut pas aller à la piscine. » Yves Pagès pourrait l’ajouter à son très plaisant Tiens, ils ont repeint !

Certains bâtiments ou espaces renvoient à l’histoire personnelle de l’auteur. Il a vécu adolescent boulevard Brune ; il y est revenu adulte. Il a beaucoup fréquenté les stades pour pratiquer le rugby ou l’athlétisme. Il se rappelle un certain professeur Poirier, connu comme écrivain et professeur au lycée Claude-Bernard où étudiaient les garçons, quand les filles fréquentaient le lycée La Fontaine. Non loin de là, près du stade Jean-Bouin, une école le trouble : on y prépare des « bachelors » et des « mastères » dans le domaine du sport. Le Tremplin, juste à côté semble une caricature : « un véritable hub de l’écosystème sportif à Paris qui rassemble les start-up de l’industrie du sport ». Le Parc des Princes n’est pas loin. On fera le lien entre les business, ou pas.

Les lieux d’une certaine mémoire ne sont jamais loin non plus, que Chambaz désigne : le stade Pierre-de-Coubertin, porte d’Auteuil, a été le 17 octobre 1961 un centre de détention pour les manifestants algériens. Ailleurs, l’ancien musée des Colonies est devenu le musée national de l’Histoire de l’immigration. Ce qu’on apprend à l’intérieur dément ce que montre la façade, avec son « bas-relief sous le signe d’une abondance idyllique ».

Et puis ces boulevards, cette zone qu’aurait pu chanter un Apollinaire d’aujourd’hui, énumérant par des « il y a » ce que l’on voit de la ville, c’est aussi une misère qui a peu changé depuis Blaise Cendrars décrivant les lieux comme une « couronne d’épines à double tortil posée sur la grâce émaciée de Paris ». Il n’est qu’à lire les chapitres consacrés à la porte de Montreuil, au boulevard Ney et à la porte de la Chapelle. Dans La clôture, Jean Rolin la disait déjà, telle qu’elle s’étale, telle qu’elle se vit dans des marges de plus en plus visibles et c’est effrayant.

La boucle est bouclée, l’auteur rentre chez lui, remontant l’avenue d’Italie, achetant pour son amoureuse un joli bouquet à trois francs six sous. Quant au lecteur, muni de ce bréviaire aussi riche que léger, il ira baguenauder sur les pas d’Henri Calet et de Léon-Paul Fargue. Mais pas sur leurs semelles, cependant.


EaN a rendu compte de quatre ouvrages de Bernard Chambaz : Et, Etc., Petite philosophie du ballon et Une histoire vivante des ouvriers.

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