Les mémoires de Ngũgĩ wa Thiong’o

Romancier et essayiste kenyan mondialement consacré, régulièrement pressenti pour le prix Nobel de littérature, Ngũgĩ wa Thiong’o, né en 1938 « à l’ombre [de] la Seconde Guerre mondiale », revient dans ce premier volume traduit de Mémoires qui en comptent trois sur une enfance puis une adolescence au cours desquelles, progressivement, les évènements historiques « se [rapprochent] de la maison ».


Ngũgĩ wa Thiong’o, Rêver en temps de guerre. Mémoires d’enfance. Trad. de l’anglais (Kenya) par Jean-Pierre Orban et Annaëlle Rochard. Vents d’ailleurs, coll. « Pulsations », 280 p., 22 €


Relatant « l’irréelle normalité de vies ordinaires prises dans les temps extraordinaires d’un pays en guerre », Ngũgĩ wa Thiong’o décrit l’emprise, sur son destin de jeune garçon kikuyu, de conditions sociales rigoureuses, puis celle, croissante, de la « malfaisance coloniale » sur un monde complexe, traversé d’influences antagonistes incarnées notamment par certains ainés d’une nombreuse fratrie. Illustrant la puissance d’un pacte avec le langage et l’écrit initialement conclu auprès de la mère, il tresse petits et grands évènements d’une existence devenue peu à peu consciente d’elle-même et de son environnement avec la rumeur grondante de la grande Histoire, et les soubresauts d’un monde colonial d’autant plus virulent qu’il vit alors ses derniers moments.

L’une des grandes forces de ce récit réside dans la restitution de la perspective de l’enfant, parfois mise en valeur grâce au présent de narration et subtilement escortée, sans pesant didactisme, des savoirs et modes d’explication socioéconomique et politique qui en permettent la saisie, en amplifient la compréhension. Le ballet réglé entre la vision instruite de l’écrivain (installé aux États-Unis, Ngũgĩ wa Thiong’o a publié l’original de ce volume de souvenirs en 2009) et les fantasmagories éveillées du jeune garçon se déroule dès le premier chapitre. Le livre débute par un flash-back à double détente : des années plus tard, à la lumière d’un vers de T. S. Eliot, le narrateur se remémore un épisode marquant de 1954, année où le jeune homme, bientôt lycéen, prendra congé du monde disparu que ce premier volume de Mémoires va faire renaitre. Au centre de l’épisode, la figure aussi concrète que légendaire de Wallace Mwangi dit Good Wallace, le frère ainé bienveillant parti au maquis, nimbé d’une aura héroïque. Gravitant autour, un gouverneur colonial brutal, les chemins buissonniers de garçons affamés de livres et de nourritures plus terrestres, l’usine Bata et sa « décharge puante de chutes de caoutchouc », la voie ferroviaire menant vers l’ailleurs, le train de légendes se formant autour du destin de maquisard du grand frère.

« Pourquoi donc certains évènements ou personnages vous laissent-ils un souvenir vivace quand d’autres ne laissent aucune trace ? » Scandant une narration qui s’affranchit à son gré et sans incohérence de l’ordre chronologique, ces souvenirs vivaces sont attachés à des figures tutélaires tantôt bienveillantes – la mère et sa main verte quasi miraculeuse, son endurance, sa force d’âme et sa tendresse, le grand frère, intellectuel puis menuisier émérite transmettant à ses employés l’éthique du travail bien fait –, tantôt décevantes – le père, d’abord flamboyant puis devenu acrimonieux après un radical revers de fortune, la grand-mère maternelle, avare de gentillesse. Ils gardent intacte la mémoire de circonstances exceptionnelles : la circoncision qui fait sauter à l’enfant « un mur invisible d’un côté de la vie à l’autre », l’examen d’entrée au lycée qui accomplit peu après la même fonction et met un terme à ces souvenirs de prime jeunesse. Ces Mémoires conservent aussi celle de moments sans nom, dans la force impérieuse et brute des sensations et des émotions d’un gamin taraudé plus souvent qu’à son tour par la faim, aiguillonné par ses rêves et la puissance d’entrainement des récits qui bruissent autour de lui, gisent dans les pages chiffonnées des rares livres auxquels il peut accéder.

Rêver en temps de guerre : les Mémoires de Ngũgĩ wa Thiong’o

Ngũgĩ wa Thiong’o © Daniel Anderson

Trois fils tressent son histoire. Ngũgĩ wa Thiong’o grandit d’abord au sein d’une concession familiale abritant plusieurs huttes, celle d’une famille polygame élargie où nombreux sont les ainés, complexes les relations entre les mères. Puis, lorsque sa mère est répudiée et que la réconciliation espérée selon les voies de la tradition n’advient pas, il est à son tour congédié de ce cercle familial, doit regagner un foyer monoparental régi par des conditions matérielles précaires. La mère, consacrant toutes ses forces à subvenir aux besoins de ses enfants, tiendra tête avec panache à la soldatesque lancée aux trousses de l’ainé maquisard, aiguillonnera la réussite scolaire du cadet. Après avoir connu une enfance nue, celui-ci grandira en âge à travers des étapes vestimentaires : d’abord la toge rudimentaire de cotonnade nouée à l’épaule gauche, qui vole autour du corps tandis que les garçonnets s’ébattent sur les talus ; puis le short et la chemisette d’école lavés une fois la semaine, mais toujours pieds nus ; enfin l’uniforme de lycéen incluant chaussures et mi-bas, acquis au prix de forts sacrifices familiaux.

Le deuxième fil narratif suit la voie tracée par une excellence scolaire vécue dans une conscience obscure, tandis qu’elle est reconnue par certains ainés. Elle s’enracine dans le pacte conclu avec la mère, lorsque celle-ci a choisi d’envoyer son fils à l’école : « Fais de ton mieux ». L’enfant tiendra parole. Malgré « l’appréhension de l’inconnu et l’angoisse » qui s’emparent de lui à la veille d’examens toujours plus sélectifs (une poignée seulement d’élèves sont admis à poursuivre des études secondaires : Ngũgĩ sera le seul de sa localité à accéder à la plus prestigieuse high school du territoire), malgré de redoutables entraves matérielles à l’apprentissage, le garçon triomphe du combat singulier entre « moi et mes cahiers » : « Mais le moment où je posais la plume sur le papier, une sorte de vive sérénité s’emparait de moi. »

Ainsi, et c’est le troisième fil narratif, le monde bouleversé qui est le sien, entre répliques locales de la Seconde Guerre mondiale, montée du nationalisme kenyan, rébellion mau-mau et répression coloniale qui s’exacerbe, révèle peu à peu son intelligibilité au garçon qui grandit. Il réalise que « quelque chose d’inhabituel, aux proportions presque bibliques, agite le pays ». Il s’enflamme pour la figure de Jomo Kenyatta, qu’il rêve de rencontrer, il n’identifiera que sur le tard la frêle silhouette du Mahatma Gandhi, placardée sur les murs des échoppes des commerçants indiens. La brutalité de ce monde menace cependant sans cesse de mettre un terme aux rêves du jeune homme, comme le montre encore un ultime épisode. Alors que, seul de sa promotion, il vient de réussir l’examen ultra sélectif d’entrée à l’Alliance High School, un agent colonial lui interdit l’accès au train de voyageurs qui y mène, faute du laissez-passer réservé aux ressortissants de la communauté kikuyu. Le jeune homme ne doit finalement qu’à la bienveillance et à la désobéissance d’un chef de gare adjoint de pouvoir monter dans un train de marchandises pour rejoindre in extremis et clandestinement la prestigieuse école qui l’attend.

Auparavant, on aura observé le « changement subtil » dans la manière d’enseigner et les contenus d’enseignement, lorsque le pouvoir colonial reprend fermement la main sur des programmes où le Kenya n’apparait plus comme « le pays de l’homme noir », mais comme une contrée où les Blancs ont apporté « paix, progrès et médecine ». Alors qu’auparavant l’anglais pouvait coexister avec le kikuyu, les nouvelles directives promeuvent l’usage du symbole (un objet qui sert de gage, parfois agrémenté de phrases dégradantes comme « Je suis stupide ») à l’encontre de ceux qui parlent des langues africaines à l’école.

C’est encore la grande force de ce récit que de faire partager au lecteur l’état de latence, « quelque part entre réalité et fiction, entre histoires et Histoire », dans lequel baigne longtemps l’imaginaire du jeune garçon qui a appris à lire dans un exemplaire usé de l’Ancien Testament. Les conteurs dont il vénère le savoir-faire laissent place peu à peu à la recherche d’autres sources écrites, bouts de papier usagés, journaux ayant servi d’emballage parmi lesquels l’adolescent traque désormais les traces d’une Histoire en train de se faire, à quelques encâblures de sa ville de Limuru. « Coudre ensemble des bouts d’information pour en faire une histoire cohérente n’est pas simple », observe-t-il : « [t]out ce que je veux, c’est mettre en relation les faits comme le faisait Ngandi qui liait le local, le national et l’international ». Mais, par-dessus tout, Ngũgĩ veut suivre la voie de ses rêves : « Rien n’est tel que le rêve pour engendrer l’avenir » est la première épigraphe du livre, empruntée aux Misérables de Victor Hugo.

L’engagement de Ngũgĩ wa Thiong’o lui a valu la prison dans son pays, puis l’exil en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Il a préconisé une écriture en langue africaine (en l’occurrence le kikuyu) dans Décoloniser l’esprit (1986 ; La Fabrique, 2011), qu’il a mise en œuvre avant de revenir à l’anglais comme ici dans ses Mémoires. Accueilli au sein de la collection « Pulsations » des éditions Vents d’ailleurs, l’ouvrage est accompagné d’un précieux appareil de notes (historiques, linguistiques) et d’une courte biographie de cet homme d’écrit et de combat. La traduction, très fluide, laisse libre cours au dessin d’un monde lointain, le Kenya des années 1940-1950, où coexistent système d’éducation traditionnel, veillées de conteurs et écoles de missions protestantes rivalisant entre elles, où des collaborateurs deviennent des résistants, où un menuisier, qui est aussi un frère, s’élève au statut de héros de légende.

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