Une découverte au conditionnel

Ce qui est certain… Vincent van Gogh (1853-1890) s’installe en février 1888 à Arles. Dans une période intense de création, il multiplie les paysages de Provence, les portraits. À Arles, aux Saintes-Maries-de-la-Mer (avec les barques), à Saint-Rémy-de-Provence, il dessine, il peint, il contemple, il souffre, il perçoit des hallucinations. Il est interné à l’hôpital d’Arles, puis dans l’asile Saint-Paul de Saint-Rémy-de-Provence. En mai 1890, il se sent guéri ; il part à Paris. Puis, tout en peignant, en dessinant à Auvers-sur-Oise, il séjourne chez le docteur Gachet. Et il se suicide le 29 juillet 1890.


Vincent Van Gogh, Le brouillard d’Arles : Carnet retrouvé. Analyses de Bogomila Welsh-Ovcharov. Seuil, 280 p., 69 €


Aujourd’hui, les éditions du Seuil proposent une très belle maquette, un très grand nombre d’illustrations en couleurs, des reproductions très soignées. Bogomila Welsh-Ovcharov offre les analyses minutieuses de ce qui s’intitulerait, semble-t-il, « le brouillard d’Arles ». Historienne de l’art de renommée internationale, professeur émérite au département des beaux-arts du Erindale College de l’université de Toronto, elle a organisé en 1981 des expositions sur les recherches plastiques de Van Gogh au Canada et en Hollande (musée Van Gogh à Amsterdam) ; en 1988, elle s’est occupée d’une exposition au musée d’Orsay (Van Gogh à Paris) ; en 2017, elle y sera, de nouveau, commissaire invitée des Paysages mystiques (de Van Gogh à Emily Carr).

Qu’est-ce que l’étrange et fascinant « brouillard d’Arles » ? Ce serait donc un gros livre de comptes. Au XIXe siècle, le brouillard était un terme ancien pour désigner un gros « cahier de brouillon » où l’on enregistrait les transactions avant de les reporter ensuite dans le véritable « livre de comptes ».

Vincent Van Gogh, Le brouillard d’Arles : carnet retrouvé, Seuil

Étude de roseaux. Septembre-octobre 1888, Arles © Éditions du Seuil

Or, en 1888, Joseph Ginoux (1836-1902) et son épouse Marie Ginoux (1848-1911) auraient offert à Van Gogh un brouillard épais en papier vergé bleuté d’excellente qualité que Vincent aurait employé lors d’une des ses périodes les plus créatives. Marie et Joseph Ginoux qui tenaient le Café de la Gare à Arles étaient les logeurs et les amis de Van Gogh. Marie Ginoux (qui avait alors quarante ans) a été peinte en novembre 1888 par Van Gogh. : L’Arlésienne, Mme Ginoux (musée d’Orsay), et également par Paul Gauguin. On sait aussi que Vincent a réalisé une série de cinq portraits supplémentaires et des dessins de l’Arlésienne. En janvier 1890, Van Gogh écrit au couple Ginoux : « Nous souffrons ensemble, cela me fait penser à ce que dit Mme Ginoux – quand on est amis, on l’est pour longtemps ». Vincent a aussi confié au couple quinze toiles à garder en dépôt ; ni Vincent ni Théo ne réclamèrent les peintures ; plus tard, les Ginoux les vendraient à Ambroise Vollard (marchand de tableaux, écrivain et éditeur).

Ainsi, en ce qui concerne le curieux brouillard et ses soixante-cinq dessins (que, peut-être, Vincent van Gogh aurait tracés), il s’agit d’une découverte problématique, supposée, suspendue, discutée. Cette découverte séduit et demeure énigmatique, douteuse ; elle questionne. Tu hésites.

Vincent Van Gogh, Le brouillard d’Arles : carnet retrouvé, Seuil

Portrait de Joseph-Michel Ginoux II. Début décembre 1888, Arles © Éditions du Seuil

Or, un communiqué du Van Gogh Museum d’Amsterdam met en doute les soixante-cinq dessins ; ses experts en refusent l’authenticité pour des raisons d’erreurs typographiques, par rapport au graphisme original de l’artiste. Au contraire, Bogomila Welsh-Ovcharov et Ronald Pickvance (historien d’art britannique qui a publié des ouvrages sur Van Gogh) perçoivent la véritable main du créateur. Selon eux, ces soixante-cinq dessins sont « plus ou moins rapides ou soignés » ; ils n’étaient pas destinés à être envoyés à son frère, ni à d’autres amis : « Ils n’étaient destinés qu’à lui-même » ; ce seraient souvent des « premiers jets » « exécutés à main levée sur le motif » ; ils seraient « voués à être conservés et retravaillés ultérieurement ou explorés comme première idée d’une éventuelle œuvre ».

Alors, Bogomila Welsh-Ovcharov devient un détective méthodique. Au conditionnel, tu regarderais la carte géographique du quartier de la Cavalerie à Arles ; Marie et Joseph Ginoux occuperaient le Café de la Gare-Ginoux (30, place Lamartine) ; Vincent dessinerait et peindrait la maison jaune (2, place Lamartine) ; il marcherait près du Ruisseau La Roubine du Roi ; près de l’épicerie Crevoulin, près du potager des ouvriers de chemin de fer, l’avenue de Montmajour… Par chance, parmi les documents commerciaux du couple Ginoux se trouverait un petit carnet (à la couverture de papier marbré) avec vingt-six pages rédigées à l’encre ; le 20 mai 1890, tu lirais une note précieuse, écrite par un employé du Café de la Gare : « Mr le Docteur Rey a déposé pour M. et Mme Ginoux de la part du peintre Van Goghe [sic] des boîtes d’olives vides, 1 paquet de torchons à carreaux ainsi qu’un grand carnet de dessins et s’escuse [sic] pour le retard ». Ce grand carnet de dessins serait donc le fameux brouillard ; le docteur Rey, arlésien de naissance, médecin interne à l’Hôtel-Dieu, avait soigné Vincent qui s’était mutilé l’oreille le 23 décembre 1888 ; puis Vincent avait peint le portrait du docteur Félix Rey ; et le gentil docteur aurait apporté le grand carnet au Café de la Gare le 20 mai 1890… Peut-être… Peut-être…

Vincent Van Gogh, Le brouillard d’Arles : carnet retrouvé, Seuil

Champ de tournesols. Août-septembre 1889, Saint-Rémy-de-Provence © Éditions du Seuil

Dans le Café de la Gare, les voisins habituels, les voyageurs, ceux qui apportent les paquets et les échantillons d’huile, ceux qui les reçoivent, les peintres, certains zouaves des régiments d’Arles, les employés des chemins de fer se seraient rencontrés. Il y aurait des amis de Vincent et ses ennemis qui auraient signé une pétition le considérant comme un fou dangereux. Tu apprendrais les noms et les métiers de certains clients du Café : l’épicier Crevoulin et l’épouse de l’épicier Marguerite (nièce de Marie Ginoux) ; Charles Viany (propriétaire du bureau de tabac) ; Madame Siletto et son mari qui tenait son Café l’Alcazar ; Gabrielle Berlatier qui aurait été hôtesse dans une maison close et qui, chaque matin, rangeait le café et nettoyait les vitres ; M. Pelissier qui a déposé une malle ; le docteur Rey ; M. Vidal qui a remis des livres à M. le curé ; Madame Nay qui a demandé deux paniers en osier « quand les Bohémiens passent »…

Au conditionnel. Vincent aurait dessiné un champ de blé avec trois meules ; la moisson à Crau ; la charrette bleue ; les rochers avec des chênes verts ; trois sapins dans le jardin public d’Arles… Dans un coin du jardin public, ce serait le « jardin du poète » avec des buissons sphériques. Vincent aurait lu Madame Chrysanthème (1887) de Pierre Loti et il aurait dessiné le Portrait de la Mousmé. Il aurait représenté l’allure intransigeante de Joseph Ginoux et ses paupières baissées. Il aurait représenté trois oignons posés sur une corbeille d’osier. Sur un fond de traits verticaux, les iris ont des fleurs élégantes et des feuilles aiguës. Autour du 18 juin 1889, Van Gogh écrit à Théo : « Enfin, j’ai un paysage avec des oliviers » ; il aurait obtenu de son médecin la permission de s’aventurer au-delà des murs de l’asile et vu les montagnes agitées des Alpilles en arrière-plan. À un autre moment, il contemplerait les tiges des roseaux ; il taillerait des roseaux pour faire des calames et les utiliser. Comme l’écrit Ronald Pikvance, huit dessins montreraient une série de cyprès ; leur verticalité surgirait avec la silhouette dentelée des Alpilles ; les spirales animées suggéreraient des feuillages denses ; les cyprès seraient proches des flammes obscures ou des obélisques. Dans le jardin de l’asile de Saint-Rémy, les troncs des arbres se dresseraient sur une végétation sauvage. Sur le champ des tournesols, le soleil éblouirait. En septembre 1889, Vincent dessinerait Charles Elzéard, surveillant en chef de l’asile Saint-Paul. Il proposerait une « oliveraie avec quatre cueilleurs ». Et ses trois dessins seraient les études d’une branche d’amandier en fleur ; les fleurs sont épanouies.

Vincent Van Gogh, Le brouillard d’Arles : carnet retrouvé, Seuil

Étude de deux branches d’amandier en fleur. Début février 1890, Saint-Rémy-de-Provence © Éditions du Seuil

En mars et avril 1890, Vincent Van Gogh mêlerait (dans des paysages imaginaires) ses « souvenirs du nord » et la présence du midi. Il tisserait le passé de la Hollande et le soleil du Sud. Il montrerait la charnière du Nord, les cyprès et le mistral qui s’uniraient…

Qui a raison ? Les experts du Van Gogh Museum mettent en doute l’authenticité des soixante-cinq dessins du brouillard. Et Bogomila Welsh-Ovcharov est, elle, enthousiaste.

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