Docteur Frantz Fanon

Le volume Écrits sur l’aliénation et la liberté de Frantz Fanon rassemble un nombre considérable de documents : articles scientifiques, thèse de psychiatrie, articles publiés dans le journal intérieur de l’hôpital de Blida, deux pièces de théâtre, etc. Il constitue un témoignage incontournable de la pensée de l’écrivain.


Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté. Textes réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young. La Découverte, 680 p., 26 €


Frantz Fanon © La Découverte

Frantz Fanon © La Découverte

Grâce à l’excellente biographie que l’on doit à David Macey1, on savait que l’œuvre de Frantz Fanon ne se limitait pas aux quatre ouvrages récemment rassemblés en un seul volume préfacé par Achille Mbembe2, à l’occasion du cinquantenaire de la mort de l’auteur des Damnés de la terre. Dans sa courte préface aux écrits politiques de Fanon qu’il avait réunis, en 1964, sous le titre Pour la révolution africaine, François Maspero annonçait son intention de publier également les notes cliniques du docteur Fanon, et ses « analyses sur les phénomènes de l’aliénation colonialiste vue au travers des maladies mentales ». Il a fallu attendre cinquante ans et le travail méthodique de deux universitaires, Jean Khalfa et Robert Young, pour que ce projet aboutisse. En dépit de l’épaisseur du volume – pas loin de 700 pages – d’autres textes de Fanon restent encore à publier, en particulier sa correspondance. Nous n’en connaissons pour le moment que quelques lettres. Or Fanon ne cessait d’écrire, ou plutôt il dictait sans relâche.

Paradoxalement, ces Écrits sur l’aliénation et la liberté renforcent le mythe Fanon, car on est ébloui par la richesse de la culture et par l’intensité et la variété des investissements d’un homme toujours en train de penser et d’agir. La liste des ouvrages de sa bibliothèque complétée par ses annotations, qui figure à la fin du volume, en est un témoignage supplémentaire. Parallèlement, cette quête de l’homme réel brouille le mythe.

Les livres de Fanon sont autant de fulgurations. Ici on assiste à une genèse, à des tâtonnements, mais on voit aussi surgir les intuitions majeures. Fanon y apparaît avec le visage d’un homme de son temps. Il aimait le théâtre, et comme un certain nombre de jeunes gens, il s’était essayé à écrire des pièces. Deux d’entre elles (L’œil se noie et Les mains parallèles) ont été conservées sous forme de tapuscrit. Elles témoignent certes des préoccupations philosophiques de leur auteur, alors étudiant en médecine à la faculté de Lyon, mais leur intérêt est surtout d’attirer l’attention sur ce qu’il y a de scénarisation dans l’écriture splendide de Fanon. Au-delà des dialogues qui surgissent dans Peau noire, masques blancs, en particulier dans le fameux : « – Regarde, il est beau ce nègre… – Le beau nègre vous emmerde, madame ! », mais aussi dans certains passages des Damnés de la terre, il y a cette mise en espace qui donne à voir, à sentir, à entendre, le racisme et la colonie. La ville du colon est « illuminée, asphaltée ». La ville du colonisé est un « monde sans intervalle », une ville « affamée », « accroupie ». Leur confrontation est dès lors inévitable.

Les Écrits psychiatriques de Fanon occupent la plus grosse partie du livre. Si un certain nombre d’entre eux ont été jadis publiés dans des revues médicales, ils n’avaient jamais été rassemblés et n’étaient plus accessibles. Fanon n’a jamais renoncé à l’exercice de la psychiatrie. Expulsé d’Algérie, et actif au sein du FLN, il avait ouvert en 1959 à Tunis un centre neuropsychiatrique de jour, où il théorisait, enseignait et mettait en pratique la conception de la psychiatrie à laquelle il avait abouti. Dix années seulement séparent la soutenance de sa thèse de médecine, en 1951, de sa mort dans un hôpital de Washington où il n’a probablement pas reçu les soins indispensables à son maintien en vie. Durant toutes ses années, il n’a cessé de se demander comment amener les hommes et les femmes qui lui étaient confiés « à redécouvrir le sens de la liberté », comme il l’écrit dans le journal qu’il a créé à l’hôpital psychiatrique de Blida.

Comprendre l’aliénation sous toutes ses formes, et la combattre, semble bien avoir été l’objectif constant de Frantz Fanon. On le voit à la lecture de sa thèse, qui est bien plus qu’une thèse de médecine ordinaire. La réflexion philosophique y est centrale, mais toujours nourrie d’analyses cliniques, de données scientifiques et de références littéraires, car « l’homme en tant qu’objet d’étude exige une investigation multidimensionnelle. » L’invocation énigmatique par laquelle se clôt Peau noire, masques blancs, « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! » prend tout son sens dans les pages de la thèse où, contre le dualisme cartésien, la personne est posée comme un tout. Il peut donc être nécessaire d’intervenir sur les corps, y compris, dans des cas très limités, avec les thérapeutiques de choc, choc électrique ou choc à l’insuline. Mais ces techniques d’anéantissement, comme Fanon les nomme et qu’il lui arrivera encore de pratiquer à Tunis, ne prennent sens que dans le cadre de ce que François Tosquelles, chef de service à Saint-Alban où Fanon exerça son internat, appelait des thérapies institutionnelles. Elles ne constituent pas en soi un traitement mais la condition de possibilité pour le malade, comme il l’expliquera à Tunis, de participer aux activités collectives et aux séances de psychothérapie.

On a beaucoup écrit sur l’influence de Tosquelles, qui a introduit en France la psychiatrie institutionnelle, sur Fanon. Plutôt que d’influence, il vaudrait mieux parler de rencontre puis de prise de distance. Avant même son arrivée à Saint-Alban, Fanon écrivait dans sa thèse que « l’homme sain est un homme social ». Et plus loin : « Un fou est un homme qui ne trouve plus sa place chez les hommes ». Sa place dans ce lieu où le travail sur l’institution et dans l’institution visait à restituer aux malades leur dignité d’êtres humains était toute désignée.

Le pavillon de l'administration, hôpital de Blida-Joinville, en 1933

Le pavillon de l’administration, hôpital de Blida-Joinville, en 1933

À son arrivée en Algérie, en novembre 1953, il met à bas le système carcéral qui régit l’hôpital immense et surpeuplé de Blida et introduit les méthodes en vigueur à Saint-Alban : dynamique de groupe, ergothérapie, journal, loisirs communs. Ses textes témoignent de l’attention qu’il porte à chacun, à ces petites choses de la vie qui lui donnent sa saveur : des calendriers et des fêtes pour se repérer dans le temps, une nourriture de qualité, un miroir pour les femmes, car « l’homme a besoin d’amour, d’affection et de poésie pour vivre ». Outre sa consultation privée, Fanon avait sous sa responsabilité trois pavillons d’hommes musulmans et un pavillon de femmes européennes. Un de ses prédécesseurs à Blida-Joinville, le tristement célèbre Antoine Porot, professeur à la faculté d’Alger, déclarait dans de savants congrès scientifiques que « l’indigène » nord-Africain,- mais c’était vrai aussi selon lui au sud du Sahara-, n’était qu’un être primitif à la vie essentiellement végétative et instinctive. Un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé de 1954 concluait à la ressemblance à peu près complète entre un Européen lobotomisé et le « primitif africain ». « Toute la psychiatrie coloniale est à désaliéner » écrit-il en janvier 1956 à son ami Maurice Despinoy. Le racisme rend fou racistes et racisés. Dans son service, les musulmans nord-africains comme il les appelle, deviennent des êtres humains à part entière auxquels il faut donner la possibilité de vivre comme ils ont coutume de le faire.

On ne leur servira plus de raviolis, susceptibles de contenir du porc. Au lieu de soirées théâtrales, on installera pour eux un café maure. Ils fêteront l’Aïd-el-Kebir et le Ramadan. Les femmes lanceront des you-yous quand un « orchestre musulman » viendra jouer à l’hôpital. Frantz Fanon entraîne avec lui ses collaborateurs Jacques Azoulay et Charles Geronimi. Ils s’inventent anthropologues. Ils tentent de surmonter les barrières linguistiques. Ils étudient « la spécificité de la société musulmane algérienne » pour en tenir compte dans leur « effort de créer les bases d’une sociothérapie chez des musulmans ». Le psychiatrique et le politique sont devenus indissociables. « Il fallait passer d’une position où la suprématie de la culture occidentale était évidente, à un relativisme culturel » dont Fanon dira, au Ier Congrès des écrivains et artistes noirs, qu’il est condition de l’universalité.

Cela ne suffit cependant pas. Dans une Algérie dont le statut est celui d’une « déshumanisation absolue », « toute tentative de remettre l’individu à sa place est vaine ». C’est la société elle-même qui est à remplacer. En envoyant sa lettre de démission au ministre résident, Robert Lacoste, lettre qui lui vaudra un arrêté d’expulsion, Fanon s’exprime en tant que psychiatre, mais invoque aussi son « devoir de citoyen ». À Tunis il peut vivre au grand jour son engagement aux côtés du FLN en collaborant à l’édition française d’El Moudjahid.

Les articles qui figurent dans les Écrits, et dont il n’est pas certain que Fanon en ait été l’auteur car ils n’étaient jamais signés, sont d’un intérêt mineur. Une réflexion politique autrement plus personnelle sous-tend un long article sur l’hospitalisation de jour. Il ne s’agit plus comme à Saint-Alban ni même à Blida de créer une « néo-société à l’hôpital psychiatrique ». « Le véritable milieu social-thérapeutique est et demeure la société concrète elle-même ». Mais c’est aussi cette société qu’il faut transformer.

Dans les cours qu’il donnait à Tunis à des étudiants en psychopathologie sociale, il parlait de la folie et du cerveau humain, mais aussi du racisme et de la situation des noirs américains. « L’expérience vécue du nègre », celle de ses premières années en France, rejoignait la réflexion clinique et politique du docteur Frantz Fanon.


  1. David Macey, Frantz Fanon, une vie, Paris : La Découverte, 2011.
  2. Frantz Fanon, Œuvres (Préface d’Achille Mbembe/Introduction de Mgali Bessone), Paris : La Découverte, 2011.
Sonia Dayan-Herzbrun est l’auteur de la préface de l’ouvrage que le philosophe américain Lewis R. Gordon a récemment consacré à Fanon. (Lexis R. Gordon, What Fanon Said. A Philosophical Introduction To His Life And Thought, Fordham University Press, New York 2015)

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