Le ghetto des spectres

Deux romans d’Hubert Haddad et Andrzej Bart rappellent cet automne le ghetto de Łódź, liquidé par les nazis il y a 75 ans, en août 1944. C’était le plus grand après Varsovie, et celui qui a existé le plus longtemps. Les nazis y emprisonnèrent cent soixante mille Juifs de 1940 à 1944, tous assassinés à Chełmno et à Auschwitz-Birkenau. Ils avaient nommé un conseil juif avec à sa tête un homme au comportement ambigu et autoritaire, Chaïm Mordechaj Rumkowski. L’attitude et la personnalité de celui que l’on appelait le « Doyen » ou le « Roi » des Juifs font l’objet d’une controverse récurrente parmi les rescapés, les historiens et… les romanciers.


Hubert Haddad, Un monstre et un chaos. Zulma, 352 p., 20 €

Andrzej Bart, La fabrique de papier tue-mouches. Trad. du polonais par Erik Veaux. Noir sur Blanc, 200 p., 19 €


En effet, « Le marchand de Łódź », pour reprendre le titre du premier texte sur ce sujet par Adolf Rudnicki (1963, traduction française aux éditions Sillage, 2010), s’était engagé dans un marchandage périlleux avec les Allemands. Nommé pour appliquer les ordres, y compris l’organisation des déportations, il crut possible de négocier des limites, d’échanger le maintien en vie des Juifs contre leur travail. Dans son roman, Hubert Haddad fait dire à Rumkowski : « Les Allemands ont une expression que nous ferons nôtre : Arbeit macht frei, le travail rend libre ! Nous allons leur démontrer nos capacités de gestion. C’est devenu pour nous un enjeu vital. On ne travaille jamais assez ! Tous les Juifs valides de douze à soixante ans seront réquisitionnés. » S’il est peu probable qu’il ait repris la formule du portail d’Auschwitz, sa détermination est caractéristique de son autoritarisme. Et le nazi Hans Biebow, véritable maître du ghetto, a « fini par lui donner les clés de sa confiance dans un grand éclat de rire ». Rumkowski, nous dit Haddad, « avait un goût immodéré des responsabilités ». Tel est le monstre du titre.

Le roman se déploie autour de son opposé, Alter, un gamin de douze ans. Survivant d’un massacre où il a vu son frère jumeau et son oncle être sauvagement tués par des soldats allemands, Alter fuit la guerre, court pendant la nuit, erre à travers plaines et forêts. Courageux et rusé, il se cache, déjoue des pièges, découvre d’autres massacres. Il veut atteindre Łódź où se trouverait son vrai père. Il croise un prêtre qui le met en garde : « En temps de guerre, pour les Juifs, il n’y a que des ennemis. » Et le voici plongé dans le chaos de la Pologne occupée. Il entre dans le ghetto, se lie avec un marionnettiste, dort dans le tombeau mausolée d’Izrael Poznański, organise des formes de résistance. La force du roman vient de ce personnage, « l’orphelin du chaos », dont on suit le destin fantasque, vêtu d’une veste de tambour militaire, refusant de porter l’étoile jaune obligatoire, et qui survivra, contrairement au Doyen. Il est insaisissable : « Caves, remises à charrettes, tombeaux, théâtre, palissade de loup maigre, il connaissait tous les endroits où se cacher en catastrophe. »

Hubert Haddad, Un monstre et un chaos et Andrzej Bart, La fabrique de papier tue-mouches

Chaïm Rumkowski et Hans Biebow au ghetto de Lodz, par Mendel Grossmann © Archives d’Etat Lodz

Alter incarne l’esprit libre, la résistance, dans ce chaos meurtrier que révèlent de fortes descriptions : la misère, les cadavres, les pestilences, les rats… Ce qui donne un livre souvent captivant, mais pas toujours convaincant. Au fond de son récit, Haddad oppose constamment deux camps : les Juifs « prisonniers de cette nasse » et « leur aveuglement consenti » face au roi Chaïm, l’administration nazie et les SS. À cela s’ajoutent de petites erreurs historiques qui irritent un lecteur averti. En construisant un monde en noir et blanc, même avec un style flamboyant et du souffle, l’auteur évite les interrogations au centre de cette histoire. Certes, la plupart des rescapés haïssaient Rumkowski (tout en reconnaissant qu’ils avaient survécu grâce à lui), mais aujourd’hui la connaissance de cette histoire est très approfondie, les archives sont ouvertes. Il est moins justifié de sombrer dans le « désir de simplification » dont parlait Primo Levi dans son fameux texte sur la « zone grise ». Sans absoudre Rumkowski, il écrivait à son propos dans Les naufragés et les rescapés : « Ce n’est pas un monstre, et ce n’est pas non plus un homme ordinaire, cependant beaucoup, autour de nous, lui ressemblent. » Là est la difficulté.

C’est sur cette complexité que repose le précieux roman d’Andrzej Bart, publié en Pologne en 2008. Bien servi par son traducteur français, Erik Veaux, l’auteur utilise les meilleurs moyens du genre pour construire une fiction, au sens plein du terme, une construction imaginaire où se retrouvent tous les personnages du drame, y compris un narrateur d’aujourd’hui, cinéaste endetté. C’est le procès de Rumkowski. Il s’ouvre sur un long plan-séquence. Un vieil homme dans un wagon-salon, grand luxe, capitonné et confortable, fixe sans le lire un cahier ouvert sur son bureau, se lève, renverse une chaise. « Grand, cheveux gris, des yeux bleus auxquels une coloration grise donnait une profondeur infinie », il regarde sa jeune femme endormie dans la chambre attenante, écoute les manœuvres du train, comprend que le convoi pénètre en un lieu insolite. Telle est la légende qui imagine le président du conseil juif déporté à Auschwitz en privilégié.

Plus tard, le petit-fils du nazi Biebow propose des fonds au narrateur pour éponger ses dettes, et tourner son film. La camera pénètre dans la salle du tribunal en suivant la jeune épouse de Rumkowski, qui regrette que son mari ait décidé de ne rien dire. La salle est pleine, le procès a commencé. Elle reconnait le juge assis devant une table de jeu, un veston élimé, une cale sous le pied de sa chaise, une barbe grisonnante et des « regards tour à tour doux et menaçants » ; un procureur dont on apprendra plus tard qu’il peut être animé par « un besoin de vengeance ». Sur le banc des jurés, elle reconnait un ancien juge d’appel du ghetto, des rabbins, un tsadik, un commerçant et la secrétaire de son mari : « Une poule ordinaire de Hanovre ». Quant au défenseur du « roi des Juifs », c’est un jeune docteur en droit, « un blond aux rougeurs malsaines », « l’air d’un balourd », mais au fond il pourrait être un « loup affamé ».

Hubert Haddad, Un monstre et un chaos et Andrzej Bart, La fabrique de papier tue-mouches

Le ghetto de Lodz par Mendel Grossmann © Archives d’Etat Lodz

Ainsi, Andrzej Bart introduit ses lecteurs dans un ghetto de spectres, présenté comme le monde naturel de ce procès. Tout est raconté avec retenue, sobrement, parfois avec une pointe d’ironie, en observateur. S’y côtoient et s’y croisent des vivants et des morts, des sœurs de Kafka à l’auteur lui-même qui se met en scène sortant de ce monde avec Dora, une jeune fille arrivée directement de Prague avec sa mère. Vaine fuite ! Les témoins défilent à la barre. Le premier est le célèbre docteur Janusz Korczak qui avait connu Rumkowski avant la guerre, quand il dirigeait un orphelinat. Il en garde des « souvenirs positifs ». Puis l’acte d’accusation est lu par le procureur. Rumkowski est accusé « d’avoir créé dans le ghetto de Łódź un État d’esclaves qui fournissait aux Allemands toutes sortes de biens » et, « lorsque les hitlériens ont décidé la solution finale », d’avoir « permis d’envoyer ses sujets à la mort » .

En variant les points de vue – le narrateur, la jeune épouse, certains témoins –, Andrzej Bart brosse un tableau complexe du ghetto, véritable piège pour les Juifs entraînés dans leur propre destruction, avec son organisation rigoureuse, ses hôpitaux, jardins d’enfants et colonies de vacances, mais aussi la faim, les mauvais logements, les trocs, le travail en usine et les abus de pouvoir. L’avocat rappelle des discours de Rumkowski, notamment celui où il justifie son marchandage avec les Allemands : « À mesure que j’organisais le travail, les Allemands me prêtaient l’oreille, et ils ont progressivement commencé à compter avec moi. […] Nous pouvons nous enorgueillir aujourd’hui de jolis succès. Au début, nous avions à peine 227 lits d’hôpital, aujourd’hui nous en avons 2 600, auxquels 200 viendront s’ajouter 7 hôpitaux, 7 pharmacies, 4 consultations ambulatoires, toute une série de préventoriums… » Etc.

C’est alors que « Mme Hannah Arendt » débarque de New York. Connue pour avoir dénoncé le rôle des Conseils juifs lors du procès d’Eichmann à Jérusalem, elle répète sa condamnation : « Je considérais les Conseils juifs comme nuisibles. Sans eux, et en particulier sans leurs dirigeants, il y aurait eu peut-être moins de victimes. » La défense bondit, cite le cas du ghetto de Varsovie liquidé après que le président de son conseil juif se fut suicidé, et lui demande si le fait d’avoir survécu plus longtemps est positif. Arendt répond : « Je ne pense pas que cela ait une importance particulière », qu’est-ce que ça pouvait leur faire « s’ils devaient de toute façon être assassinés, mais plus tard ? ». L’avocat n’en peut plus : « Cet ‘’un peu plus tard’’, chère madame, c’est quand même de la vie. » Il demande son avis à la salle qui crie, « dans un chahut épouvantable » : « Foutaises ! Dommage qu’elle n’ait pas été avec nous ! » La parole est donnée à un lycéen admiré de tous, mort de faim, Dawid Sierakowiak, qui a laissé un Journal bouleversant. Il accuse le petit groupe qui « se gavait grâce aux privilèges accordés par le président », admet que malgré tout chacun avait l’espoir de survivre, un espoir, dit-il à l’accusé, qui « ne dispense pas d’une certaine honnêteté. Imaginez-vous Moïse donner l’ordre de jeter des enfants juifs sous les roues des chars égyptiens pour retarder la poursuite de ceux qui sortaient d’Égypte ? ».

Hubert Haddad, Un monstre et un chaos et Andrzej Bart, La fabrique de papier tue-mouches

Le ghetto de Lodz par Mendel Grossmann © Archives d’Etat Lodz

C’est le reproche principal. Plusieurs témoins racontent avec une immense douleur la manière dont, en 1942, furent déportés quinze mille enfants de moins de dix ans, et l’appel du président du Conseil juif : « Nous avons reçu l’ordre de déporter […]. Nous nous sommes trouvés devant un dilemme : le ferons-nous nous-mêmes ou les laisserons-nous faire ? En pensant à ceux qu’on pourra sauver, mes plus proches collaborateurs et moi-même sommes arrivés à la conclusion [que] je dois conduire cette sanglante opération. Je dois amputer les membres pour sauver le corps. Je dois vous enlever vos enfants, sinon d’autres mourront avec eux ». Il s’adressa aux mères et aux pères : « Je vois vos larmes » ; « j’ai le cœur brisé » ; « je tends les bras et vous implore : donnez-moi ces victimes pour nous préserver de plus grands sacrifices, pour sauver une communauté de cent mille Juifs ». Lorsque le procureur lit ce discours devant le tribunal, une femme explose : « Monsieur le juge, les policiers nous arrachaient les enfants des bras ! Mais à eux, le président avait promis que leurs enfants seraient épargnés. » C’est alors que le juge fait avancer un témoin inattendu.

Il demande à l’avocat de la défense de prendre place au pupitre des témoins et l’interroge sur sa petite sœur âgée de cinq ans. L’homme explique comment elle a été déportée avec les autres. Silence dans la salle. Il retourne à sa place et, redevenu défenseur de Rumkowski, il s’adresse aux jurés : « En ce qui concerne la mort des enfants du ghetto, y compris de ma sœur […] devrais-je rendre le président responsable de cette tragédie ? Et pourquoi pas moi aussi, puisque je ne me suis pas jeté pour défendre ma sœur contre les gestapistes qui escortaient les véhicules qui repartaient ? Je n’ai pas l’intention de convoquer le procureur comme témoin pour lui demander ce qu’il faisait ce jour-là. […] Je ne lui demanderai même pas, et j’y renonce avec difficulté, s’il se souvient de son solo de danse lors de la soirée organisée pour le commando des fabricants de balais à l’occasion de l’anniversaire du président ».

Les rôles changent autour de l’accusé qui grogne mais se tait. La défense devient accusation, le juge accusé, tout se mêle. À la fin, on ne sait plus qui est coupable et la salle commence à se vider lorsque le verdict tombe. Il est prononcé par l’avocat, le juge et le procureur s’inclinent. Verdict que l’on n’énoncera pas ici pour laisser à ce troublant roman le soin de faire son œuvre. À la fiction d’interroger la réalité.

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