L’art du clair-obscur

La littérature nous dote d’une autre mémoire, plus riche, plus complexe, et parfois plus vivante que la nôtre, mais qui tient à celle-ci par une multitude de liens ténus, si bien que, se remémorant l’un ou l’autre des grands monstres qui poursuivent secrètement en nous leur existence, nous hameçonnons souvent notre passé – et inversement. Témoin, le dernier recueil de Bernard Chambaz, où les deux ordres de réalités se mêlent, connivence suggérée par le titre qui, pour être minimal, n’en est pas moins éloquent : Et.


Bernard Chambaz, Et. Flammarion, coll. « Poésie », 152 p., 18 €


Au fil de ce livre, comme dans le précédent (Etc., Flammarion, 2016), sont évoqués quelques-uns des poètes chers à Bernard Chambaz : Ezra Pound, Pétrarque, Nerval, Kerouac, Aïgui, Bénézet. Si chacune des séquences est centrée sur un ou deux d’entre eux, c’est de façon très libre, et même désinvolte : une construction par juxtaposition de scènes brèves, collage de réminiscences littéraires ou historiques que viennent colorer çà et là des adresses à l’amoureuse et des souvenirs personnels, réduits parfois à une simple esquisse (« toi penchée au-dessus du lavabo ; / un abricot entre les dents ; torse nu / devant la glace ; amorçant le noyau / du poème »), en une suite qui ne semble gouvernée que par les associations d’idées ou, pour Nerval et Kerouac, un feuilletage au hasard de leurs livres. La première section est, de ce point de vue, particulièrement frappante. Le récit du fil des jours amène tout à coup, comme fortuitement, la vision d’Ezra Pound dans sa cage pisane. L’image essaime aussitôt :

« et sa cage était à l’extrémité d’une rangée de cages

– accroupi

en scribe sur le sol en béton

brûlant comme la plaque de métal au-dessus

de sa tête –

Et sec comme un bédouin

tantôt lézard

tantôt gorille

moins la force et la méchanceté

les yeux rivés sur la route où passe un bœuf blanc

rivés

sur les montagnes

aux noms chinois

le ciel ému

par un souvenir de ciel très tendre du quai d’Anjou »

appelant d’autres épisodes de la vie du poète américain, et d’autres cages, celle de l’aviateur jordanien brûlé vif à Raqqa par Daech, celle de Rosa Luxemburg à Varsovie, violentes convulsions de l’Histoire auxquelles font contrepoint des souvenirs lointains et heureux d’Italie et de Syrie – et aussi, figures de liberté, de nombreuses apparitions d’oiseaux. Les poèmes de cette liasse sont agrafés par un et initial qui relance à chaque page « la mécanique du poème » et en favorise la dispersion, en dépit de l’effort revendiqué de « resserrer à / l’essentiel » : l’écriture conduit plus qu’elle n’est conduite. Libre est aussi le vers, découpé par le sens mais soumis, dans ses sinuosités, aux seules contraintes du souffle : « tout est question de respiration », rappelle celui dont on sait (Petite philosophie du vélo, Flammarion, 2014) qu’il est un cycliste chevronné.

Bernard Chambaz, Et

Bernard Chambaz © Richard Schroeder

Les lecteurs de Chambaz auront remarqué son jeu vaguement fétichiste (les poètes le sont souvent : ils se fixent des contraintes, à base de lettres ou de nombres, qui semblent arbitraires, mais qui encadrent et nourrissent leur imagination) avec les titres de ses recueils. Depuis vingt-cinq ans, tous débutent par la lettre E (Entre-temps, Échoir, Été I puis II, Etc., Et à présent − de même chacune de ses sections). Ces titres, on le voit, vont en s’amenuisant, image typographique du passage du temps, qui ne peut conduire (après quelles soustractions : É, puis l’accent seul ?) qu’au silence. C’est un jeu, bien sûr ; mais peut-être n’est-il pas tout à fait innocent.

L’éloge de la vie, de l’amour, de la beauté, de l’Italie, même métissé de douleur ou de mélancolie, faisait sa voix singulière. L’appréhension par les sens reste vive, quoique souvent tirée du passé (« la splendeur de ce qui fut / persiste ») ; les notations amoureuses sont nombreuses ; la fantaisie n’est jamais très loin, en particulier dans les pages où l’on voit le jeune Kerouac manier la langue française en un délicieux québécois phonétique (« j’suis écouté des ti-Neigres à la trompette / dans le gros engouffement / d’l’universe ») ; mais ces pages sont contaminées par un sentiment de perte inéluctable. Outre ce qu’il doit à un fils disparu, dont le fantôme passe discrètement de livre en livre sous une forme empruntée – le plus souvent l’aile d’un martin-pêcheur –, ce recueil est assombri par la mort d’un cousin, brusquement enlevé par l’Ange fatal, et par un retour sur celle de Mathieu Bénézet, dont l’auteur fut proche.

Lisant ces pages d’un poète qu’on aime depuis longtemps, on ne peut se déprendre d’une impression de lent crépuscule : « le nôtre bientôt / qui me serre le cœur car tout finira ». Cet art du clair-obscur est résumé par ces mots de Boileau, opportunément cités dans Et, qui semblent aujourd’hui définir sa manière : « Heureux qui, dans ses vers, sait d’une voix légère / Passer du grave au doux, du plaisant au sévère ».


Grand amateur de football, Bernard Chambaz a également signé une Petite philosophie du ballon dont EaN a rendu compte dans son numéro 58.

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