Bonaviri au pays des merveilles

Les commencements, récit bref et intense, concentre toutes les hantises de Giuseppe Bonaviri dans une forme fragmentée très maîtrisée.


Giuseppe Bonaviri, Les commencements. Trad. de l’italien par Philippe Di Meo. Éditions La Barque, 173 p., 22 €


Dans un de ses romans les plus étranges, Giuseppe Bonaviri, qui avait commencé par écrire des livres réalistes, salués avec enthousiasme par Elio Vittorini notamment, avant de bifurquer vers des textes qu’Italo Calvino, à la fois dérouté et admiratif, qualifiait d’« insolites », invente un « thanatoiseau » emportant avec lui l’esprit d’un mort. Des nuits sur les hauteurs fait partie de ces objets littéraires difficilement identifiables, qui mêlent les mythes et le réel, l’autobiographie et ce que Calvino appelle un « pèlerinage dans l’imaginaire », échappées belles au cours desquelles Bonaviri, par ailleurs médecin, pose un regard scientifique sur des matériaux où s’opèrent des métamorphoses.

Il a souvent été dit que Giuseppe Bonaviri, si expert dans l’art de mélanger dans un creuset onirique des transfigurations dignes des récits des maîtres qui lui ont ouvert la voie de la magie – Boccace, l’Arioste ou le Tasse –, aurait pu être l’ethnologue de son peuple, le petit monde de Mineo, sa ville natale, située dans une Sicile dont le lecteur se dit qu’elle est décidément envoûtante, tant les contes, les fables, qui se racontent à propos de cette terre la rendent tout à la fois inquiétante et fascinante.

Dès son premier livre, Le tailleur de la grand-rue, écrit en 1950 alors qu’il n’avait que vingt-six ans, Giuseppe Bonaviri, comme pour ruser avec les impératifs du réalisme, avait frappé les esprits en faisant preuve d’une finesse d’ethnologue à l’affût du moindre détail singulier, mais déjà, il déployait, avec la même subtilité, des talents de mage. C’était la première fois qu’il livrait une chronique familiale, racontant l’histoire de son père, tailleur à Mineo, à travers un récit à trois voix. Elio Vittorini, qui le fit publier chez Einaudi, fit l’éloge de ce roman « poétique », tout droit sorti « d’un XVIIIe siècle populaire », avec quelque chose d’ingénu mais d’une « coloration brute », quelque chose aussi de cosmique dans l’évocation de cet univers qu’on retrouvera dans Ghigo (1990), où c’est au tour de la mère de se faire l’archiviste de l’histoire des Bonaviri.

Giuseppe Bonaviri, Les commencements.

Mineo, en Sicile, ville natale de Giuseppe Bonaviri

Vingt-quatrième fille d’un boulanger de Mineo, elle était revenue de New York où elle avait travaillé dans des chemiseries dès 1919, pour épouser le tailleur de la grand-rue. Dans Ghigo, les souvenirs d’enfance de Giuseppe, ravivés par sa mère, sont l’occasion de se rappeler ses premières tentatives littéraires : il avait, à quatorze ans, écrit trois romans, « le plus souvent sur le verso de pages de calendriers ». Le premier était influencé par les histoires de pirates de Salgari, le deuxième suivait les traces d’un fuyard, meurtrier de ses parents, qui s’en fut se réfugier chez les sauvages. Le troisième aurait pu passer pour un plagiat éhonté d’Œdipe à Colonne… Mais bien avant d’écrire de la prose, le très jeune Giuseppe, à neuf ans, s’était lancé dans la composition de poèmes, par « pulsion héréditaire », avoue-t-il, et parce que dans le milieu où il vivait, les paysans et les artisans, bien qu’analphabètes, rivalisaient d’inventions poétiques, et même quand, en 1925, les concours de poésie sur la place publique furent abolis par les fascistes, les écoles élégiaques, satiriques, antifascistes, anticléricales et épigrammatiques continuèrent à fleurir clandestinement.

La chronique de ce microcosme où l’on se récitait des ballades pour oublier les morsures de la faim, où la mère de Giuseppe lui racontait des fables, des contes profanes, se lit aussi dans les Contes sarrasins (1980) où, dans une postface, Giuseppe Bonaviri révèle que, dans son pays, dans sa Sicile orientale, raconter, « c’était quelque chose comme une enveloppe sacrée et troublante, comme une espèce de placenta, à l’intérieur duquel, artisans et paysans, nous finissions par nous retrouver à travers la narration orale », manière de passer d’une réalité terne, « faite de travail et de misère », dans la vaste sphère du réel « où chacun pouvait devenir le Démon, le Dieu ou l’Esprit suprême capable de tout évoquer ». Ce qui ravissait le jeune Giuseppe avant d’enchanter Bonaviri l’homme mûr devenu écrivain, c’est la sagesse burlesque de ces contes que sa mère avait entendus alors qu’elle n’avait pas six ans et qu’elle avait transmis à son fils, allant jusqu’à les transcrire dans des cahiers pour qu’il puisse s’en inspirer en les réécrivant avec la joie de qui découvre l’esprit de fantaisie.

Giuseppe Bonaviri, Les commencements.

Giuseppe Bonaviri

Les frontières entre prose et poésie n’existent pas vraiment chez Giuseppe Bonaviri. Un roman comme Silviana ou le voyage des égarés en est un exemple éclatant. L’eau et les rêves s’y confondent. Les diableries du mage Cooper et les enchantements des fillettes nous promènent de la Sicile à New York. Au pays des merveilles, Silviana, qui disparaît dans l’eau et dont on perd toute trace, est considérée par les fous, les mystiques, mais pas seulement par eux, non comme une créature sacrifiée, mais comme celle qui a purifié « la race humaine » menacée par la corruption. Dans L’histoire incroyable d’un crâne où une jeune femme, Isilde, tente de redonner vie à un soldat mort grâce à ses connaissances en matière de greffe et de clonage, Bonaviri, émule de Mary Shelley, nous plonge dans ce que René de Ceccatty, traducteur de certains de ses livres, nomme un « onirisme scientiste ».

Dans Les commencements (1983), que publient aujourd’hui les éditions La Barque, dans une belle traduction de Philippe Di Meo, Bonaviri entretisse prose et poésie, revenant toujours à ses hantises : le lecteur trouve ici ce qui réapparaîtra dans La Ruelle bleue (2002) — le retour de New York, les femmes chargées de nettoyer le linge des tuberculeux et de laver le placenta des parturientes. Mais aussi la fosse commune dans le cimetière de Mineo, « où étaient jetées les dépouilles des pauvres et celles des enfants qui n’avaient pas de parents ». La connaissance que Giuseppe Bonaviri avait de la littérature antique, son désir d’entretenir la mémoire des lieux de son enfance, son goût pour l’occultisme, l’alchimie, les sciences, se retrouve dans ces pages dont Philippe Di Meo, dans sa postface, dit que, imprégnées d’un « orphisme contrarié », elles sont « à mi-chemin de l’érotique et du funeste ».

Giuseppe Bonaviri, Les commencements.

Giuseppe Bonaviri

On lira aussi bien dans Les commencements des fragments sur les gangsters du Nouveau Monde qu’un poème sur la comète de Halley, des descriptions du vent mauvais, quelques aperçus sur les chevriers qui s’unissaient charnellement aux chèvres, si douces, si silencieuses, si consentantes et, « contrairement aux épouses, nullement menteresses », de sorte que les Siciliens disaient souvent : « Égorgez une femme, pas une chèvre… » On y croise encore une fois la mère de Giuseppe, mais aussi un père mort qui s’adresse à son fils en ces termes : « Désormais, fils, tu es pour moi / un vide emmêlement d’ondes magnétiques dépourvues de sens… »

Celui qui, adolescent, rêvait de devenir « le plus grand poète de Mineo » et traînait à sa suite une cohorte de gamins qu’il régalait de « cycles d’histoires infinies », ne revient sur les commencements que pour inviter le lecteur à un « voyage astral », où il se fait alchimiste et, contrairement à la jeune fille des Contes sarrasins, qui modèle un jeune homme fait de sucre, de miel et de farine, crée des personnages doués de toutes les métamorphoses, dans un monde qu’il observe d’un œil de médecin, non pas de guérisseur mais de savant affranchi de toutes les prudences, de toutes les frilosités.

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