« Le grand et robuste iroko de l’écriture africaine, le symbole de la résistance à la servilité, à la kleptocratie et aux autocrates africains, a rejoint les ancêtres. » C’est en ces termes que le poète nigérian Ogaga Ifowodo commence son texte d’hommage à Ngũgĩ wa Thiong’o, mort ce 28 mai aux États-Unis à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Bref retour sur une œuvre aussi diverse que monumentale, et, surtout, extrêmement lisible.
Malgré le coup de tonnerre qu’a constitué la mort du grand écrivain kenyan en Afrique et dans l’ensemble du monde anglophone, personne n’a été surpris d’un traitement médiatique aussi discret qu’approximatif en France, tant les institutions culturelles (médias, monde de l’édition, festivals, organismes publics) font tout, depuis quarante ans, pour que le public francophone ignore l’homme autant que l’œuvre. En effet, comme l’a dit un de ses traducteurs, Jean-Pierre Orban, lors d’un bel entretien le jour même du décès, « c’est un parcours du combattant de faire publier une œuvre de Ngũgĩ en français ». Il faut noter qu’en dépit de son double statut de penseur de la décolonialité et d’auteur annoncé comme nobélisable depuis plus de dix ans, aucune grande maison d’édition n’a jamais voulu se lancer dans l’aventure, alors que son œuvre mériterait même de figurer dans les grandes collections d’œuvres complètes. Or, c’est peu dire qu’on est loin du compte, vu qu’une bonne partie de ses œuvres majeures n’ont tout simplement pas été traduites, et que bien d’autres sont épuisées ou mériteraient une nouvelle traduction.
La plupart des personnes de langue française qui connaissent Ngũgĩ wa Thiong’o ont lu son essai de 1986, Decolonising the Mind, traduit par Sylvain Prudhomme et publié en 2011 par les éditions La Fabrique sous le titre Décoloniser l’esprit. Or, même s’il s’agit d’un livre fondamental, qui se trouve à juste titre au programme de tous les séminaires d’initiation à la théorie post-coloniale et de tous les cours de littérature africaine, c’est un peu l’arbre qui cache la forêt. De fait, cet essai permet de comprendre non seulement pourquoi Ngũgĩ considérait que toute œuvre écrite en français, anglais ou portugais par un écrivain africain relevait de la « littérature afro-européenne », mais aussi le point de bascule du Kényan lui-même : en effet, après avoir fait jouer en 1977 une pièce de théâtre dans sa langue maternelle, le gĩkũyũ, afin de pouvoir s’adresser aux paysans et aux ouvriers, il s’est retrouvé jeté en prison, ses livres ont été saisis. En prison, il écrivit son premier roman en gĩkũyũ (sur du papier toilette, comme le veut la légende), car il avait compris que, tant qu’il écrirait en anglais, son œuvre ne serait pas en mesure de déstabiliser le pouvoir autocratique de Daniel arap Moi.
Il s’agit d’un point de bascule, car Ngũgĩ wa Thiong’o était devenu à la fin des années 1970 – et à peine quinze ans après sa première pièce de théâtre, The Black Hermit, écrite et jouée en 1963 pour les cérémonies célébrant l’indépendance de l’Ouganda – un écrivain africain de premier plan, avec pas moins de douze livres en anglais, dont beaucoup sont devenus des classiques de la littérature anglophone du XXe siècle : quatre romans, deux recueils de nouvelles, un recueil d’essais et cinq pièces de théâtre. Dans un tel contexte, la publication de trois livres en gĩkũyũ au début des années 1980, suivie de Decolonising the Mind, dans lequel Ngũgĩ théorise de façon si brillante et si convaincante son rejet des langues européennes, a été perçue par de nombreux spécialistes comme une forme d’auto-sabotage. Or, en multipliant les conférences, mais aussi en veillant à s’auto-traduire en anglais, Ngũgĩ (qui avait renoncé dès le début des années 1970 à son nom d’auteur colonial et chrétien, James Ngugi) a réussi à tenir son pari : à l’exception des trois tomes de ses souvenirs d’enfance, écrits directement en anglais et publiés entre 2010 et 2016, il n’a écrit qu’en gĩkũyũ, tout en continuant de s’affirmer comme un des géants de la littérature mondiale, et cela dans une grande diversité de genres (romans, nouvelles, théâtre, contes pour enfants, essais, épopée).
Les cinq livres à lire en français
Le premier roman de Ngũgĩ (1969) narre l’histoire de Njoroge, adolescent puis jeune adulte pris entre les difficultés de la vie en milieu colonial et ses espoirs d’un avenir radieux. Il s’agit d’un des nombreux textes (avec A Grain of Wheat, son troisième roman, par exemple) dans lesquels Ngũgĩ donne forme et substance à l’importance de la résistance des Mau Mau et à la sanglante répression de la révolte par les Britanniques. Même si Ngũgĩ n’avait pas encore lu Fanon à cette époque, le dénouement peut aussi se lire à l’aune des textes du Martiniquais sur l’aliénation coloniale.

Ce roman complexe et foisonnant, dont le ton amer et désabusé rappelle Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma (1968), dresse le portrait de quatre Kenyans engagés dans la guerre de résistance des Mau Mau et qui décident, après l’indépendance de s’installer loin de Nairobi. Le roman, qui emprunte son titre à un vers du poète saint-lucien Derek Walcott (autre grand écrivain largement sous-traduit), est celui dans lequel transparaît le plus clairement la vision marxiste de son auteur face à la situation néo-coloniale et à l’occidentalisation galopante du Kenya.
En quatre chapitres qui s’intéressent principalement à la question de la langue dans laquelle peut ou doit s’écrire une littérature véritablement africaine, Ngũgĩ explique à la fois son virage en tant qu’écrivain et la situation idéologique générale qui fait des langues européennes des outils au mieux ambivalents, au pire néocoloniaux. Cet essai est très souvent cité et débattu, y compris en dehors du champ des études littéraires. Sa découverte en France, vingt-cinq ans après sa publication, fut concomitante d’un intérêt naissant pour la théorie décoloniale.
La trilogie autobiographique, dont c’est ici le premier tome, retrace l’enfance et la jeunesse de l’écrivain, jusqu’à ses débuts de journaliste et de romancier. En écrivain d’une grande habileté, Ngũgĩ y croise les fils de son histoire familiale et de l’histoire douloureuse et tragique des luttes anticoloniales jusqu’à l’indépendance du Kenya. Cette autobiographie, qui prend souvent la forme d’un roman d’apprentissage à la première personne, est donc aussi, par la force des choses, le récit d’une Bildung nationale, de la constitution de la nation kényane face à l’oppression et à la répression du gouvernement colonial et de l’armée britannique. Une réédition est annoncée aux éditions Project’Îles en 2025.
Grand poème épique qui retravaille la cosmogonie gĩkũyũ, il s’agit du dernier livre publié par Ngũgĩ, dans un genre et une forme encore jamais explorés par l’écrivain. À souligner le travail exceptionnel du traducteur, Laurent Vannini, pour un texte en soi très complexe, vu que, pour l’auteur lui-même, c’était un défi de « traduire un tel récit, indissociable de la langue-mémoire gĩkũyũ, vers l’anglais, instrument de la colonisation ».
Les trois livres à lire en anglais
Parmi les dix-sept livres de Ngũgĩ wa Thiong’o inédits en français, le choix a été plus ardu.
- A Grain of Wheat, 1967
Traduit en 1969 chez Julliard sous le titre Et le blé jaillira, ce texte, depuis longtemps inaccessible à moins de fouiller dans les tréfonds des bibliothèques, nécessite d’être retraduit. Il s’agit d’un grand roman sur la résistance, sur les trahisons et sur les séquelles de l’expérience concentrationnaire.
- Wizard of the Crow, 2006
Le grand chef-d’œuvre Wizard of the Crow, traduit du gĩkũyũ en anglais par l’auteur lui-même, a été traduit dans une douzaine de langues dans les années qui ont suivi. Vingt ans plus tard, en France, c’est comme si ce livre n’existait pas, y compris dans les articles traitant de l’œuvre de l’écrivain. Or, en alternant satire sociale, farce et roman de mœurs, ce livre monumental rivalise avec les chefs-d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, Robert Musil ou Thomas Pynchon.
- The Language of Languages, 2023 (lire l’article d’EaN)
Ce volume rassemble des articles inédits et des conférences prononcées en diverses occasions entre 2000 et 2019. Même si on reproche parfois à Ngũgĩ de se répéter, ces articles constituent une synthèse des thèmes principaux de sa pensée décoloniale et de son itinéraire intellectuel. Il note, entre autres, que les idées qu’il croyait cantonnées à la situation néocoloniale africaine à l’époque où il écrivait Decolonising the Mind sont en réalité pertinentes à l’échelle planétaire. Il y réfléchit aussi, avec une grande honnêteté, à sa pratique d’autotraduction, qu’il qualifie d’ailleurs d’« author-translation ».
Il y évoque aussi les relations créatives qu’il entretient avec ses enfants, dont quatre sont également écrivains. Avis aux maisons d’édition qui trouveraient qu’il n’y a pas assez à prospecter avec les textes inédits de Ngũgĩ wa Thiong’o : les deux romans de sa fille, Wanjikũ wa Ngũgĩ, et les romans policiers de son fils aîné, Mũkoma wa Ngũgĩ.