Âgé de 48 ans, l’écrivain kényan Binyavanga Wainaina est mort le 21 mai dernier à Nairobi. Son décès est passé inaperçu en France, peu habituée à célébrer des écrivains africains anglophones, même lorsqu’ils sont largement reconnus ailleurs.
Dans son autobiographie, One Day I Will Write About This Place (Granta Books, 2011), Binyavanga Wainaina, fondateur de la revue littéraire Kwani, avait raconté ses circulations sur le continent, entre Kenya, Ouganda et Afrique du Sud, pays de ses études et de son apprentissage du militantisme. Il y avait ajouté un chapitre en 2014, « I am a homosexual, mum », pour combattre les lois anti-gay. Dans How To Write About Africa, il s’en prenait ironiquement aux clichés colonialistes qui accompagnent les récits du continent. Pour mieux faire connaître Binyavanga Wainaina aux lecteurs francophones, En attendant Nadeau publie une traduction inédite de son essai, par Santiago Artozqui.
Utilisez toujours le mot « Afrique » ou « Ténèbres » ou « Safari » dans votre titre. Les sous-titres peuvent inclure les mots « Zanzibar », « Massaï », « Zoulou », « Zambèze », « Congo », « Nil », « Vaste », « Ciel », « Ombre », « Tambour », « Soleil » ou « Révolu ». Sont également utiles des mots tels que « Guérillas », « Éternel », « Primordial » et « Tribal ». Notez bien que lorsqu’on dit « les gens », on parle des Africains qui ne sont pas noirs, tandis que « Le Peuple » signifie les Africains noirs.
Ne choisissez jamais la photo d’un Africain équilibré et épanoui pour illustrer la couverture ou les pages de votre livre, à moins que cet Africain n’ait remporté le prix Nobel. Un AK-47, des côtes saillantes, des seins nus : choisissez plutôt ça. Si vous avez vraiment besoin d’un Africain, veillez à ce qu’il soit vêtu d’une robe Massaï, Zoulou ou Dogon.
Dans votre texte, traitez l’Afrique comme s’il s’agissait d’un seul pays. Un pays chaud et poussiéreux avec des plaines vallonnées et d’immenses troupeaux d’animaux et des gens grands et minces qui meurent de faim. Ou bien un pays chaud et humide, où des gens tout petits mangent des primates. Ne vous enlisez pas dans des descriptions trop précises. L’Afrique est grande : cinquante-quatre pays, 900 millions de personnes qui sont trop occupées à avoir faim et à mourir et à se battre et à émigrer pour lire votre livre. Le continent regorge de déserts, de jungles, de hauts plateaux, de savanes et de bien d’autres choses, mais votre lecteur ne se soucie pas de tout cela, alors faites en sorte que vos descriptions soient romantiques, évocatrices et peu précises.
Montrez bien que les Africains ont la musique et le rythme dans la peau, et qu’ils mangent des choses qu’aucun autre être humain ne mange. Ne mentionnez pas le riz, le bœuf et le blé ; en Afrique, le cerveau de singe est un mets de choix, de même que la chèvre, le serpent, les vers, les larves et toutes sortes de viandes de gibier. Montrez bien que vous êtes capable de manger ces aliments sans broncher, et décrivez comment vous apprenez à les apprécier – parce que c’est important pour vous.
Sujets tabous : scènes domestiques ordinaires, amour entre Africains (sauf s’il est en lien avec la mort), références à des écrivains ou des intellectuels africains, mention d’enfants scolarisés qui ne souffrent pas d’infections cutanées, du virus Ebola ou de mutilations génitales féminines.
Tout au long du livre, adoptez une voix feutrée et conspirez avec le lecteur sur le ton triste du je-m’y-attendais. Établissez très tôt une sensibilité de gauche, sans tache, et mentionnez dès le début combien vous aimez l’Afrique, comment vous en êtes tombé amoureux et pourquoi vous ne pouvez pas vivre sans elle. L’Afrique est le seul continent que vous pouvez aimer – tirez-en profit. Si vous êtes un homme, plongez-vous dans ses chaudes forêts vierges. Si vous êtes une femme, traitez l’Afrique comme un homme en veste de brousse qui s’éloigne dans le soleil couchant. L’Afrique est à plaindre, à vénérer ou à dominer. Quel que soit l’angle que vous choisirez, assurez-vous de donner l’impression que, sans votre intervention et votre livre important, l’Afrique est condamnée.
Vos personnages africains peuvent être des guerriers nus, des serviteurs loyaux, des devins et des voyants, d’anciens sages vivant dans la splendeur d’un ermitage. Ou des politiciens corrompus, des guides polygames et incompétents, ou des prostituées avec qui vous avez couché. Le serviteur loyal se comporte toujours comme un enfant de sept ans et il a besoin d’une main ferme ; il a peur des serpents, il est bon avec les enfants et vous entraîne toujours dans ses psychodrames domestiques. L’Ancien Sage vient toujours d’une tribu noble (et non des tribus qui extorquent de l’argent comme les Gikuyu, les Igbo ou les Shona). Il a les yeux chassieux, il est proche de la Terre. L’homme africain moderne est gros, il travaille et chaparde au bureau des visas, et refuse de donner des permis de travail aux Occidentaux qualifiés qui se soucient vraiment de l’Afrique. C’est un ennemi du développement, toujours en train de tirer parti de son poste de fonctionnaire pour rendre difficile aux expatriés pragmatiques et de bonne volonté la création d’ONG ou de parcs naturels protégés. Ou bien c’est un intellectuel éduqué à Oxford qui est devenu politicien et tueur en série et qui porte un costume coupé sur mesure. C’est un cannibale qui aime le champagne Cristal, et sa mère est la riche sorcière qui, en réalité, dirige le pays.
Parmi vos personnages, vous devez toujours inclure l’Africaine affamée, qui erre quasiment nue dans le camp de réfugiés en attendant la bienveillance de l’Occident. Ses enfants ont des mouches sur les paupières et le ventre gonflé, ses seins sont plats et vides. Il faut qu’elle ait l’air complètement sans défense. Elle ne peut avoir aucun passé, aucune histoire : de telles digressions ruinent la dramaturgie. Les gémissements, c’est bien. Elle ne doit jamais parler d’elle dans les dialogues, si ce n’est pour évoquer ses (indicibles) souffrances. Il faut également inclure une femme chaleureuse et maternelle qui a un énorme rire et qui se soucie de votre bien-être. Appelez-la Mama, tout simplement. Ses enfants sont tous des délinquants. Ces personnages devraient bourdonner autour de votre protagoniste comme des faire-valoir. Votre héros peut leur enseigner des choses, leur donner le bain, les nourrir ; il s’occupe de nombreux bébés et il a vu la Mort. Votre héros, c’est vous (s’il s’agit d’un reportage), ou une belle et tragique célébrité/aristocrate connue dans le monde entier qui s’intéresse à présent au sort des animaux (s’il s’agit de fiction).
Les personnages négatifs d’Occidentaux peuvent être des enfants de ministres conservateurs, des Afrikaners, des employés de la Banque mondiale. Lorsqu’on évoque l’exploitation par des étrangers, il faut mentionner les commerçants chinois et indiens. Reprochez à l’Occident la situation de l’Afrique. Mais ne soyez pas trop précis.
Les portraits brossés à gros coups de pinceau, c’est bien. Évitez de faire rire les personnages africains, ne les laissez pas se battre pour l’éducation de leurs enfants, ni tout simplement se débrouiller dans des circonstances banales. Faites en sorte qu’ils éclaircissent quelque chose sur l’Europe ou l’Amérique en Afrique. Les personnages africains doivent être colorés, exotiques, plus grands que nature – mais vides à l’intérieur, sans dialogue, sans conflit ni résolution dans leurs histoires, sans ces profondeurs et ces bizarreries qui compliquent tout.
Décrivez en détail les seins nus (jeunes, vieux, conservateurs, récemment violés, grands, petits), ou les parties génitales mutilées, ou sublimées. Ou n’importe quel genre de parties génitales. Et des cadavres. Ou, mieux, des cadavres nus. Et surtout les cadavres nus en décomposition. N’oubliez pas que tout travail que vous soumettez dans lequel les gens ont l’air sale et malheureux sera considéré comme la « véritable Afrique », et vous voulez qu’on inscrive cela sur la couverture de votre livre. Ne vous sentez pas mal à l’aise : vous essayez de les aider à obtenir l’aide de l’Occident. Quand on écrit sur l’Afrique, le plus grand tabou est de décrire ou de montrer des Blancs morts ou qui souffrent.
Les animaux, en revanche, doivent être traités comme des personnages équilibrés et complexes. Ils parlent (ou grognent en agitant fièrement leur crinière) et ont des noms, des ambitions et des désirs. Ils ont aussi des valeurs familiales : voyez-vous comment les lions éduquent leurs enfants ? Les éléphants, bienveillants, sont de bons féministes ou des patriarches dignes. Les gorilles aussi. Ne jamais, jamais rien dire de négatif sur un éléphant ou un gorille. Les éléphants peuvent s’attaquer aux biens des habitants, détruire leurs récoltes et même les tuer. Soyez toujours du côté de l’éléphant. Les grands chats ont un accent huppé. On peut s’en prendre aux hyènes, lesquelles auront des accents vaguement moyen-orientaux. Tous les petits Africains qui vivent dans la jungle ou le désert devront être représentés avec bonne humeur (à moins qu’ils ne soient en conflit avec un éléphant, un chimpanzé ou un gorille, auquel cas ils sont le mal absolu).
Hormis les militants célèbres et les travailleurs humanitaires, les écologistes sont les personnes les plus importantes en Afrique. Ne les offensez pas. Il faut qu’ils vous invitent dans leur ranch giboyeux de trois hectares ou leur parc naturel protégé, car c’est la seule façon que vous aurez d’interviewer le militant célèbre. Souvent, une couverture de livre où figure un défenseur de l’environnement à l’allure héroïque fait merveille sur les ventes. Tout Blanc hâlé et vêtu de kaki qui a déjà possédé une antilope domestique ou une ferme est un défenseur de l’environnement qui préserve le riche patrimoine africain. Lorsque vous l’interviewez, ne lui demandez pas de combien d’argent il dispose ; ne lui demandez pas combien d’argent il tire de son gibier. Ne lui demandez jamais combien il paie ses employés.
Les lecteurs seront déconcertés si vous ne mentionnez pas la lumière en Afrique. Et les couchers de soleil, le coucher de soleil africain est un must. Il est toujours grand et rouge. Il y a toujours un grand ciel. Les vastes espaces vides et le gibier sont essentiels – l’Afrique est le pays des vastes espaces vides. Lorsque vous écrivez sur le destin de la faune et de la flore, mentionnez bien que l’Afrique est surpeuplée. Quand votre personnage principal vit dans un désert ou dans une jungle avec des peuples indigènes (quiconque est petit), il est normal de mentionner que le Sida et la Guerre (mettez des majuscules) ont sévèrement dépeuplé l’Afrique.
Vous aurez également besoin d’une boîte de nuit appelée Tropicana, où traînent des mercenaires, des nouveaux riches africains, des prostituées, des guérilleros et des expats.
Terminez toujours votre livre par une citation de Nelson Mandela qui parle d’arcs-en-ciel ou de renaissances. Parce que c’est important pour vous.
Binyavanga Wainaina
Traduit de l’anglais par Santiago Artozqui