Jours de colère

Six Jours met en scène les destins croisés des habitants d’un quartier défavorisé de Los Angeles au cours des émeutes qui firent vaciller l’état de droit et une certaine idée de l’Amérique, à quelques minutes en voiture d’Hollywood et de son usine à rêves. Le troisième roman de Ryan Gattis conjugue une violence brutale et une grande innocence, et semble suggérer que souvent, l’une ne va pas sans l’autre.


Ryan Gattis, Six Jours. Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard. Fayard, 430 p., 24 €


Le 3 mars 1991, au terme d’une poursuite en voiture dans les rues de Los Angeles, Rodney King est arrêté par une vingtaine de policiers du L.A.P.D. Comme il résiste et qu’il est manifestement sous l’emprise de l’alcool, quatre d’entre eux vont le tabasser pendant plus d’une minute, sous l’œil indifférent de leurs collègues. Ce n’était pas la première fois qu’un tel événement avait lieu, et ce ne serait certainement pas la dernière. En revanche, c’était la première fois que quelqu’un, en l’occurrence George Holliday, filmait l’arrestation plus que musclée d’un Noir par les forces de police angelines. Comme l’on sait, les images firent le tour du monde et suscitèrent une vague d’indignation à la hauteur de la violence dont elles témoignaient.

Un an plus tard, les quatre policiers furent jugés et acquittés par un jury composé de dix Blancs, d’un Asiatique et d’un Hispanique. Dès que la nouvelle se répandit, des émeutes commencèrent à South Central – un quartier pauvre de Los Angeles –, émeutes qui durèrent six jours. (Soit dit en passant, les précédentes émeutes à Los Angeles avaient eu lieu en 1965 dans le même quartier, à Watts, et l’élément déclencheur avait été le même, l’arrestation brutale d’un Noir qui conduisait en état d’ébriété. Où l’on constate que l’alcool au volant peut avoir des conséquences néfastes !)

gattis_couv

C’est quelques heures après l’énoncé de ce verdict, le mercredi 29 avril 1992 en début de soirée, que commence le roman de Ryan Gattis. Il ne traite pas directement des émeutes au sens large, mais plutôt de l’occasion que celles-ci fournissent à certains, et notamment aux membres des gangs, de régler leurs comptes dans un espace de non-droit où la seule loi encore en vigueur est celle du plus fort. Chacun des dix-sept chapitres est consacré à un personnage qui raconte à la première personne quelques heures, parfois même quelques minutes de son existence au milieu du chaos qui secoue la ville. Ce procédé narratif, assez en vogue ces temps-ci, mais moins moderne qu’on ne le croit (Balzac en faisait déjà usage), fonctionne particulièrement bien dans Six Jours.

Les personnages – dealer, pompier, infirmière, junkie, flic, grapheur, et al. – sont tour à tour acteurs ou spectateurs, grâce à un système de points de vue croisés qui met en lumière leurs motivations, leurs contradictions, leurs faiblesses – leur humanité, en somme –, et qui permet en outre, grâce aux différentes perspectives adoptées, d’avoir une vue d’ensemble des événements. D’ailleurs, cette pluralité des perspectives est essentielle, et le titre original du roman, All Involved, qui signifie littéralement « Tous impliqués » ou « Tous concernés », exprime bien l’idée que ces émeutes sont l’affaire de tous, et pas simplement d’une minorité de [placez ici le mot de votre choix : pauvres, migrants, réfugiés, Noirs, chômeurs, Mexicains…] avec qui nous n’avons rien en commun. Ryan Gattis donne chair à ce concept de responsabilité collective, et de toutes les qualités dont Six Jours pourrait se prévaloir, celle-ci est certainement la plus importante.

Bref, Six Jours est un roman bien construit, bien écrit, et bien traduit (par Nicolas Richard), dont les quatre cents pages se lisent d’une traite, sans reprendre son souffle, comme une plongée en apnée dans le quotidien implacable de ceux qui n’ont pour s’exprimer que la violence.


Crédit pour la photo à la une : © Sam Tenney

À la Une du n° 2