Entretien avec Stefan Merrill Block

Stefan Merrill Block signe son troisième roman, Le noir entre les étoiles, sur l’interminable coma de l’une des victimes d’une fusillade dans un lycée au Texas, drame né du conflit entre les communautés blanche et mexicaine, et dont les séquelles hantent encore les survivants, dix ans après. EaN a pu rencontrer l’auteur, résident de Brooklyn de passage à Paris, peu avant le confinement.


Stefan Merrill Block, Le noir entre les étoiles. Trad. de l’américain par Marina Boraso. Albin Michel, 448 p., 22,90 €


Parfois, un interlocuteur impressionne. Ce fut le cas avec Stefan Merrill Block, partisan éloquent d’un courant littéraire opposé aux goûts de votre serviteur, celui du « storytelling » – dogme des écoles d’écriture créative (« creative writing ») –, où seuls importent les éléments du récit, au détriment de recherches esthétiques. Mais Merrill Block fait exception à la règle : il met dans ses textes une certaine poésie, qui lui sert dans l’exploration des limites : celles séparant la vie et la mort, la mémoire et l’oubli, et les nations voisines que sont les États-Unis et le Mexique. L’adolescence marque une autre limite, cet âge où le désir franchit enfin une frontière invisible pour atteindre son objet. Alors, que se passerait-il si ce passage n’avait pas lieu, laissant l’éros éternellement figé ? Si, comme dans le poème de John Keats, « Ode sur une urne grecque », l’ardeur restait toujours sur le point de se réaliser ?

Le noir entre les étoiles se situe dans cet espace-là, celui du coma d’un jeune homme fixé sur un premier béguin. Dans cet entretien, Stefan Merill Block évoque son parcours scientifique, ses inspirations littéraires – exclusivement contemporaines, américanité oblige ! –, les points forts du storytelling, et, bien entendu, le Texas, zone frontalière par excellence.

Stefan Merrill Block, Le Noir entre les étoiles

Stefan Merrill Block, à Paris (février 2020) © Jean-Luc Bertini

Il semble qu’une thématique médicale traverse vos livres, depuis Histoire de l’oubli (Albin Michel, 2009).

Plus précisément, il s’agit de neurologie : mon premier roman traite de la maladie d’Alzheimer, le deuxième aussi, ainsi que du trouble bipolaire. Dans Le noir entre les étoiles, il est question du syndrome d’enfermement. Et puis, dans mon prochain roman, j’écris autour de l’autisme. Enfant, j’ai été scolarisé à domicile, ma grand-mère s’est installée chez nous, elle a sombré dans la maladie d’Alzheimer, donc à dix ans je suis devenu soignant à temps partiel. Je cherchais toujours à suivre ses processus mentaux, nous étions très proches. Plus tard, à la fac, j’ai étudié la littérature et la psychologie. J’ai travaillé dans des cliniques sur la démence et sur divers troubles neurologiques, j’ai adoré la recherche, même s’il me manquait la patience nécessaire pour devenir un scientifique. Les passions du début de l’âge adulte vous marquent à vie.

Quels livres vous ont marqué à l’époque ?

C’était juste avant la remise en cause – justifiée – du canon littéraire patriarcal, donc il s’agissait des grands écrivains blancs et masculins qu’on trouvait sur les étagères des librairies, dont Jonathan Franzen,  Michael Chabon, Jeffrey Eugenides et Richard Ford. Ainsi que Michael Cunningham, pour son roman Les heures. Je pense souvent à eux, sans doute à cause du biais culturel, mais aussi parce qu’ils me ressemblent, étant du sexe masculin, blancs, et américains. Ils sont extraordinaires.

À part la ressemblance sociologique, qu’est-ce qui vous plaît chez eux ?

Leur côté expansif et imaginatif, le fait qu’ils dépassent de loin leur propre expérience subjective. Aujourd’hui, en Amérique, la fiction se partage entre deux courants dominants : d’un côté, une sorte de storytelling fabuleux, mythique et magique, souvent mis au service d’un dogme, tel le révisionnisme féministe ; et de l’autre, l’autofiction. Je lis des romans des deux écoles et j’y prends du plaisir. Mais le roman d’autrefois me manque : grand, polyphonique et panoramique.

Dans l’entretien qu’il m’a accordé, Andrew Ridker a formulé le même regret.

Vraiment ? C’est drôle !

Quelles sont les grandes figures de ces deux courants ?

Dans le premier, j’aime bien Carmen Maria Machado, Kelly Link, George Saunders et Karen Russell. À mon avis, la redécouverte de l’un mes auteurs préférés, Joy Williams, est au cœur de ce mouvement.

Et pour l’autre école ?

Quant à l’autofiction, j’ai du mal avec Knausgảrd, que je trouve lourd et nombriliste. J’aime parfois Rachel Cusk – on ressent une sorte de cri refoulé, une douleur muette –, mais elle aussi a quelque chose de prétentieux. Le refus propre au storytelling me paraît élitiste : ce qu’attend le lecteur, c’est une histoire. C’est le contrat évoqué par Franzen dans son essai : le romancier doit divertir le lecteur, déployer tous les moyens de son art, ce qui manque chez Rachel Cusk. Mon préféré dans ce camp est Ben Lerner. Dans son dernier roman, The Topeka School, il m’a conquis en mélangeant l’essai et l’autofiction, pour faire un livre plus expansif. Et il embrasse d’autres perspectives, créant un objet plus conforme à l’archétype du roman tel que je le conçois. J’aime bien Maggie Nelson. Il me semble que le courant autofictionnel est en train de tourner, d’occuper l’espace entre fiction et essai, comme le premier roman de Ben Lerner, Au départ d’Atocha. J’ai été énervé lorsque Rachel Cusk, dans ses articles polémiques, s’est plainte de la fausseté du storytelling : c’est justement ça qui me pousse à lire et à écrire.

Pour revenir à vous, d’où vient votre penchant scientifique ?

À Yale, j’ai été dans une clinique consacrée aux enfants, où j’ai étudié le développement de la cognition. À la Washington University, je me suis trouvé dans un autre laboratoire où il était question de la mémoire et de la démence. J’ai aussi étudié la douleur dans une clinique du Colorado. Dans ce travail, je considérais le cerveau comme un processus biologique, et pas seulement comme le siège de la personnalité. Il me semble que les auteurs de fiction puisent très rarement dans les sciences naturelles, préférant l’histoire, la sociologie, la philosophie : les sciences dures ne sont toujours pas un outil pour comprendre et représenter leurs personnages. Cette ouverture m’excite.

Richard Powers le fait.

Oui, La chambre aux échos a été un livre formateur pour moi. Et sa manière d’intégrer la science dans L’arbre-monde était épatante. Middlesex, de Jeffrey Eugenides, m’a aussi énormément influencé : la génétique y est au cœur de l’expérience du héros.

Tout cela me fait peur : je me méfie du réductionnisme scientifique aux États-Unis. Surtout dans la pratique américaine de la psychanalyse.

Si la neurologie m’intéresse, c’est précisément parce que moi aussi j’ai peur du réductionnisme neurologique, de cette proposition selon laquelle on n’est qu’une constellation d’impulsions neurologiques, idée qui nuirait à la notion de personnage telle qu’elle a évolué dans l’histoire de la littérature. Cette question me taraude.

Quelle question ?

Y a-t-il quelque chose qui transcende notre neurologie ? Le romancier ne pourra jamais localiser parfaitement la ligne de fracture entre, d’un côté, une vision mécaniste du cerveau, et, de l’autre, l’expérience tactile qu’il doit décrire, minute après minute, lorsqu’il habite la conscience d’un personnage. Cette tension me fascine. De même pour le conflit, dans le domaine de la psychothérapie, entre les partisans de la talking cure et ceux qui prescrivent des médicaments. Mon père est psychologue, on le consulte pour des douleurs chroniques, il voit ses patients deux ou trois fois, et il les traite avec des médicaments.

Il exerce dans le Texas, où vous avez grandi. Pourquoi y avoir situé ce roman ? 

J’ai quitté le Texas à dix-huit ans. Je venais de Plano, une petite ville qui, comme son nom l’indique, est simple (« plain ») et uniforme. À trente ans, j’ai obtenu une bourse de l’université du Texas : on vous donne les clés d’un ranch et vous vivez seul pendant six mois sur cent hectares. Donc, après dix ans à Brooklyn, je me suis retrouvé dans une région sauvage, cela a fait remonter en moi les odeurs, les livres et les accents de mon enfance. Je me suis intéressé à mon État d’origine, du point de vue d’un étranger, et avec le recul j’ai été rempli de nostalgie pour une époque révolue.

Stefan Merrill Block, Le Noir entre les étoiles

Stefan Merrill Block, à Paris (février 2020) © Jean-Luc Bertini

C’est dans ce ranch que vous avez commencé ce livre ?

J’ai lu des livres sur l’histoire du Texas, ainsi que mes auteurs préférés de cet État. En passant du temps dans ma ville natale, je me remémorais mes années au lycée public : il y avait eu une terrible vague de suicides et de morts par overdose. Dix-huit ou dix-neuf gosses sont morts, dont quelques amis. Plano a été nommée la « capitale du suicide en Amérique ». Cette vague s’est arrêtée lorsque la conseillère psychologique du lycée s’est suicidée. Donc, je réfléchissais sur cet héritage et je me suis retrouvé en « conversation » avec des amis que j’avais perdus à quinze ou seize ans.

Que dit-on aux morts ?

J’ai connu l’âge adulte, ce que, figés dans le temps, eux ne pouvaient pas comprendre. Ils me hantaient : ils auraient toujours quinze ou seize ans. Alors que Plano s’était transformée, devenant une excroissance de la métropole de Dallas. Les rues sont méconnaissables. Pourtant, pour ces gosses-là, c’est encore 1997 ou 1998. Quand un tel drame a lieu, on dit qu’on s’en souviendra toujours, on érige des mémoriaux, mais l’oubli ne tarde pas à s’instaurer. Mais il demeurait des énigmes que je voulais examiner, tout en voyant comment la tragédie avait transformé les gens. À cette époque, j’ai pris connaissance du cas d’un patient en Belgique, un certain Rom Houben, depuis longtemps piégé dans son corps après un accident. Sous le scanner cérébral, on a vu que son cerveau ne s’était pas rétréci, qu’il avait l’air éveillé et réactif. On s’est pressé de trouver des moyens pour communiquer avec le patient. En lisant un livre sur son cas, j’ai pu envisager la possibilité d’échanger avec des disparus, d’avoir un dialogue avec un être emprisonné par le temps.

Cela fait penser au poème de Keats, « Ode sur une urne grecque ».

C’est drôle : quand j’avais dix-sept ou dix-huit ans, j’ai peint des vers de poésie sur les murs de ma chambre, dont certains vers de ce poème. Keats est un personnage qui a l’air figé dans le temps.

Je pense aussi à L’envers du temps, de Wallace Stegner, où le héros retourne à Salt Lake City, sa ville natale, après une absence de quarante-cinq ans.

Il faut absolument que je le lise, je suis un grand admirateur de Stegner.

Peut-on considérer votre roman comme une élégie à l’adolescence, une ode à l’amour que ressent le héros, Oliver Loving, pour sa camarade de classe, Rebekkah Sterling ?

« Élégie à l’adolescence », c’est exactement cela. Quand je me remémore la fille qui a inspiré Rebekkah Sterling, dont j’étais tellement fou, l’intensité et les détails sont si vifs, contrairement aux souvenirs que j’ai d’une femme dont j’ai été fou quand j’avais vingt-cinq ans. C’est comme une naissance, ce qu’on découvre à ce moment-là restera toujours intense.

Aux États-Unis, votre roman s’appelle Oliver Loving, d’après son héros comateux, toujours aimant (« loving »).

Au Texas, appeler un roman Oliver Loving, c’est l’équivalent ici d’un titre comme Charles de Gaulle. Loving et son partenaire Charles Goodnight avaient fondé le principal sentier de bétail reliant le Texas et les chemins de fer du Kansas. Par la suite, son partenaire allait faire fortune, alors que Loving fut mortellement blessé lors d’une attaque par les Comanches au Nouveau-Mexique. Selon le mythe, sur son lit de mort, il aurait demandé à être enterré au Texas.

Encore une vie non vécue.

Une vie coupée. Et puis il y a l’homophonie entre « Oliver Loving » et « All of her loving ».

Dans la famille Loving, il y a aussi Charlie, le frère. Pourquoi l’avoir choisi comme porte-parole pour cette narration à la deuxième personne ?

J’y ai résisté pendant longtemps. J’enseigne dans un atelier d’écriture à New York, et l’une de mes premières règles, c’est l’interdiction de techniques narratives inhabituelles. La narration à la deuxième personne m’apparaît comme un gadget. À l’origine, j’ai écrit ce roman à la première personne, pour redonner voix à un être disparu, cela m’a pris trois ans, au bout desquels j’avais un manuscrit soigné. Quelques mois plus tard, je l’ai sorti du tiroir et je me suis rendu compte que j’avais tout faux : cette histoire n’a jamais été celle d’Oliver ; s’imaginer comme étant lui était une intrusion. Dans la vraie vie, il y avait une personne emprisonnée dans son corps, un certain Rom Heuben : de quel droit pourrais-je librement imaginer l’expérience de celui-ci ? En fait, les personnages secondaires devaient être centraux. Afin de souligner les limites de nos connaissances concernant Oliver, il fallait insister sur le fait que ce n’était pas lui l’énonciateur, j’ai donc adopté la deuxième personne, avec cet incipit : « Tu t’appelles Oliver Loving. »

Les Loving ont une passion pour l’astronomie, reflétée dans le titre de la traduction française. D’où vient cette idée ?

Avant mon retour au Texas, j’avais voulu écrire sur l’astronomie, je songeais à la conférence avec Bohr et Einstein en 1905, j’avais envie de romancer le moment où l’un venait de codifier la théorie générale de la relativité et où l’autre commençait à publier ses articles sur l’incertitude quantique. Cette tension entre le destin et le chaos me fascine : d’un côté, Einstein, homme spirituel, propose une vision mécaniste de l’univers ; de l’autre, Bohr voit l’univers assujetti à des probabilités et à l’incertitude. Plus on lit sur la physique théorique, plus elle apparaît comme une métaphore, où les sous-particules sont le reflet de l’homme, elles agissent de la même manière.

La métaphore astronomique est présente dans le patronyme de l’héroïne, Sterling. Ne peut-on voir ce nom comme une déformation de « starling » (habitant d’une étoile) ?

Huh ! J’aime ça. Mes mobiles inconscients ne me sont pas apparents. C’est génial. En effet, je vois en elle quelque chose qui s’apparente à une étoile.

Pour filer une autre métaphore, celle de la frontière, peut-on voir une expression de celle-ci dans la généalogie moitié juive et moitié WASP – comme la vôtre – d’Oliver ?

Je m’identifie à la famille juive de mon père, mais aussi à celle de ma mère, quatorzième génération d’une famille protestante de la Nouvelle-Angleterre. Être moitié juif veut dire être sans lieu : quand j’ai passé un été en Israël, je me suis senti à la fois accueilli et à part, d’autant plus que ma judéité venait de mon père. J’entends sans cesse : « Oh, mais vous n’êtes pas vraiment juif », et ce sont des non-Juifs qui me le disent. Ils n’ont pas tort, même si l’histoire des Juifs explique beaucoup de choses chez moi. À mon avis, leur réaction illustre un aspect positif de l’expérience américaine : le mélange de la population. Mais celui-ci a fait que les gens ont perdu leur histoire.

Ce double héritage s’exprime peut-être à travers la géographie binationale de ce roman.

Je m’intéresse à la frontière, aux espaces interstitiels entre la vie et la mort, entre le silence et le langage : cet endroit où une personne reste en vie sans pouvoir parler, où elle est en train de perdre la mémoire tout en restant présente. J’ai grandi à une certaine distance de la frontière mexicaine, mais le problème de l’affrontement des deux pays s’est fait constamment sentir.

Avez-vous fait des recherches pour ce livre ?

Oui. Il se passe à l’extrême ouest de l’État du Texas, dans la région de Big Bend, sur le Rio Grande. Enfant, j’ai beaucoup visité cet endroit, on peut marcher librement entre le Mexique et le Texas. Si on veut, on peut effectuer deux voyages internationaux en une minute ! Pour ce roman, j’ai passé du temps dans le désert là-bas et sur la frontière. Et j’ai beaucoup lu sur les conflits frontaliers ainsi que sur la crise de l’immigration.

On peut simplement entrer au Mexique à pied ?

Ça dépend de la pluie, mais le parc national de Big Bend, situé dans l’échancrure tout à gauche (sur le plan de l’État), consiste en un magnifique terrain accidenté tel qu’on imagine l’Ouest sauvage – d’ailleurs on s’en est souvent servi pour des westerns. Il se trouve à quatre ou cinq heures de l’aéroport le plus proche, où personne ne va tellement il est petit. La frontière internationale forme en quelque sorte l’entrée du parc, le Rio Grande étant la limite sud, donc lorsqu’on arrive il suffit de traverser à pied, normalement l’eau est très peu profonde – c’est le désert –, elle n’est qu’un filet, on peut marcher à travers le fleuve sans se mouiller les pieds, les semelles seront un peu humides, c’est tout. Et on est au Mexique ! Cela donne un étrange sentiment de liberté.

N’est-ce pas une métaphore de la mort ?

Oui. Là aussi, il y a la notion d’une frontière dessinée qui se révèle fausse, une limite politique alors que la réalité géographique est nettement plus ambiguë. Lorsqu’on y est, il y a le désert à gauche, le désert à droite, et ce petit ruisseau. On en a déjà traversé d’autres, pourquoi celui-ci devrait-il séparer les nations ?

Propos recueillis par Steven Sampson

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