L’édition française vient d’accoucher d’une portée de livres traitant de la gestation humaine et des débuts de la vie. Côté fiction, il s’agit de deux beaux romans : Vachette de Suzanne Duval et Nouvelle naissance de Kerry Hudson ; côté sciences humaines, d’Un corps pour deux de Marie Leborgne Lucas et d’Enfanter de Claudia Senik, essais qui proposent un cadre philosophique et socioéconomique. L’engouement romanesque serait-il inversement proportionnel à la réalité sur le terrain ?
Il y a six ans, Richard Flanagan nous a confié : « La littérature est pleine de scènes de mort, mais pas d’accouchements. Tolstoï en décrit un dans Anna Karénine, mais on n’y assiste pas. » James Salter aussi avait évoqué cette lacune, en nous affirmant que les femmes sont plus fortes que les hommes, que ce sont elles qui vivent l’événement central de l’existence, à savoir l’accouchement. Il n’empêche, jusqu’à il y a peu, Flanagan avait raison : la littérature paraissait allergique à la représentation concrète de cet évènement. Bien sûr, il y a eu le livre culte de Rachel Cusk, L’œuvre d’une vie. Devenir mère, traduit tardivement il y a trois ans. Et au siècle dernier, la culture populaire nous a légué des traitements terrifiants du thème, notamment dans Rosemary’s Baby et dans le film Alien. Mais globalement, les femmes au bord de l’accouchement se faisaient rares en littérature.
Suzanne Duval semble vouloir remédier à cette situation et elle le fait avec brio : dès l’épigraphe, elle met en scène son érudition – elle a travaillé en thèse sur La prose poétique du roman baroque (Classiques Garnier, 2017). C’est une chercheuse dont la culture ne sert pas à bluffer, mais à souligner l’omniprésence du baroque : « « Dans la simplesse ovine et la raison bovine », Paul Verlaine, Bonheur. » Duval reste fidèle à ce programme pendant deux cent cinquante pages, sa prose est d’une simplicité troublante, comme si les phrases elles-mêmes étaient enceintes, de fines vachettes alignées les unes après les autres relevant autant de la calligraphie que du signifiant. L’écriture blanche, lorsqu’elle est mise en page, donne quelque chose de semblable à la peau d’une vache, mettant en alternance des pans blancs et des pans colorés ; cette coexistence entre l’espace vierge de la feuille et les caractères imprégnés de sens suggère à la fois les possibilités créatives d’une page et celles, procréatives, d’un mammifère femelle.
À une époque obsédée par la grossophobie comme par les tops filiformes, cette prose évolue sur le fil, source d’une tension délicieuse : « Je mangeais un sandwich à la Bibliothèque nationale de France. Un collègue s’assit en face de moi […] Je lui demandai des nouvelles de sa femme. Il me répondit qu’elle devenait une grosse vache. Elle était enceinte depuis quelques mois. À cette époque, pour ma part, je n’avais rien d’une grosse ni d’une vache. J’étais un poids plume. Peut-être même que j’étais une plume. Il était vrai que mes pieds étaient tout petits. Ils étaient comprimés dans des chaussures compensées ».
Manger ou ne pas manger, créer ou procréer, that is the question(s). Au début, la narratrice n’est pas encore une vachette, juste une « plume » : chercheuse-enseignante, elle écrit, activité qui autrefois se pratiquait avec une plume ôtée à la peau d’un oiseau. Cette dialectique traverse son roman : à la fin, après avoir déposé son fils de trois mois à la crèche, elle affirme la résurgence de son identité primordiale : « J’étais un drôle d’oiseau ».
On aime les monomaniaques, déterminés à creuser jusqu’au bout un filon profond. Vachette suit le sillage des romans précédents de l’autrice : L’agente, histoire d’une étudiante en droit qui se prostitue (P.O.L., 2018) ; Ta grossesse, roman qui raconte une IVG (P.O.L., 2020). La transformation, voire l’envahissement, du corps féminin est le sujet dominant, le lecteur partage l’acuité corporelle de l’héroïne.
C’est le cas aussi avec Kerry Hudson, Prix Femina étranger 2015 pour son deuxième roman, La couleur de l’eau, dont le titre original, Thirst, évoquait une autre expérience organique. Nouvelle naissance, sa troisième fiction, approfondit cette quête de vérité anatomique, en traitant le sujet de la grossesse, de l’accouchement et de la suite. Sujet qu’elle entame en amont, tout comme Duval, en explorant la relation entre la narratrice et son mari. Ce livre relève-t-il du roman ou du récit ? La narratrice s’appelle « Kerry », son mari s’appelle « Peter », elle a eu une enfance difficile à Aberdeen, elle a été violée, etc. – tout cela correspond à la vie de l’autrice. Vachette non plus ne cachait pas un fond autobiographique – les étudiants de l’enseignante l’appellent « Mme Duval » –, sans entrer dans les détails. Dans un cas, on découvre l’âme de la romancière ; dans l’autre, son quotidien, relaté dans un style réaliste – hyperréaliste ? – qu’on a l’habitude de voir sur Facebook.

Hudson fait du journalisme – d’une très bonne qualité – pour relater l’expérience d’une « ex-pat » à Prague. A-t-elle lu Kafka, l’un de ses prédécesseurs pragois ? L’érotisme kafkaïen n’adopte pas les tournures qu’on trouve chez Hudson, genre : « J’adore le sexe » ou « Nous avons passé les deux semaines suivantes […] à boire du merdique café instantané et à avoir du très bon sexe [1] ». La Métamorphose, centré sur un « monstrueux insecte », se sert de la bête pour prendre ses distances vis-à-vis de la bestialité, pour créer un recul littéraire, comme le fait « Mme Duval » avec ses fantasmes bovins : elle transmet une réalité interne, engendrant des dialogues poétiques loin du journalisme :
– Vachette Duval ? C’est à nous ! Avant de vous examiner je vais devoir enregistrer quelques informations. Date de naissance ?
– Meuh.
– C’était votre première grossesse ?
– Meuh.
– Ah ! Il n’empêche, c’était votre première grossesse. Et ce petit bout, alors… Il est sage ?
Vachette requiert un effort d’interprétation : le second « meuh » se réfère à l’avortement de Duval, objet du roman précédent, d’où la réponse du médecin : « Il n’empêche ». Une grossesse interrompue compte-t-elle ? C’est un vaste sujet, comprimé en quatre lettres : meuh.
Chez Kerry Hudson, rien n’est laissé à l’interprétation ; pour les enseignants de creative writing comme elle, tout doit être étalé impudiquement, écrire n’implique pas une réflexion sur le canon – étudier le roman baroque ? quelle perte de temps ! – mais plutôt une tentative d’exprimer honnêtement et sincèrement son propre vécu, dans les moindres détails, y compris anatomiques. Nous sommes tous écrivains : le nombre des écoles de creative writing explose alors que la lecture dégringole. Il n’y a plus de frontière entre auteur et lecteur, ni entre « publication » dans une maison d’édition et « publication » sur les réseaux sociaux. Ce qui compte, c’est l’ouverture absolue. « Peter » et « Kerry » sillonnent l’Europe, d’un Airbnb à un autre, ils mangent du vietnamien et des burgers, ils sont « potes », leurs interactions avec leur entourage se font dans un globish ou dans un tchèque approximatifs, à part cela ils évoluent dans l’univers virtuel d’Internet. Jusqu’au jour où ils enfantent : la naissance est un événement concret, on prend racine ; à la fin du roman, le couple décide de s’installer en Écosse, près du lieu de naissance de la romancière.
Un corps pour deux, de Marie Leborgne Lucas, encadre de manière philosophique ces représentations fictionnelles. Pourquoi faut-il philosopher sur la grossesse, alors qu’elle est une expérience à vivre ? Être enceinte ne concerne pas que des corps, dit l’autrice, cela implique un sujet et agit sur son rapport au corps et au monde. Après avoir enfanté trois fois, Leborgne Lucas voulait comprendre ce qui « se jouait » dans son corps à elle ; dans sa bibliothèque de philosophie, il n’y avait presque rien sur le corps féminin, et encore moins sur la grossesse. Ce fut enfin chez les philosophes féministes anglo-saxonnes – peu connues en France, malgré le travail de Camille Froidevaux-Metterie – qu’elle a trouvé matière à réflexion.
La philosophie de la grossesse concerne toutes les femmes – y compris les « plumes » : chacune d’entre elles possède un corps qui, pendant une certaine période, peut en porter un autre. Leborgne Lucas se déclare « phénoménologue », elle part des corps « pour voir ce qu’ils changent de la manière d’être ». Elle se défend d’éventuelles accusations d’essentialisme en expliquant qu’on peut refuser d’être mère, ou ne pas pouvoir l’être, sans être moins femme pour autant. Pour la philosophe, ce corps constitue la situation des femmes, pas leur destin ni leur essence ; c’est un corps fait potentiellement « pour deux », créant une ouverture possible à un autre qui modifie la manière de vivre : « C’est un corps à la frontière floue avec le monde ; un corps qui peut inclure le non-moi ; un corps qui est le lieu de l’entremêlement à l’autre […] perméable à ce qui n’est pas lui ». Le terme « non-moi » fait songer à un passage de Nouvelle naissance : « Kerry » se rend compte que son sang est mêlé à 5,8 % de l’ADN de son bébé.
Enfanter. Natalité, démographie et politiques publiques, recueil dirigé et préfacé par Claudia Senik, fournit un contexte socioéconomique à ces considérations. On y trouve entre autres des articles sur le marché transnational de la GPA ; sur les limites d’âge pour la prise en charge de l’assistance médicale à la procréation ; sur la parentalité chez les homosexuels chinois ; sur l’implication des pères dans la sphère familiale ainsi que sur les normes de genre et les représentations de la parentalité ; sur l’expérience de la grossesse chez les travailleuses à horaires décalés ; sur les pratiques d’adoption en Inde ; et sur la réconciliation entre les droits de l’enfant et l’autorité parentale. Pour les habitants de l’Hexagone, la contribution de Mickael Melki est particulièrement intéressante : il explique le rôle déterminant joué par la France dans la baisse de la fécondité en Europe à la fin du XIXe siècle.
Si, dans le contexte actuel, il y a un « heureux évènement », c’est que la baisse du taux de natalité en Europe s’accompagne d’une fertilité accrue dans l’édition française, côté grossesse. Des vaches maigres cohabitent dorénavant avec des plumes prolifiques.
[1] Traduction de votre chroniqueur, plus fidèle au registre vulgaire de l’original.