Tout est superbe dans ces Chroniques de Clarice Lispector. On éprouve, en les lisant, un plaisir identique à celui qu’on ressent au Journal de Kafka, à ses récits inachevés, qui se présentent comme des fragments, mais qui, pour cette raison, demeurent ouverts au sens, aux interrogations, aux perspectives multiples. Au même titre que des poèmes.
Clarice Lispector, Chroniques. des femmes/Antoinette Fouque, 500 p., 25 €
Les Chroniques de Clarice Lispector sont des textes de longueur inégale, datés, titrés, commencés le 10 août 1967, achevés le 23 octobre 1977, quelques semaines avant sa mort. J’en aime les silences, ceux dont elle se revêtait, ceux qu’elle affectionnait avant de disparaître. Ils restituent des souvenirs ou des moments précis, présents, saisis au vol, en cela ils sont vrais, ils sont l’écho d’une vérité et en même temps la langue qui nous les livre les transforme et les rend fantastiques. Sous la plume de Clarice Lispector, le vrai se met à divaguer, à ressembler aux rêves. On doit la lire lentement si l’on n’en veut rien perdre. On sait que ces Chroniques ont été publiées dans le supplément culturel du Jornal do Brasil, on s’émerveille que son époque ait su donner au grand public des écrits d’une telle qualité.
Dans sa préface, Marina Colasanti, qui travaillait dans ce journal, écrit qu’elle fut chargée de recevoir, jour après jour, les textes de l’écrivaine. Elle raconte la visite qu’elle effectua à son domicile. Tout de suite, Clarice Lispector annonça les sujets qu’elle développerait : « le rapport mère-enfant, la révolte contre la résignation, la recherche du moi, les recoins de la pensée et la transformation du fait divers en pure métaphysique ». Marina Colasanti évoque son étrange beauté, et un comportement d’actrice, soigneusement maquillée, habillée et parée de bijoux.
Clarice Lispector faisait parvenir ses textes au journal par l’intermédiaire d’une assistante, dans une grande enveloppe kraft, et recommandait chaque fois avec insistance qu’on en prît soin – il n’en existait pas de double car elle avait horreur du papier carbone – et qu’on ne touchât pas aux virgules, qui étaient, disait-elle, sa respiration. Les premières pages donnent le ton de celles qui leur succèderont. Dans « Les sales gosses », un enfant souffre de la faim et réclame à manger à sa mère. Celle-ci commence par lui répondre avec douceur et finit par lui crier, douloureuse : « Dors, sale gosse ». Cette scène, à laquelle l’auteure prétend avoir assisté, semble en réalité un souvenir de l’enfant mal nourrie qu’elle fut, élevée par des parents très pauvres.
Dans « La surprise », elle s’étonne de voir son image dans une glace. Ce qu’elle éprouve n’est pas une satisfaction narcissique, c’est une joie d’être : « Ah, alors c’est vrai que je ne me suis pas imaginée : j’existe », c’est une assurance métaphysique. Dimension qui s’accentue dans « Jouer à penser » : « Mais je dois vous prévenir. Parfois on commence à jouer à penser, et voilà qu’à l’improviste c’est le jeu qui se met à jouer avec nous. Ce n’est pas bon. C’est tout au plus fructifère. »
Dans « Cosmonaute sur la terre », l’exploit de Youri Gagarine inspire à Lispector des considérations qui peuvent paraître loufoques au regard de la science, mais qui, en vérité, obéissent à une autre logique tout aussi estimable : « Pour voir le bleu, nous regardons le ciel. La Terre est bleue aux yeux de qui la regarde du ciel. Le bleu est-il une couleur en soi, ou une question de distance ? Ou une question de grande nostalgie ? L’inaccessible est toujours bleu. » On voit comment, dans ce passage, à partir d’un événement de la plus haute technologie, d’un exploit scientifique capital, elle en arrive à des remarques d’un tout autre ordre : philosophique et poétique.
Mais que la profondeur de ces textes ne nous fasse pas oublier leur humour. Dans « Chronique mondaine », Lispector fait le portrait d’une femme qui « avait découvert que sa meilleure arme était la discrétion et elle s’en servait avec profusion […] Elle avait même disposé des indices de sa discrétion, comme dans l’histoire des espions qui portaient des insignes d’espions ». Mais elle n’exerce pas son humour qu’aux dépens des autres. Sa chronique du 11 novembre 1967 est furieusement drôle. En même temps que d’une acuité imparable concernant les femmes. Évidemment, les jeunes femmes du XXIe siècle risquent de trouver rigolote l’attitude de Clarice Lispector, qui, invitée par un ami à le suivre pour un petit tour en voiture, un « passeito », se sent envahie par une peur irraisonnée ; et, à partir de là, le texte s’emballe dans plusieurs directions et prend une dimension paroxystique et cataclysmique en survolant, semble-t-il, l’histoire de sa vie (« D’ailleurs ce n’était pas la peur. D’ailleurs c’était la terreur. D’ailleurs c’était la chute de tout mon avenir. L’homme, lui mon égal qui m’a assassinée par amour, et on appelle ça aimer, et ça l’est »), et le destin des femmes depuis les premiers temps de l’humanité (« Je voudrais bien savoir ce que j’aurais dit autrefois, à l’âge de pierre, quand on me secouait, moitié guenon, sur mon arbre touffu »), pour aboutir à des considérations sur la peur : « L’illogisme de mes peurs m’a enchantée, il me donne une aura qui me fait presque rougir. »
On pourra déduire de ce texte, sans risque de se tromper, que Clarice Lispector est une femme qui aime les hommes. Elle veut les séduire, elle a besoin de leur présence, elle cherche aussi à être protégée par eux, du moins par quelques-uns en qui elle a grande confiance, et elle a rêvé, souhaité, rencontrer le grand amour, comme les princesses dans les contes. Et pourtant, elle est à l’opposé de toute mièvrerie. Elle est fragile et délicate mais elle a une force, dont elle a conscience, qui se trouve dans sa fragilité et sa délicatesse même. Proposons ce texte entier, intitulé « Une révolte » : « Lorsque l’amour est trop grand, il devient inutile : il n’est plus applicable et même l’être aimé n’a pas la capacité de recevoir autant. Je reste perplexe comme un enfant quand je m’aperçois que même en amour il faut avoir du bon sens et le sens de la mesure. Ah, la vie des sentiments est extrêmement bourgeoise. »
Se voit-elle comme un écrivain au féminin ? Non, répond-elle à une journaliste, un écrivain n’a pas de sexe ou plutôt il en a deux. Aussi préfère-t-elle qu’on la dise écrivain plutôt qu’écrivaine, le masculin des mots n’étant pas le signe, pour elle, d’un pouvoir par le vocabulaire. Mais écrire n’est pas une sinécure, « écrire est une malédiction qui sauve », et notamment qui sauve de l’antipathie qu’elle éprouve à son égard et du peu qu’elle se sent être. « Je ne sais pas écrire, excepté quand j’écris ». Une antiphrase bien dans son style.
Son ambition ? Être capable d’écrire ou de décrire la vie intérieure d’un chien. Simple boutade ? Non, elle entretient des relations très fortes avec les animaux, qui constituent à son avis « une chose encore chaude de sa propre naissance ». Sa confiance, son intimité avec eux est telle qu’elle imagine loger son esprit, le mettre à l’abri en cas de danger, de dispersion de son être, dans un animal qui serait de préférence un tigre, ou au contraire abriter en son sein, devenir la maison d’un cheval qui serait à la fois sauvage et suave.
Folie, fantaisie de poète ? Une de ses revendications les plus fréquentes est de ne pas comprendre, pour la raison que comprendre limite, ou alors comprendre juste un peu, juste assez pour comprendre qu’on ne comprend pas, que l’on est gravement en décalage avec le monde, que l’on n’arrive pas à régler son pas sur lui. Et se méfier de la raison, de la logique qui sait tout : « Deux et deux font quatre, et c’est là le contraire d’une solution, c’est une impasse, un pur problème entortillé sur lui-même. »
Parvenu à ce point de notre portrait de la belle Brésilienne, on peut essayer d’évoquer quelques éléments de sa biographie (celle de Benjamin Moser, aux éditions des femmes, est passionnante), remonter à quelques faits fondamentaux de ses origines. Et d’abord, Clarice Lispector est-elle brésilienne ? Pas du tout, elle est née de parents juifs, en Ukraine, est arrivée avec eux au Brésil tout bébé, pour tomber par la suite amoureuse du pays et de la langue portugaise. A-t-elle vécu dans une opulence bourgeoise ? Elle a, bien au contraire, connu la misère tout enfant, comme immigrée, puis, après s’être séparée de son mari diplomate, une gêne financière fréquente. Laquelle ne fut pas pour autant responsable de sa mort. On a pu dire, à une époque, qu’elle avait manqué d’argent pour se soigner alors que son cancer ovarien n’était pas guérissable.
Au fond, qui était-elle ? Chaya Pinkhasovna Lispector avait été conçue pendant la guerre civile en Ukraine et était née d’une mère atteinte de syphilis pour avoir été violée, pense-t-on, par un groupe de soldats russes. Elle aurait voulu que sa naissance accomplît le miracle de sauver sa mère. Ce ne fut pas le cas. Elle en porta la faute sa vie durant. Il ne lui restait plus qu’à écrire, « au moyen de mots qui en cachent d’autres ; les vrais ne pouvant être révélés ».