« Le ghetto signifie la mort ! »

Un document exceptionnel sur le ghetto juif établi à Minsk par les Allemands entre 1941 et 1943 paraît pour la première fois en français. Rédigé d’abord en yiddish, en 1944, par Hersh Smolar, un des leaders de l’organisation clandestine de résistance juive, il a été enrichi plusieurs fois par son auteur, jusqu’à une version définitive parue en anglais, à New York, en 1989. Sa sortie coïncide avec l’édition française des Carnets retrouvés de Marek Edelman, un des rares rescapés de la direction de l’Organisation juive de combat (OJC) à la tête de l’insurrection du ghetto de Varsovie en avril 1943. Deux documents de nature différente, sur une phase capitale de la destruction des Juifs d’Europe


Marek Edelman, Ghetto de Varsovie. Carnets retrouvés. Trad. du polonais par Zofia Lipecka. Odile Jacob, 204 p., 21,90 €

Hersh Smolar, Le ghetto de Minsk. Les partisans juifs contre les nazis. Trad. de l’anglais par Johan-Frederik Hel Guedj. Payot, 360 p., 22 €


Les historiens abordent désormais la Shoah comme un phénomène global, qui ne se limite plus aux chambres à gaz. Ils mettent au jour une entreprise sur plusieurs années, et s’intéressent autant à la variété des circonstances qu’aux multiples acteurs (bourreaux et voisins) ayant contribué au génocide. Ainsi, dans les ghettos, des centaines de milliers de Juifs sont morts sur place de fusillades, de dénonciations, de faim ou de maladies comme le typhus.

En Biélorussie, le ghetto de Minsk a réuni jusqu’à 150 000 personnes (dont 80 000 réfugiés venus de Pologne). Le témoignage d’Hersh Smolar est un des plus riches du genre. Dès le début, il décrit la détermination criminelle des occupants et de leurs supplétifs, qu’il oppose au désarroi et à l’incrédulité des Juifs face à ce qu’ils subissent : les 14, 15 et 31 août 1941, alors que le ghetto a été ouvert le 20 juillet, des Einsatzgruppen – commandos spéciaux de SS qui suivent la Wehrmacht –, aidés de supplétifs lituaniens et de chiens spécialement entraînés, rassemblent des milliers d’hommes juifs vers une destination inconnue ; ils sont fusillés dans des fosses. Puis, régulièrement, notamment en mars et juillet 1942, les massacres se poursuivent dans et hors le ghetto.

Hersh Smolar, Marek Edelman : "Le ghetto signifie la mort !"

Smolar raconte également le détail de l’organisation et des actions quotidiennes de la résistance juive au sein du ghetto et en lien avec les partisans soviétiques dans les forêts alentour. C’est la dimension la plus originale de son récit. Derrière le témoin, on sent le militant. Il est un des inspirateurs de ce combat. Lorsqu’il entre dans le ghetto, en juillet 1941, il a déjà une longue expérience de la lutte clandestine. C’est un homme de 36 ans, Juif de Pologne, un « militant révolutionnaire » ayant suivi l’Armée rouge très jeune, en 1921, et qui est revenu en 1928 en clandestin du Komintern. Il a passé presque toutes les années 1930 dans les prisons polonaises, et fui du côté soviétique, à Bialystok, en 1939. Après la rupture du Pacte germano-soviétique, il est reparti vers l’Est et, bloqué à Minsk, il a été rattrapé par l’offensive éclair (et surprise) de l’armée allemande.

Au sein du ghetto, il est frappé par l’ignorance de la majorité des « locaux », entretenue par la propagande soviétique depuis 1939, sur « la nature du IIIe Reich » et ses « intentions à l’égard des Juifs ». Avec quelques personnes de confiance retrouvées à Minsk, Smolar se demande d’emblée : « Que faut-il faire ? » Il se sent « incapable d’apporter la moindre réponse ». Il y a discussion entre les « occidentalistes », qui ont fui les massacres dans la Pologne occupée par les Allemands depuis septembre 1939, et les autres, qu’il baptise « orientalistes », qui voient encore les soldats allemands comme ceux de la Première Guerre mondiale, plus « civilisés ». Très vite, ils s’accordent sur un objectif, « combattre les illusions des Juifs autour de l’idée “d’attendre la fin de la guerre’’, en se protégeant dans de “bons lieux de travail’’ ».

Pour agir, ils mettent en place un petit groupe de trois personnes (dont Smolar) qu’ils nomment « instance centrale de l’organisation » et qui a pour tâche de former des cellules de 5 à 10 personnes cooptées. La base du recrutement « restait leur qualité de membre du parti communiste ou du Komsomol avant-guerre. Dans la pratique, toutefois, ce critère ne pesait guère ». Ils craignaient surtout le fait que les « Orientaux n’avaient pas la moindre idée des règles élémentaires qui s’appliquaient à l’action politique interdite ». Deux missions sont alors définies : « Diffuser ces slogans dans la population : “Le ghetto signifie la mort ! Abattez les murs du ghetto ! Sortez du ghetto !’’ »Et : « envoyer quelques-uns de nos hommes à l’apparence “aryenne’’ dans plusieurs quartiers de la ville repérer des endroits où les Juifs pourraient se cacher et survivre ». L’évasion organisée du ghetto deviendra assez vite la « force motrice de leur travail » pour la création de bases de partisans juifs (environ 500 combattants y parviendront). Ainsi l’affrontement final avec les Allemands a-t-il eu lieu hors du ghetto, et non par une insurrection interne comme à Varsovie ou Bialystok.

Hersh Smolar, Marek Edelman : "Le ghetto signifie la mort !"

Le ghetto de Varsovie en flammes. Photographie prise à la fin d’avril 1943, pendant le soulèvement des Juifs du ghetto (auteur inconnu)

La lecture de ce livre (un peu touffu) est passionnante. On navigue entre les difficultés logistiques, l’isolement des combattants (ils peuvent passer des jours sinon des semaines sans aucune information de l’extérieur), les trahisons et surtout les tortures et les violences incessantes des SS. De nombreux exploits sont vraiment héroïques. Ils organisent des sabotages, « infiltrent les rangs de l’ennemi » et transmettent des informations aux partisans de « l’autre côté ». Les liens solides qu’ils construisent avec les partisans dans les forêts et les marécages de la région sont décisifs de part et d’autre. Le rôle des femmes et des enfants dans ces missions est central. Le sort de certaines d’entre elles, qui organisent deux ou trois passages puis sont attrapées et torturées à mort par les SS ou les supplétifs lituaniens et ukrainiens, est terrible. La coopération avec les Russes n’est pas toujours aisée, ceux-ci prennent parfois des positions que Smolar et ses camarades jugent antisémites : « Cela nous a forcés à entreprendre des démarches d’ordre militaire de manière totalement autonome », tout en les tenant informés et réciproquement.

On peut quelquefois trouver les récits exagérés dans un sens comme dans l’autre. Ce sont des mémoires, pas un travail historique. Ce témoignage nous apprend beaucoup sur la vie et la mort dans des circonstances extrêmes. Outre le détail des informations que les historiens peuvent vérifier, il présente deux qualités rares. Il est honnête, il ne cache pas les divergences entre groupes juifs, les erreurs et les trahisons, et c’est un témoignage collectif. Il nomme systématiquement les camarades de combat assassinés, raconte leurs sacrifices, dans quelles circonstances cela s’est produit. Sa préfacière, Masha Cerovic, autrice d’un travail de référence sur les partisans en Biélorussie, a pu vérifier le sérieux des informations sans doute fondées sur le recoupement de plusieurs témoignages. Elle fait de ce souci l’essence du combat de son auteur. « Avec son “témoignage collectif’’, écrit-elle, Hersh Smolar continue le combat qui a défini sa vie, celui de rendre sa place à ce monde juif, fait des solidarités tissées, d’Odessa à Varsovie et Moscou, en yiddish, par-delà les frontières, en dépit des violences, de l’antisémitisme, par des hommes et des femmes qui s’étaient engagés en tant que juifs et en tant que révolutionnaires pour un avenir différent. »

À l’automne 1967, Marek Edelman, ancien du BUND (parti socialiste juif) qu’il représentait à la direction de l’OJC lors de l’insurrection du ghetto de Varsovie, s’est adressé à Hersh Smolar. Il voulait publier quelques souvenirs du ghetto et tous les journaux le lui refusaient. Les deux hommes se connaissaient bien. Smolar avait quitté le ghetto de Minsk peu avant sa liquidation en octobre 1943, puis était revenu dans les rangs de l’Armée rouge. En 1967, il dirigeait l’ancien journal du BUND, Folks-Shtime, contrôlé par les communistes. Il était le seul à vouloir publier Edelman (ce que ce dernier refusa). C’était l’époque de la politique « antisioniste » du Parti communiste polonais au pouvoir (en référence à la guerre des Six Jours de juin 1967, et au mouvement étudiant de mars 1968), en vérité d’une grande campagne antisémite qui se solda par l’expulsion de Pologne d’environ 13 000 Juifs. Smolar, dont les deux fils participaient au mouvement étudiant, dut émigrer en France puis en Israël où il vécut jusqu’à sa mort en 1993.

Hersh Smolar, Marek Edelman : "Le ghetto signifie la mort !"

Marek Edelman, en 1960

Edelman, qui était devenu cardiologue, perdit en 1967 son poste à l’hôpital de l’Académie de médecine, et renonça à publier ses souvenirs. Il a fallu presque une dizaine d’années avant qu’il puisse, à nouveau, s’exprimer librement dans un long entretien avec la journaliste Hannah Krall dans le magazine Odra (mars 1975 ; texte paru en français, en 1983, sous le titre « Prendre le bon Dieu de vitesse » et réédité par Gallimard en 2005). Autorité morale et politique pour la jeune génération qui, à partir du milieu des années 1970, s’organisait pour défendre ses libertés et droits démocratiques, il a rejoint Solidarność en 1980 et, depuis le 17 avril 1983, il commémorait de manière indépendante, avec ses amis, l’insurrection du ghetto.

Marek Edelman est mort en octobre 2009 à Varsovie. Ses enfants venus de Paris ont alors trouvé au fond d’un tiroir trois vieux carnets, probablement une partie des brouillons des textes dactylographiés perdus qui avaient été remis à divers éditeurs et journaux en 1967. Publiés en 2017 à Varsovie, ils sont présentés dans cette édition française établie par l’historienne Constance Pâris de Bollardière, accompagnés d’une excellente bibliographie, d’un appareil de notes imposant et minutieux, de biographies des personnes citées et d’une chronologie de la vie d’Edelman. On regrettera toutefois l’absence du seul texte qu’Edelman a publié après la guerre à destination du BUND et repris en 1983 avec le texte d’Hannah Krall en français, intitulé Le ghetto lutte. Aujourd’hui pratiquement introuvable, ce texte aurait donné un sens à l’ensemble, ce que les Carnets n’abordent pas.

Ce sont principalement des « bribes de souvenirs », selon la formule de son éditrice, centrées sur la période 1939-1942, sans référence à l’insurrection d’avril 1943. Les deux premiers carnets rassemblent des anecdotes ou de courts récits d’instants partagés entre militants du BUND, ils fournissent quelques indications sur le travail clandestin, et l’auteur cite, lui aussi, les noms des camarades arrêtés, « énormément de camarades étaient raflés pour les camps », écrit-il. On apprend en note que presque tous les militants du BUND ont été raflés à l’été 1942.

Le troisième carnet est le plus intéressant. Il évoque la grande Aktion de juillet 1942, qui envoya plus de 200 000 Juifs à Treblinka, et les risques que courait Edelman pour sauver quelques personnes. Outre les situations impossibles qu’il décrit, il fait part de ses émotions personnelles, ce qui est rare. Une fois, bloqué chez une militante, il exprime directement sa peur : « Je sais que cette fois je suis cuit. » Ou encore, alors qu’il doit se rendre à l’hôpital, il tente de traverser un barrage muni d’un vague certificat : « Le cordon d’Ukrainiens qui barre la rue est tellement serré qu’on ne peut pas passer. Je le vois de loin, mais j’avance d’un même pas assuré. Je touche légèrement avec mon épaule l’un des Ukrainiens, il se pousse et je passe. Personne ne m’arrête. » Des moments, des émotions, des noms de camarades disparus, autant d’éléments caractéristiques de ce qui remonte lorsqu’on revient sur le vécu d’un traumatisme. Des images, des sons, des éclairs qui nous rapprochent de l’homme Edelman.

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