Les mains, les outils et les lieux

En couverture de l’album Une histoire vivante des ouvriers, on voit des mains ouvertes, teintées d’ocre. Des mains aussi vivantes que ce monde, né au milieu du siècle des Lumières, et qui a connu son moment le plus intense avec la révolution industrielle. Pour raconter le travail, en France, en Italie, en Angleterre et en Allemagne, Bernard Chambaz a choisi des photos, prises entre 1900 et 2020 dans les ateliers, les mines, devant l’usine, dans les manifestations. Ces photos commentées avec la précision de l’historien et la sensibilité de l’homme engagé racontent les soubresauts divers d’un siècle.


Bernard Chambaz, Une histoire vivante des ouvriers. Seuil, 240 p., 29,90 €


Bernard Chambaz est poète, romancier, essayiste. Chacun de ses livres semble guidé par la nécessité de dire « ce qui ne doit pas être tu ou dissimulé », comme il l’écrit dans la partie consacrée aux années 2000-2020. Les photos remplissent cette double mission, elles aussi : montrant ce que l’on ne voit pas ou ce qui est peu visible, elles racontent. Ainsi de ce regard d’enfant tourné vers l’appareil photo, au milieu d’un groupe de mineurs polonais expulsés dans les années 1930. C’est la crise, ils se sont rebellés, ils retourneront vers l’Est. Ou bien, sur une même page, des mains, et des doigts. Les premières tiennent une cigarette, les seconds une carte à puce.

L’écrivain a plus d’un point commun avec le photographe. À ceux qui prétendaient que le photographe n’a rien d’autre à faire qu’appuyer sur un bouton, Édouard Boubat répondait : « c’est un peu vrai – seulement tout est dans ce rien ». Ce rien que relève l’écrivain, ce peut être la gêne de quelques vieux couples, assis dans des autos-tamponneuses, lors d’une ducasse. Les anciens mineurs posent avec leurs épouses pour célébrer leurs cinquante ans de mariage. Ou bien c’est cette femme de ménage (on ne disait pas encore technicienne de surface) qui passe la cireuse dans une concession ou usine Jaguar. Je ne dirai pas ce qu’elle fume avec délectation. Ce sont ces visages d’ouvrières en grève, en 1936, entre « désenchantement et lassitude ».

Une histoire vivante des ouvriers, de Bernard Chambaz

Des femmes à l’usine de Chilwell, en Grande Bretagne, Première Guerre Mondiale, © Gamma Rapho/ Camera Press/ IWM

La photo est ce que l’on voit et ce que l’on devine. La chaîne de montage de l’usine Citroën dans les années 1930 semble « nickel ». Jacques Prévert (avec le groupe Octobre) en donne une autre image dans l’un de ses poèmes, évoquant l’ouvrier qui crève comme un vieux pneu. La photo flamboyante de l’usine Wendel-Sidelor ne dit rien des sommes gagnées par l’entreprise dans l’immobilier commercial en Afrique, l’un des cœurs du profit pour elle, aujourd’hui : « Alors le mécénat de Pompidou Metz, c’est gentil mais ce n’est ni une indulgence ni la rémission des péchés », précise l’auteur. Une photo rappelle l’expérience unique des Lip, à Besançon. Une autre montre Seveso. Des travailleurs portent des pancartes, rappellent les ravages de l’amiante. L’entreprise Eternit n’a pas connu de condamnation : « Aux morts pour qu’ils vivent », écrit Joseph Delteil. Nombre de photos pourraient être ainsi légendées.

Beaucoup de ces images renvoient à l’Histoire et aux luttes. Presque toutes en réalité, puisque le monde de l’ouvrier, qu’on appelle désormais un salarié, n’a connu qu’épreuves et combats. Bernard Chambaz suit un fil chronologique scande les grandes périodes d’une épopée aussi essentielle que négligée. L’écrivain revient d’abord sur les mots, ouvrier, operai, worker ou labourer. Il rappelle le long chemin des luttes pour la réduction des horaires de travail ; la photo d’une pointeuse en est l’un des symboles. Lutte aussi pour la santé, avec la photo d’enfants passant la visite médicale au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Parmi les anecdotes qui émaillent cet album, l’une porte sur Ambroise Croizat, fondateur du système de santé en 1945, qui avait refusé la Légion d’honneur : il voulait que des ouvriers la lui remissent ; pas question. On apprend aussi combien le débat sur les retraites a été épineux… dès l’origine. Jaurès était pour que l’on prélevât une somme sur les salaires, en prévision de vieux jours que Lafargue ne voyait pas arriver. Bismarck, chancelier des plus autoritaires, anti-socialiste affirmé, a fondé un système social sans égal.

Et puis qui dit ouvrier dit ouvrière. L’album s’ouvre sur une photo des « friteuses » de Loctudy qui mettent les sardines dans les boîtes de conserve. À Douarnenez, elles feront grève pour de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés. Dans une Bretagne profondément catholique, cette ville sera l’une des municipalités communistes. Les « munitionnettes » portent des obus qui parfois explosent, comme dans cette usine de la banlieue de Nottingham en pleine guerre de 14. Avant, elles ont eu le temps de s’empoisonner avec les produits toxiques qu’elles manipulent. Mais Bernard Chambaz aime aussi ce qui est drôle et léger. Un paysage industriel vers 1934, en Angleterre, et une bande de femmes en pantalon court : « Regarder ces ouvrières nous donne le sentiment d’une énergie collective et nous conduit, en même temps, à considérer chaque visage, chaque corps, avec une reconnaissance émue. »

Cette reconnaissance émue est sans doute le fil conducteur que le lecteur choisira. Si on peut suivre le cours de l’Histoire, une lecture « émotive » est également possible. On se laissera prendre aux anecdotes, comme l’origine (déformée) du « Il ne faut pas désespérer Billancourt ». On appréciera une histoire de loto, en Allemagne, ou, dans ce même pays, la guerre familiale entre les héritiers Adidas. Mais il y a aussi les photos, le plus souvent très belles, qui, sans esthétiser, montrent la grandeur du travail en train de s’accomplir. Le vertige nous prend sur tel barrage photographié par Boubat : un ouvrier se tient droit sur une mince planche, et rien ne le retient.

Une histoire vivante des ouvriers, de Bernard Chambaz

Usine Berliet, à Lyon (années 1970) © Gamma Rapho/ Hervé Gloaguen

Parfois ce sont les lignes qui fascinent, comme celle formée par ces ouvriers qui tirent un câble entre l’Allemagne et le Danemark. Ou bien cet électricien, juché entre deux pylônes, se livrant à un exercice de maintenance sur un câble à 400 000 volts. Qu’on se rassure, il porte une combinaison en acier inoxydable. Une autre image, encore, d’apparence banale : un garçon sicilien apprend le métier de tailleur et trace les marques à la craie. C’est une photo de Hans Silvester, qui a su magnifier la Provence avant que le Luberon existe pour les Parisiens. Bernard Chambaz cite un extrait du Tailleur de la grand-rue, roman (presque) introuvable de Bonaviri, un contemporain de Vittorini. On ne se refait pas, heureusement, et Bernard Chambaz évoque ses pairs ou ses maîtres : Hugo et Stendhal. Il cite Fajardie dont le texte écrit avec les ouvriers de Metaleurop, jetés hors de l’usine et du travail, est bouleversant. Ils font désormais partie de cette « classe en miettes », qui a longtemps vécu le « travail en miettes ».

Le monde ouvrier, c’est aussi la pêche à la ligne sur le canal Saint-Denis, les bals, le vélo, omniprésent, et le football, l’une des passions de l’auteur, dont Plonger, livre consacré à un gardien de but affligé par un deuil, est l’un des plus beaux récits. On voit donc des terrains et Chambaz cite David Peace, l’auteur de Rouge ou mort, « Iliade de la classe ouvrière ». Le roman raconte l’histoire de Bill Shankly, mythique entraineur, issu de la mine, qui enseignait à ses joueurs, les éternels Reds de Liverpool, les valeurs de la solidarité, du courage et de la dignité. On en est désormais très loin.

Cet album est aussi un éloge des photographes. L’auteur les nomme, les cite, et parfois il les sort de l’oubli ou de l’obscurité. « Je photographie les gens droit dans les yeux », dit Jean-Louis Swiners. Jean-Pierre Bonnotte, spécialiste des vedettes de cinéma des années 1960, est présent pour la grève Usinor de 1968, sans doute moins glamour. Jean-Philippe Charbonnier est, avec Édouard Boubat et Pierre Belzeaux, l’un des maîtres de ce temps. Hervé Gloaguen montre l’imprimerie de L’Unità, grand quotidien communiste, après avoir chanté en noir et blanc ou en couleurs le jazz et Andy Warhol ou relaté la chute de Saïgon. N’oublions pas que le métier de reporter photographe n’est pas fait que de contrats en or, qu’il ne s’exerce pas que dans les prestigieux défilés de mode ou les cours royales.

Tout disparaît ou recommence. On peut dire du monde ouvrier ce que Bernard Chambaz dit de Jacob Sutton, photographe des années Thatcher au pays de Galles, et, partant, de la photo : « Lui, il semble avoir disparu des radars, comme les mineurs et les mines, comme si l’histoire et l’histoire de la photographie n’étaient, parfois, qu’un infini palimpseste. »

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