Encore l’Islande, décidément !

Brillamment traduite, corrigée, éditée par une maison québécoise de Chicoutimi, ville sise à l’amorce des Laurentides et du grand Nord canadien, l’histoire d’une calme beauté pénétrante de Gyrdir Elíasson a pour cadre un autre grand Nord, celui de l’Islande, cadre extrêmement présent qui, d’une certaine façon, occupe tout l’espace d’un texte court, avec ses forêts, son terrain de vacances d’été encombré de caravanes, la maison du garde forestier. Mais, à part la rivière Sandá, but de la plupart des promenades du narrateur, rien n’est nommé dans ce décor qui, généralement, reste vide, dépourvu d’hommes, et presque d’animaux.


Gyrdir Elíasson, Au bord de la Sandá. Trad. de l’islandais par Catherine Eyjólfsson. La Peuplade, 142 p., 18 €


Le narrateur parle de ce qu’il voit : les arbres, la lumière dont il suit les fluctuations sur deux saisons, l’été, où il devrait avoir de la compagnie, car nombre de vacanciers, dont parfois les véhicules touchent presque les deux siens (un logis, un atelier, tous deux dételés de la vieille voiture), se rassemblent en ce lieu et s’y amusent ; l’automne, moins riche en fréquentations possibles, le climat rude raréfiant vite les voyageurs. Mais, de toute manière, celui qui écrit et le plus souvent monologue en suivant la pente de la rêverie ne se préoccupe pas de l’abondance ou de l’absence de ses voisins, puisqu’il ne fraie avec personne, sinon par hasard. Et l’arrivée de l’hiver et la première neige coïncident avec la fin du livre de Gyrdir Elíasson, qui laisse le narrateur seul.

C’est un peintre. On croit comprendre qu’il a eu une certaine notoriété autrefois et a pratiqué l’abstraction. Puis il a opté pour le figuratif. Un visiteur, venu une seule fois de la ville innommée et déjà possesseur de certaines de ses œuvres, voudrait lui acheter deux de ses aquarelles nouvelles, qu’il refuse sèchement de vendre, s’attirant les reproches du marchand (ou de l’amateur) qui semble l’accuser de se prendre pour un génie incompris. Mais c’est sans doute faux. Il s’agit plutôt d’un artiste qui a peut-être un jour cru en son propre talent mais qui sait aujourd’hui, en se comparant dans ses songeries à Van Gogh dont il relit les lettres, qu’à  côté de celui-ci et de quelques autres, Chagall, Soutine, il ne fait pas le poids. Il s’est donc retiré du passé, où il fut quelqu’un, eut et aima peut-être une femme, deux enfants, pour tenter de vivre la plénitude d’une existence naturelle, ici et maintenant.

Un misanthrope déçu par le monde ? En partie seulement. Certes, la médiocrité de ses contemporains et de lui-même l’étouffe, mais rien de cela n’est violent et si l’une de ses trop nombreuses tentatives de toucher enfin à l’intimité des arbres en les peignant lui paraît ratée – c’est toujours le cas, au moins depuis sa quasi-retraite au milieu de la forêt –, il la déchire sans drame, quitte la caravane-atelier et se réfugie sans hâte dans la caravane à vivre.

Quelle stratégie adopte-t-il alors afin de repousser le plus loin possible son sentiment d’échec ? Aucune. Il s’enfonce seulement dans sa propre pensée, comme le lièvre de La Fontaine, philosophe malgré lui : «  Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ? » Or ce sont de telles songeries solitaires qui constituent la seule matière de ce petit livre, si parfait grâce à son écriture d’une justesse miraculeuse.

Songeries d’autant plus profondes qu’elles sont « à vide », ne portent que sur l’essentiel, c’est-à-dire la vie, la mort, le temps. Infiniment éloignées de toute application à ce pour quoi les hommes veillent et se fatiguent, croyant brasser dans l’accessoire autre chose que le rien. Penser ne le paralyse pas, ne l’induit jamais à quelque accès de mélancolie qui inquièterait un psychiatre s’il en rencontrait un dans cette forêt bien réelle qui a peu à peu pris possession de son être. Non, il n’est pas en train de devenir fou, peut-être pas, ou pas encore tout à fait, bien qu’il soit sujet parfois à des hallucinations auditives et croie voir passer les cavaliers de l’Apocalypse, mais sans réaction excessive. D’ailleurs, un des signes clairs de sa normalité est qu’il demeure sensible à la peur quand des bruits nocturnes viennent l’assaillir dans son inconfortable demeure, et sensible aussi, surtout, à la beauté, toute la beauté dont celle des femmes, même si elle concerne des créatures possiblement inventées.

Gyrdir Elíasson, Au bord de la Sandá

La rivière Sanda, en Islande (2009)

En somme, du fond de son anonymat dépourvu de toute ostentation, le peintre qu’il est toujours reste passionné par ce qui l’entoure, les plantes, le murmure des eaux, le mouvement des saisons, et l’on peut même dire que la rivière Sandá, second personnage du livre et terme de ses quotidiens vagabondages, l’équilibre comme une compagne, en dépit du fait qu’il semble souhaiter parfois la survenue d’une sauvageonne en chair et en os auprès de lui, semblable en cela au soldat perdu de Gracq, dans Un balcon en forêt, au point de la susciter de temps en temps, au bord de la rivière, vêtue de rouge et peut-être bien hallucinée, mais cette piste romanesque empreinte d’un fantastique trop attendu, trop aimable, à la manière de l’Ondine de La Motte-Fouqué, créature née de l’eau, ne tient pas la route, et n’est en tout cas pas suivie.

On pourrait lire ce récit tout palpitant de la vie intérieure du narrateur – et qui laisse ainsi toute la place à la petite musique bourdonnant sans arrêt dans l’intimité infinie de chacun, sans péripétie, sans anecdote – comme une méditation à propos de la mort qui vient inéluctablement. Mais il faudrait pour cela gommer le caractère morbide d’une telle méditation et surtout l’aura simpliste, étroitement religieuse, qu’on aurait tendance à lui associer dans le contexte nordique où la pratique de l’examen de conscience plonge ses racines dans une tradition protestante tenace.

Le peintre du livre pense à la mort mais ne l’accueille pas dans ses préoccupations majeures. Tout impuissant qu’il est à perpétuer par le pinceau les nymphes éparses de la forêt, si évidemment visibles pour un artiste à travers les sveltes silhouettes des arbres, il demeure tendu vers l’espoir d’exprimer un jour la féerie des choses qu’un individu ordinaire suppose à tort inertes. C’est donc, à sa manière taciturne et renfermée, un être orienté vers l’avenir et qui ne renoncera à son rêve que si le paysage final, dépouillé de mouvement, que l’immobilisation hivernale semble menacer d’ankylose définitive, se fige autour de lui comme un sarcophage.

Contre ce danger de cristallisation mortifère, un fermier juché sur son tracteur, qui en est descendu lors des premiers froids pour lui réparer gentiment sa voiture tombée en panne, l’a mis en garde, tel un Merlin providentiel, discret mais vaguement protecteur. Suivra-t-il son unique conseil, celui de ne pas s’attarder trop longtemps dans la forêt ? Les lignes ultimes du texte ne permettent pas de répondre.

Le narrateur a peut-être bien fait son deuil de la civilisation, en émule de l’auteur donné pour inconnu (ce doit être celui-là même du livre) dont une citation précède le récit : « Nul homme sage n’écrit de livre. / Nul homme sage ne raconte son histoire. / L’homme sage sait se dissimuler, / se faire oublier de tous. » Mais ce quasi-quatrain de poète stoïcien est lui-même surmonté d’une phrase… d’André Gide, qui proclame tout le contraire et chante les nourritures terrestres. Si bien que ce n’est peut-être pas le goût de l’anéantissement et du repos éternel qui triomphe dans cette prose d’un bout à l’autre indissociable de « la merveille », au sens surréaliste du terme, mais « plutôt la vie » comme le crie le jeune Breton dans un poème qui porte ce titre, paru dans  Le Journal du Peuple le 1er décembre 1923, et figurant déjà un peu auparavant dans Clair de terre (novembre 1923). Une telle indécidabilité, on s’en doute, distille un charme prenant qui ne saurait déplaire à tout fanatique de vraie littérature, lequel préfère les délices de l’imaginaire à l’étouffe-chrétien de l’histoire vraie.

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