Rachel Auerbach (1899-1976) a quarante ans quand éclate la Seconde Guerre mondiale. Journaliste expérimentée, écrivant en polonais et en yiddish, sioniste et défenseuse des droits des femmes, elle vit dans le ghetto de Varsovie jusqu’en 1943, puis survit cachée et militante clandestine du côté « aryen ». Elle sera l’une des trois rescapées de l’équipe qui, autour de l’historien Emmanuel Ringelblum, contribuera aux fameuses archives clandestines du ghetto.
Rachel Auerbach a écrit en 1941 et 1942 un Journal puis d’autres textes sur le sort des Juifs en Pologne occupée. Rassemblés par l’universitaire polonaise Karolina Szymaniak, ces Écrits constituent un grand document tant pour la qualité de son écriture que pour la puissance de ses réflexions. Il est aussi essentiel que les journaux d’Emmanuel Ringelblum ou d’Abraham Lewin, ou encore les entretiens laissés par Marek Edelman, un des leaders de l’insurrection du ghetto en avril-mai 1943. Sauf que ces textes ont été écrits par une femme. Et ce n’est pas un détail. Longtemps ignorés ou sous-estimés, ils correspondent à son engagement de femme dans la résistance juive au sein du ghetto. Nous connaissons mieux aujourd’hui ce rôle essentiel des femmes grâce notamment à la publication récente des travaux de Judy Bataillon (Résistantes. Histoires inédites des femmes juives dans les ghettos, traduit de l’anglais par Omblage et Danielle Charron, Les Arènes, 2022), et, comme nombre d’entre elles, Auerbach se heurta à des préjugés sexistes. Ainsi, intellectuelle et journaliste reconnue, elle eut la surprise de ne pas trouver son nom lorsqu’elle se présenta, dès la déclaration de guerre, à l’Union des écrivains et journalistes juifs pour être prise en charge dans une opération de sauvetage. « On considérait, estime Karolina Szymaniak, que les femmes ne couraient aucun danger. Seuls des noms d’hommes figuraient sur la liste des départs. »
Cela dit, elle se rapproche rapidement d’Emmanuel Ringelblum qu’elle connaissait depuis quelques années. Il la convainc de la nécessité pour une intellectuelle, non de partir à l’étranger, mais de participer à l’aide sociale des habitants et réfugiés juifs de Varsovie. Il lui propose de mettre en place et de gérer une cantine populaire. Elle accepte. Cette cantine, financée par les organisations juives, est un grand succès. D’octobre 1939 à juillet 1942, elle sert des repas quotidiens à 700 personnes en moyenne, à 2 200 durant les quelques mois de famine. Une quinzaine de personnes y sont employées. « Une cantine populaire, écrit-elle, offre, malgré tout, un point d’observation propice pour quiconque entend voir et graver dans sa mémoire ce que supportent les Juifs. » Non sans en subir le terrible choc, de connaître des « moments critiques où, cinq à six fois par jour, j’atteignais un tel degré de nervosité que je me sentais au bord de l’effondrement ».

De cette expérience est né son Journal consacré à la dernière année de son séjour dans le ghetto, du 4 août 1941 au 26 juillet 1942, quand commencent sa liquidation et les déportations vers le centre de mise à mort de Treblinka. Il est complété dans ce volume par des écrits sur les mois suivants, rédigés lorsqu’elle se cachait du côté aryen ou juste après la guerre (1945-1949). Elle y évoque l’insurrection du ghetto et le centre de mise à mort de Treblinka, destination des Juifs de Varsovie. Dès 1942, elle s’était consacrée à la collecte et à la rédaction des premiers témoignages arrivés sur Treblinka, notamment celui d’Abraham Krzepicki, un jeune homme évadé, mort au combat lors de l’insurrection d’avril 1943. Elle en tire 300 pages dont Karolina Szymaniak a extrait seulement quelques-unes pour ce livre (ce qui est dommage).
Rachel Auerbach ne définit pas son Journal comme un texte intime. Il est, selon la formule de sa préfacière, un « document public », il lui a été demandé par Ringelblum pour les archives, elle le soumet à ses proches qui lui font des « commentaires et remarques », lui apportent des scènes qu’ils ont constatées eux-mêmes, et son écriture emprunte un style très visuel qui fait penser à un montage cinématographique. Elle ouvre par exemple ses notes du 5 août 1941 par cette phrase : « Encore quelques mots sur le théâtre spontané et le film sonore du ghetto qui se tourne tout seul. » Et elle raconte avoir croisé, la veille « deux enfants faméliques. L’un avait un foulard passé sous le menton ; leurs habits ressemblaient aux costumes du deuxième acte du Dibbouk […]. Ils se déplaçaient en adoptant une marche des plus originales, une danse des plus étranges, consistant à se plaquer soudain dos à dos, à regarder au loin et à répéter d’une voix monotone, sinistre et rythmée : ‘’Faim, misère ! Faim, misère ! ’’ La raideur de leurs corps rappelait à la perfection le grotesque de certaines prestations du Théâtre juif. »
Au bout du compte, les textes qu’elle produit, qu’elle veut transmissibles, dont elle fait une œuvre militante, photographient de multiples situations, plus terribles les unes que les autres : « la famine metteur en scène prodigieuse », la peur qu’une enfant lui dit « habiter », des scènes de meurtres arbitraires, incessantes, seulement pour tuer, la complicité insupportable et implacable des policiers juifs, les dénonciations polonaises, la « foire aux cadavres », les massacres d’enfants, « l’odeur âcre des cadavres » entassés dans un hangar, les difficulté à reconnaître quelqu’un, etc. Son texte entre dans la tête du lecteur et ne veut plus en sortir.
Pire, écrit-elle, « deux choses essentielles continuent de prospérer dans la cité fermée : l’amour et la mort ». Elle ne veut pas parler de l’amour, mais se sent obligée d’écrire sur la mort – « celle qui se promène en plein jour dans les rues de la cité fermée ». En septembre 1941, le taux de mortalité aurait atteint 20 %. En voyant « les véhicules funéraires pleins comme des œufs », elle a « l’impression que toute la ville est en train de mourir ». Un soir, elle voit un enfant pleurer, seul dans la nuit, il a faim, il lui dit : « je ne sens plus mon corps », et le lendemain matin « son corps git au même endroit ». Aussi prend-elle conscience des limites de la charité. « Il faut accepter le fait que l’on ne peut sauver personne. » Elle dit que la mort atteint les Juifs de deux manières. La première par les maladies et la répression, et la seconde par l’action de liquidation systématique. Comment, se demande-t-elle en mars 1942, « l’homme de la rue, le Juif moyen d’aujourd’hui, trouve-t-il la force d’affronter cette mort ? […] Malgré la psychose collective, la panique et la phobie qui empoisonnent les âmes les plus fortes, je crois fermement que des individus, et peut-être même des communautés entières, ont présentement vécu des moments grands et poignants dans le renoncement et l’attente d’une mort terrible. On peut en effet priver de la vie des gens sans défense, mais nul ne peut anéantir les moments sublimes de l’âme ».
Sa manière de raconter Treblinka, dès décembre 1943, en s’appuyant sur les premiers témoignages, va dans le même sens. Lieu de mort et d’assassinat de 900 000 Juifs, c’est également un lieu de dépouillement des victimes, et donc d’accumulation d’un butin extraordinaire. Le Comité clandestin des résistants du camp de la mort, à l’origine de la révolte d’août 1943, a donné les détails de ce butin, cités par Auerbach : 25 wagons de cheveux ensachés, 248 wagons de vêtements, environ 100 wagons de chaussures, 260 wagons de plumes, duvets, édredons, couvertures et couettes, 400 wagons d’articles divers tels que des stylos à plume, peignes, ustensiles de cuisine, etc., et bien d’autres choses encore. Un service spécial qu’elle décrit en détail, le Werterfassung (saisie de biens de valeur), utilise des Juifs pour trier, empaqueter tous ces objets qu’on leur a volés, afin de les intégrer à l’économie allemande qui les reçoit par wagons. Ainsi, selon les mêmes sources, 14 000 carats de pierres précieuses ont été récupérés.
Les chiffres ne suffisent pas à rendre compte des centaines milliers de victimes. « Les objets, écrit Auerbach, (que l’on juge à tord peu importants) remplissent également cette fonction. » Il y en a partout, les Allemands ne savent plus qu’en faire, ils sont envahis. Le sort de ces objets inanimés se transforme en métaphore de la destruction des Juifs. « Ce fut comme si, sous le coup d’un sortilège, les choses inanimées – témoins inertes du crime – avaient protesté. » Elles se vengent. « Ce sont les dépouilles des morts. » Belle méditation de cette écrivaine, rescapée de ce monde, habitée par la mort et ses métaphores ! Rachel Auerbach a consacré toute sa vie, jusqu’à sa disparition en 1976, à la collecte des témoignages de ceux et celles qui avaient fréquenté cette mort. Son œuvre est indispensable pour saisir comment la Shoah fut vécue.