Un heureux événement ?

L’œuvre d’une vie de Rachel Cusk, livre de référence dans le monde anglophone, arrive enfin en France, vingt ans après sa publication originale. Ce récit traite de la grossesse et de la maternité à travers le vécu de l’auteure, tout en s’appuyant sur la littérature préexistante, pour mettre en relief le caractère ambigu de l’expérience maternelle.


Rachel Cusk, L’œuvre d’une vie. Devenir mère. Trad. de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné. L’Olivier, 220 p., 20 €


James Salter, dans notre entretien il y a sept ans, déclarait que l’accouchement était l’événement central de la vie, raison pour laquelle il considérait que les femmes sont plus fortes que les hommes. Il n’empêche que, dans le domaine littéraire, ce sujet n’a pas encore reçu toute l’attention qu’il mérite, lacune comblée à présent par Rachel Cusk. « Quarante semaines », le premier chapitre, s’ouvre sur un regard porté sur des femmes nues. Il est réjouissant d’étudier le « deuxième sexe » avec les yeux d’une observatrice. Rachel Cusk l’examine dans le vestiaire d’une piscine municipale, elle trouve que ces corps ont dans l’ensemble une « dimension narrative » évocatrice des peintures rupestres, dimension rarement perceptible, si ce n’est dans ce lieu humide et public où, anonyme, la ségrégation se fait en fonction du genre. Confrontée à la vision de ces seins, ces ventres et ces hanches – la « chair primitive » –, la narratrice ressent brièvement un mélange de peur enfantine, de révulsion et d’effroi. Il lui semble que tout cela n’existe qu’à « des fins de reproduction ».

L’œuvre d’une vie. Devenir mère, de Rachel Cusk : heureux événement ?

Rachel Cusk © Siemon Scamell-Katz

Dans la prose poétique de Rachel Cusk, ce vestiaire devient le théâtre d’une symphonie humaine, un opéra bouffe à la fois comique et grotesque : « Les séchoirs à cheveux chantent, les portes des casiers s’ouvrent et se ferment avec fracas, les onguents et la mousse glissent sur le carrelage des douches. Des jambes veinées et musclées vont et viennent ; des bras nus démêlent des cheveux en bataille et essuient avec une serviette des chairs qui frissonnent sous l’effort. » Ces corps existent en tant qu’« objets » ; ils communiquent exclusivement par leur forme. On songe à Woody Allen, qui évite les vestiaires masculins par peur d’être vu déshabillé : il y a quelque chose d’effrayant à partager son intimité avec des étrangers.

L’accouchement inquiète Rachel Cusk depuis longtemps, enfant elle s’émerveillait du fait qu’un jour un autre corps sortirait du sien, lequel demeurait « étroit et scellé ». Elle discernait une promesse violente dans les pinatas mexicaines remplies de bonbons sur lesquelles on tapait à coups de bâton jusqu’à leur éclatement. En grandissant, ses expériences de douleur furent mises au service de la souffrance à venir.

Celle-ci ne s’arrêtera pas avec la mise au monde d’un enfant. Dans le chapitre intitulé « L’enfant de Lily Bart » – nom de l’héroïne de Chez les heureux du monde d’Edith Wharton –, Cusk considère la maternité du point vue du concept de « possession ». La découverte de son nourrisson l’amène à une discussion du roman d’Edith Wharton où Lily Bart, à la fin de sa vie, veut posséder une « chose vivante ». Quant à Rachel Cusk, le sentiment de possessivité s’avère complexe : a-t-elle acquis son bébé à l’hôpital ou dans une boutique ? De retour à la maison, elle se trouve dans « un état de choc transactionnel », comme si elle venait de s’offrir un article hors de prix et qu’elle le montrât à d’autres personnes, les laissant le toucher et le tenir, malgré sa peur que cela puisse l’abîmer.

L’œuvre d’une vie. Devenir mère, de Rachel Cusk : heureux événement ?

L’ambivalence étant l’une des leçons principales de la psychanalyse, Cusk invoque Freud et Winnicott pour mieux comprendre ses émotions conflictuelles. Winnicott avait proclamé que la mère hait son petit enfant dès sa naissance. Et que le bébé n’existe que par le truchement de la mère. Puisqu’il n’a ni personnalité ni existence indépendante, qu’y a-t-il à aimer, à haïr, sinon soi-même ? Plus le temps passe, plus Cusk sera obsédée par l’idée que les enfants puissent être mal aimés. Elle pleure en regardant les nouvelles où elle voit des images d’orphelins, de réfugiés et d’enfants de la guerre. Pourtant, un matin, alors que sa fille a six semaines, après l’avoir nourrie et mise dans son berceau vingt fois en moins de dix heures, elle explose : « Que c’est injuste, qu’il est manifestement inconcevable d’espérer avoir CINQ MINUTES à moi toute seule. DORS ! je hurle à présent devant le berceau. J’ai hurlé non pas parce que je pense qu’elle va m’obéir, mais parce que je suis pleinement consciente de mon envie de la lancer par la fenêtre. »

Heureusement, Rachel Cusk ne cédera pas à son éphémère envie meurtrière. Elle finira par avoir la nostalgie des premiers mois de sa fille, « tempête d’émotion et de nouveauté ». La maternité prendra les allures d’un emploi, d’un travail, limité à certaines périodes, avec un début et une fin, laissant la travailleuse libre en dehors de ces horaires. Si, pendant la première année, travail et amour étaient liés, la relation se libère ensuite, l’enfant s’intègre à la liberté de sa mère, ensemble elles deviennent « un mélange, une expérimentation ». Comme pour nous tous.

Tous les articles du n° 141 d’En attendant Nadeau