Entretien avec George Saunders

Lincoln au Bardo, premier roman de George Saunders, lauréat du Man Booker Prize 2017, marque un nouveau départ pour ce collaborateur du New Yorker, connu pour ses essais et nouvelles farfelus. En attendant Nadeau a pu l’interviewer aux États-Unis, où il est professeur d’écriture créative à l’université de Syracuse.


George Saunders, Lincoln au Bardo. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty. Fayard, 400 p., 24 €


Votre roman me rappelle une phrase de Tandis que j’agonise : « Le but de la vie c’est de se préparer à rester mort très longtemps. » Y aviez-vous pensé ?

Oui, en ce qui concerne la structure : dans Tandis que j’agonise, les monologues alternés sont magnifiques, on n’a jamais mieux réussi à représenter le « regard de Dieu », cette vision d’une bande de machines pensantes autoréférentielles et narcissiques courant partout, se heurtant de temps à autre les unes contre les autres. Je suis d’accord avec la phrase de Faulkner, à condition qu’on y ajoute l’idée tolstoïenne selon laquelle on doit essayer de vivre de manière à réduire le plus possible notre terreur de la mort.

Vous créez souvent des catégories d’êtres hybrides – désignées par des néologismes –, par exemple les « Mutants [1] » (Bountyland) ou les « SG »  (La chronique des Semplica Girls). C’est le cas ici pour le Bardo, dont l’une des sous-catégories s’appelle les « ESCARBILLES », composée des spectres afro-américains.

J’ai conçu « escarbille » comme une épithète péjorative inventée par le lieutenant pendant sa vie d’esclavagiste. Elle m’a permis d’éviter d’autres termes racistes encore plus agressifs, tout en transmettant la cruauté de ce discours.

Sinon, ces créations répondent à une nécessité verbale : maintenir un langage vivant et novateur, fait de phrases intéressantes. Ici l’aspect visuel de chaque spectre correspond à sa vie « d’avant » et aux raisons pour lesquelles il a atterri au Bardo, le tout inspiré peut-être de l’Enfer (de Dante) et de Beetlejuice. Aussi ai-je écrit il y a quelques années un livre intitulé The Brief and Frightening Reign of Phil [inédit en français] dans lequel les personnages étaient un mélange de l’humain, du végétal et de la machine. Il se trouve que j’ai puisé dans certaines habitudes verbales acquises en effectuant ce travail-là. Lorsque j’élabore une phrase intéressante, elle finit parfois par affirmer quelque chose de nouveau par rapport à mon univers fictif. Si elle est suffisamment bonne, je la conserve, transformant ainsi l’univers.

Celui du roman est désigné par un vocable tibétain. Pourquoi ?

Ce domaine se distingue de la conception traditionnelle des limbes et du purgatoire en ce que ces êtres peuvent encore améliorer leur destin et se libérer. Dans un sens, c’est la question qu’ils se posent tout au long du livre : sommes-nous dans les limbes (donc coincés, dénués de libre arbitre, dans une situation où nos actes n’ont aucun effet) ou au Bardo, voire provisoirement et conditionnellement bloqués, à cause de nos pensées, de nos habitudes et de la conviction que nos concepts sont réels ? Aussi me suis-je fixé comme objectif d’imaginer la désorientation ressentie par des êtres fraichement décédés.

Le Bardo ressemble un peu à un parc d’attractions, thème de prédilection chez vous (Pastoralia, Grandeur et décadence d’un parc d’attractions).

Sans doute, mais il me semble que ce rapprochement n’est pas pertinent ; quand j’emploie mon intelligence à comprendre pourquoi j’ai tendance à écrire sur ces espèces d’espaces confinés, je m’éloigne de la partie créative de mon cerveau, qui choisit cela pour des raisons qu’elle ne peut – et n’a pas besoin – de nommer. Une telle analyse pourrait même nuire à la création, dont je dépends pour gagner ma vie. Autrement dit, il y a d’abord l’acte spontané de la création, basé sur le plaisir, le divertissement et l’intuition, et puis il y a l’acte rétrospectif et critique qui consiste à comprendre les motivations des choix esthétiques ainsi que leurs conséquences thématiques. Les deux activités sont intéressantes, mais je suis plus doué pour la première, et elle m’intéresse davantage.

Vous avez trouvé votre authentique voix d’écrivain dans une première version de la nouvelle « Monsieur Culpabilité », située dans un parc d’attractions. Ce genre d’endroit représente-t-il la quintessence de l’Amérique ?

On peut prétendre que oui – le parc d’attractions comme manifestation de notre désir de simplifier, transformant tout en commodité et en sujet de divertissement – mais, comme je l’ai suggéré avant, la véritable raison est plus pratique et inexplicable. Dès que je me tourne vers l’un de ces espaces, mon écriture devient plus drôle et plus authentique. J’ignore pourquoi. Plus j’écris dans le plaisir, de façon instinctive et vivante, plus mon écriture devient véridique, politique et morale. Écrire de cette manière – en allant vers l’énergie vitale, dans le but d’être explicitement divertissant – produit deux conséquences positives : d’abord, je suis plus intelligent ; et, ensuite, je découvre ma véritable pensée, en dehors de mes habituelles conceptions confortables et conventionnelles.

George Saunders, Lincoln au Bardo.

George Saunders © David Crosby

En général, vous élaborez vos histoires à partir d’une « petite pépite ». Laquelle a été à l’origine de Lincoln au Bardo ?

Il s’agit d’une anecdote que j’ai entendue vers 1992 : Lincoln aurait pénétré dans le mausolée de son fils peu après l’enterrement, tenant le cadavre dans ses bras. D’habitude, la « pépite » est de nature linguistique – une voix ou un morceau de dialogue – tandis qu’ici c’était une situation. Je me demandais : « Comment en est-on arrivé là ? Qui l’a vu ? Pourquoi Lincoln a-t-il fait cela, et plus tard a renoncé à le faire ? » Je me suis posé ces questions dès que j’ai appris l’anecdote, et elles sont restées dans mon esprit pendant longtemps avant que je ne commence à écrire.

Vos études d’ingénieur ont-elles compté pour votre pratique ? Vous employez pas mal de termes scientifiques, tout comme David Foster Wallace, dont une bonne partie de L’Infinie Comédie a été écrite à Syracuse. Vous a-t-il influencé ?

Mes études ont été très importantes, m’apprenant la rigueur et l’inéluctabilité des échecs. Ainsi que l’importance de pouvoir les reconnaître et les accepter. Si on fait cinquante ébauches d’une nouvelle et qu’elle est encore nulle, alors, elle est nulle, point barre. « Pas de crédit partiel, » comme on disait à l’école d’ingénieur.

En ce qui concerne David, j’aime son travail mais je ne l’ai lu qu’après avoir écrit mon premier livre et une bonne partie du deuxième. Je présume qu’on vient du même endroit, d’un point de vue logique et scientifique – nous avons subi les mêmes influences de la culture pop, nous avons grandi dans l’Illinois, etc. J’adore son courage et l’énergie frénétique de son travail.

On vous a rapproché des écrivains du XIXe siècle – pour votre réalisme et un certain aspect gothique –, voyant en vous l’héritier de Melville et de Poe. Pour ma part, je décèle un peu de Mark Twain. Que pensez-vous de ce siècle, celui de Lincoln au Bardo ?

Tout en maintenant un niveau exigeant de réalisme, je force le trait d’un seul aspect d’un univers fictif. J’ai toujours cru que la fiction doit surtout interroger des questions morales, genre « comment doit-on vivre ? ». Peut-être est-ce là une préoccupation du XIXe siècle – cette idée qu’en créant une version fictive du monde on pourrait mieux le comprendre. À travers l’art, on arrive à être plus présent, et, à mon avis, ceci est une activité de nature éthique. Je suis arrivé à l’écriture par le biais d’une poignée d’écrivains – Hemingway, Steinbeck, Thomas Wolfe, Jack Kerouac – qui, me semblait-il, se posaient les Grandes Questions. Et même avant, lorsque j’étais au lycée, je lisais des auteurs – tels Robert Pirsig, Ayn Rand et Khalil Gibran – qui étaient plus philosophiques que littéraires.

Jeune écrivain, vous avez passé six mois à imiter le style de Malcolm Lowry, en supprimant les verbes et en employant des mots composés. J’adore vos néologismes germanisants, dont « sick-box [2] ». Quelle a été la genèse de ces trouvailles ?

Mes choix sont intuitifs plus que conceptuels – ceci me paraissant mieux (plus vrai, plus drôle, etc.) que cela. Je dirais même que c’est cette série itérative de micro-choix qui produit les effets les plus profonds et les plus originaux chez un écrivain. J’étais déjà bien avancé dans l’écriture quand je me suis rendu compte que les modernistes, eux-mêmes adeptes des mots composés (Joyce, Lowry, Faulkner), n’étaient pas encore nés en 1862. Donc on peut considérer le modernisme comme une sorte de langage futuriste très apprécié par les spectres du Bardo, en anticipation de 1920.

Ce livre est le deuxième de vous qui évoque la guerre de Sécession. Est-ce l’événement central de l’histoire américaine ?

Je crois que oui – c’est là où on a failli se purger de certains mensonges présents depuis le début, constitutifs de la différence entre nos documents fondateurs : « Tous les êtres sont créés égaux » et notre façon de mener notre action culturelle : « Oui, mais certains sont plus égaux que d’autres ». La guerre de Sécession fut l’occasion de défendre nos principes, ce qu’on a fait. Ensuite, Lincoln a été assassiné, la Reconstruction a été sabotée, et, comme certains événements récents l’ont démontré, il s’avère qu’on n’a pas du tout éradiqué le racisme.

Cela dit, j’avoue que cette période m’attire pour des raisons inexplicables. J’aime son ambiance mythique – elle me paraît à la fois très éloignée dans le temps et très proche. Très raffinée et très brutale.

Vous avez déjà écrit sur Abraham Lincoln (In Persuasion Nation, inédit en français). Que représente-t-il pour l’Amérique ?

Il est comme le meilleur parmi nous – notre visage lorsque nous nous montrons sous notre meilleur jour : gentil, drôle, modeste, avec une vision très précise de ce qui est juste (très logique, en restant ouvert aux conclusions les plus correctes), et généreux envers ses adversaires. L’Américain a tendance à projeter sur Lincoln ses propres idées – quelles que soient ses croyances, il les cherchera chez Lincoln.

L’érotisme n’est pas très présent dans votre œuvre.

Je crois qu’il y a beaucoup d’attirance sexuelle dans ce livre – Vollman et Baron vis-à-vis de leurs épouses respectives, Bevins envers l’amant qui l’a jeté. Et puis il y a le groupe de fantômes orgiaques qui baisent en divers endroits du cimetière. Mais j’ai découvert qu’en général, vu ma théorie de l’intrigue, les actes de coït ne sont pas particulièrement signifiants – ils modifient rarement la trajectoire narrative. Mon esthétique est en quelque sorte algébrique – une scène doit être divertissante tout en influant sur la trajectoire. Pour cette raison, il n’y a pas non plus des scènes où des gens écoutent de la musique ou partagent un repas.

Peut-on dire que vous écrivez sur des « honnêtes gens ? »

Ce sont eux les plus intéressants. Tout le monde croit bien agir, même quand ce n’est pas le cas, n’est-ce pas ? On aspire tous à la bonté, même si parfois on se méprend et qu’on se comporte mal, non ? La culture pop repose en général sur l’image d’une bataille entre des bons et des méchants. Alors qu’en réalité les gens sont bien des deux côtés, se battant à cause d’un malentendu, à cause d’une fausse conception de la bonté.

Avant de créer le Bardo, vous avez déjà imaginé des personnages devenus omniscients lors de leur mort (Grandeur et décadence d’un parc d’attractions, L’évadé de la Spiderhead). Est-ce là une vision chrétienne ?

Non, c’est simplement la curiosité de savoir ce qui se passe là-bas. Une histoire ne se termine pas toujours à la mort d’un personnage. Il y a la surface (ce qui lui arrive) et le courant sous-jacent (la véritable et resurgissante signification de l’histoire). Parfois, lorsqu’il meurt, ce courant n’a pas encore regagné la rive – l’arc narratif a besoin d’encore quelques battements de cœur.

Vous revenez aussi sur la situation d’un enfant supplicié (par exemple dans les nouvelles « Tour d’honneur » et « Dix décembre »). Est-ce un thème religieux ?

Je suppose qu’il y a un élément catholique, oui, mais cela relève peut-être aussi d’un manque de subtilité dans mon travail – j’ai également tendance à mettre des animaux à risque. L’innocence, mise en péril, est une façon d’assurer qu’une histoire possède un poids émotionnel, surtout si l’écrivain a des capacités limitées : j’ai un faible pour la caricature. Par exemple, dans une nouvelle intitulée « Les petits malheurs du coiffeur », afin de susciter la sympathie pour un homme peu aimable, j’ai décidé d’annoncer qu’un de ses pieds n’avait pas d’orteils. Voilà ! Pathos… en quelques lignes et de manière schématisée, on dirait. Je crois qu’une œuvre de fiction gagne sa puissance et acquiert sa signification à travers sa dynamique interne – les contrastes et pressions qui y sont à l’œuvre. Donc, même si une histoire est caricaturale, cela ne me gêne pas, à condition que les éléments dessinés de façon simpliste soient en tension les uns avec les autres : vous aurez alors un simulacre de la vie, déformé mais quand même peut-être valide.

La voix – innocente et immature – des enfants est puissante chez vous (par exemple dans Fox 8). Les jeunes semblent instruire les vieux, à l’image de Willie Lincoln.

Je crois qu’ils ont une forme de sagesse, de simplicité et de bonté qu’on leur apprend à perdre. Mais il ne faut jamais laisser un enfant pratiquer des chirurgies à cœur ouvert.

Lincoln au Bardo marque-t-il un tournant dans votre carrière, un passage à la tragédie ?

Pas vraiment. Il y a des moments comiques dans ce livre. En général, j’essaie d’oublier la distinction comédie/tragédie parce que la vie ne la respecte pas – par exemple, les gens pètent parfois pendant des enterrements, ou bien on peut ressentir un accès de tristesse soudain lors de sa fête d’anniversaire, ou encore une bonne action en vient parfois à déclencher des conséquences terribles. Les œuvres d’art les plus importantes font fi de cette distinction, comme le fait Dieu quotidiennement.

Propos recueillis par Steven Sampson


  1. « Flaweds », dans la version américaine, terme plus original.
  2. Traduit par « caisson de souffrances ».

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