Ombres contre l’oubli

Avec Nickel Boys, Colson Whitehead fait revivre le quotidien d’une école de redressement dans la Floride raciste des années 1960. Ce vibrant roman de la cruauté et de l’idéalisme bafoué rejoint la cohorte des grandes œuvres de Ralph Ellison et de James Baldwin.


Colson Whitehead, Nickel Boys. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé. Albin Michel, 259 p., 19,90 €


Colson Whitehead, qui avait remporté le prix Pulitzer en 2017 pour Underground Railroad, récit de l’évasion d’une jeune esclave d’une plantation de Géorgie, vient à nouveau de voir son neuvième livre couronné par le même prix, fait rare qui le fait rejoindre John Updike et William Faulkner, eux aussi distingués à deux reprises. Cette fois encore, l’écrivain part de l’histoire des Noirs en Amérique, de faits réels, de témoignages, de fouilles archéologiques menées à la Dozier School for Boys de Marianna en Floride. À partir d’un socle très documenté, la transposition s’opère. Le roman s’ouvre sur le cimetière clandestin de la Florida Industrial School for Boys, dite Nickel Academy, ouverte en 1899, un établissement disciplinaire qui remet les délinquants sur le droit chemin. Pour les pensionnaires noirs, à coup de lanières de cuir, de sévices, de leçons minables et d’incessantes humiliations et terreurs.

Il faut se souvenir que la Floride a été admise dans l’Union comme État esclavagiste en 1845, de manière à faire nombre pour contrebalancer l’entrée de l’Iowa comme État libre : elle a donc un passé chargé, vivace, donnant à Colson Whitehead l’occasion de poursuivre son exploration du Sud profond, un Sud adepte des lois Jim Crow et d’une brutale ségrégation. Le jeune Elwood Curtis sera le héros du roman, lui à qui l’on a offert en 1962 un disque des discours de Martin Luther King et, lors de son dernier jour de classe à Tallahassee, un exemplaire de Chronique d’un pays natal de James Baldwin. Élevé par sa grand-mère, Harriet, qui travaille dans la cuisine d’un hôtel, il a entendu parler des Freedom Riders, des boycotts des bus, il a vu la marche de 1964 pour les droits civiques. Promis à l’université, mais victime d’une erreur judiciaire, première trahison sur son plan de vie, Elwood est conduit à Nickel, « un établissement raciste jusqu’à la moelle, où la moitié du personnel enfilait probablement un costume du Klan tous les weekends ». Pour en sortir, la purgation, le tribunal, l’évasion ou la mort.

Malgré ce contexte tragique qui aurait pu faire déverser émotions et pathos au milieu d’une « usine à souffrances » parmi tant d’autres enfers de la peur, Colson Whitehead est tout en retenue et en sobriété, à la manière de Ralph Ellison, délibérément digne de manière à inscrire son style dans la littérature classique. Aucune véhémence malgré la dénonciation des coulages, de la corruption, des combats truqués, ou de l’avocat véreux qui gruge Harriet et ne défend pas son client. Sobrement s’égrènent les tortures et les disparitions des pensionnaires noirs, des faits authentiques, sortis des archives de l’établissement mais qui recoupent aussi les récits autobiographiques de l’enfance de Richard Wright dans Black Boy ou de Ralph Ellison, tous deux nés dans le Sud.

Colson Whitehead, Nickel Boys

Colson Whitehead (2017) © Jean-Luc Bertini

Ces écrivains, à leur manière, luttent contre l’oubli en rappelant des faits bruts, des parcours de vie, en rendant visible le sort des gens de couleur. Dans cette même mouvance mémorielle, il faut aussi compter avec Les moissons funèbres (Globe, 2016) et Le chant des revenants (Belfond, 2019) de Jesmyn Ward, qui a grandi dans le Mississippi. Chez Whitehead, derrière le cas singulier d’Elwood Curtis, c’est en effet toute la misère des Noirs qui stagne encore, hébétée, tenace après des années d’oppression : « Voilà ce que cette école vous faisait. Et ça ne s’arrêtait pas le jour où vous en partiez. Elle vous brisait, vous déformait, vous rendait inapte à une vie normale. » L’école, le système, la discipline, c’est tout un pour ces internés face au monde libre.

Avec habileté, Whitehead, très attaché au sort de la relève afro-américaine porteuse de rêves et d’énergie, comme dans Underground Railroad, suit le projet audacieux d’un jeune homme, donnant ainsi un élan, une trame narrative directement inspirée de l’histoire récente des États-Unis. Ici, tout passe par le regard d’adolescents, avec la naïveté confiante d’Elwood et le scepticisme de son ami Turner, dont le patronyme n’est pas sans rappeler le rebelle Nat Turner, cet esclave qui conduisit une révolte en 1831 en Virginie et devint une icône du mouvement Black Power. Autre message : tout se joue pendant la jeunesse, dans le monde de l’école, clos sur lui-même, comme dans Homme invisible, pour qui chantes-tu ? de Ralph Ellison.

Colson Whitehead est particulièrement à l’aise dans le traitement du temps, de l’expérience aux conséquences, du fait aux séquelles, mélangeant le rappel de l’héritage de la brutalité et ses péripéties au fil d’une quarantaine d’années. Le propos devient politique, montrant l’empreinte indélébile qui persiste au cours d’une vie d’homme et qui a détruit des générations de forces vives, en particulier dans le Sud. Comme son jeune Elwood qui veut faire sortir l’information par le canal de la presse en alertant le Chicago Defender, Whitehead passe par l’écriture pour rappeler les lois raciales et leur décimation, le coût social à l’échelle d’un pays. Références politiques encore avec l’écho des grandes voix militantes de King et Baldwin : « Je cite beaucoup le révérend Martin Luther King, Jr., confie Whitehead, entendre sa voix dans ma tête m’a stimulé. Elwood cite son ‟Discours à l’occasion de la marche des jeunes dans les écoles” (1959) ; le disque de 1962, Martin Luther King at Zion Hill et son discours de 1962 à l’université de Cornell ». En rappelant aussi les essais de Baldwin réunis dans Chronique d’un pays natal (1955), Whitehead s’inscrit d’emblée dans le courant de l’éloquence des orateurs et des protestataires.

L’originalité du roman nait de la superposition d’identités entre deux amis, un survivant et un vaincu, une osmose troublante. Il renouvelle les procédés du double et de l’alter ego, remodèle le passage du temps, renforce une connivence d’épreuves et d’amitié à l’échelle d’une vie devenue un jeu d’ombres. Du séjour au pénitencier à la sortie et au-delà, c’est l’affaire d’une reconstruction et d’une invention, un mélange instable qui permet d’aborder les questions qui minent l’Amérique. Peut-on vivre et survivre dans cette Floride ? Faut-il essaimer ailleurs et se fondre dans la grande société anonyme, comme le suggère la migration de Tallahassee à New York ? Pour Whitehead, impossible de faire table rase : le passage à Nickel obsède ses rescapés, malgré une distance et une appropriation des espoirs d’insertion, et son récit s’ouvre et se ferme dans un glissement constant du passé au présent, toujours hypothéqué, toujours hanté.

Alors qu’il évoque ce monde à part des Noirs du Sud, qui remonte à peine à un demi-siècle et a été ressuscité par des travaux universitaires, Whitehead rend hommage au mouvement des droits civiques, à deux frères d’armes, qui ont rêvé d’une autre société américaine alors même qu’au même moment, à Nickel, les Noirs étaient torturés, les fuyards abattus, rejoignant « ces Milliers de disparus », selon l’expression de James Baldwin. Whitehead vient en écho, en complément du texte de 1951 intitulé Tous ceux qui ont péri où Baldwin note : « Le Noir d’Amérique, auquel on fait mornement allusion comme à cette ombre qui git par le travers de notre vie nationale, est en fait bien plus que cela : il est toute une série d’ombres nées d’elles-mêmes, qui s’entrelacent et contre lesquelles nous luttons en vain. »

En vain ? Si Colson Whitehead, auteur majeur de ce début du XXIe siècle, revient dans ce roman qui fera référence sur les fuites d’esclaves, sur le quotidien d’un pénitencier et sur les morts sans sépulture, c’est qu’il s’inscrit dans une chaine de grandes voix qui évoquent la violence et les saignées raciales du pays où ils sont nés, des voix toutes remarquables, toutes nécessaires pour combattre l’oubli, la disparition du passé de la communauté afro-américaine dans l’obscurantisme du Sud.

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