Le « fils impie du réalisme »

Après de nombreux autres livres de cet auteur, les éditions Philippe Picquier publient simultanément un essai et un roman de l’écrivain chinois Yan Lianke : À la découverte du roman et Un chant céleste.


Yan Lianke, À la découverte du roman. Trad. du chinois par Sylvie Gentil. Philippe Picquier, 194 p., 20,50 €

Yan Lianke, Un chant céleste. Trad. du chinois par Sylvie Gentil. Philippe Picquier, 90 p., 13 €


Lu Xun, que tous les écrivains chinois reconnaissent comme leur maître, citait volontiers Schopenhauer déclarant en substance que lire les ouvrages d’un autre, quand on est soi-même un créateur, c’est le laisser galoper dans notre propre cerveau. Il n’en était pas moins un lecteur avide, et un grand introducteur de la littérature étrangère en Chine, commentant aussi bien Ibsen que Byron ou Shelley, se passionnant pour les œuvres venues d’Europe centrale, traduisant Les âmes mortes de Gogol juste avant sa mort. Il ne voulait en aucun cas être un guide pour les autres (puisque lui-même, avouait-il, ne savait quel chemin suivre), mais sans doute désirait-il renverser quelques murs, lui qui ne manquait jamais une occasion de rappeler qu’en Chine, depuis toujours, il y a partout des murs, des murs immatériels semblables à ceux que dressent les esprits des morts. L’une des tâches qu’il s’assignait était donc de les abattre. Tâche difficile dans ces années 1920-1930, où le Guomindang, en lutte contre les « Rouges », cherchait à instaurer le retour à la Pureté et à la Tradition, à l’enseignement de Confucius. En butte à la censure, Lu Xun, l’auteur de deux magnifiques recueils de nouvelles – Cris, où figure l’immortelle « Histoire d’Ah Q », et Errances –, publiait, sous de multiples pseudonymes, de brefs essais incisifs qui allaient à l’encontre de l’opinion officielle.

Yan Lianke, À la découverte du roman et Un chant céleste, Philippe Picquier

Lu Xun

Les temps ont changé, la Chine est passée des années trente à la Révolution culturelle puis à une réalité dont ses écrivains, de Yu Hua à Mo Yan, n’ont pas fini de disséquer l’absurdité ou les monstruosités. Yan Lianke, un autre des fils de l’Empire du Milieu, qui excelle à susciter le rire tout en semant le trouble, sinon l’effroi, qui parvient à dessiller les yeux sans se poser en procureur mais en décrivant avec une précision pleine d’inventivité un monde à la Jérôme Bosch, grouillant de miséreux, d’infirmes, de fous, ou bien un monde dominé par l’inexplicable, comme dans les légendes que rapportait Kafka. Réfractaire à toute forme d’embrigadement (bien qu’il se soit fait soldat dans sa jeunesse), Yan Lianke peut se dire qu’il est l’héritier de Lu Xun en ceci que lui aussi a souvent été la cible dans son pays de la censure, qui ne se contentait pas de « pratiquer des lucarnes dans le texte », comme dirait Lu Xun, mais saisissait et mettait à l’index ses œuvres, que ce soit Servir le peuple ou Les Quatre Livres.

« Souvent, c’est sous forme de roman qu’il faut exprimer la réalité car, parfois, ce n’est qu’en empruntant la passerelle de la fiction que la réalité peut pénétrer dans le monde tangible », écrit Yan Lianke en prélude à ce petit livre « sacrilège » qu’est Servir le peuple (le titre fait référence à l’un des trois classiques de la Révolution culturelle). Contant les aventures d’un couple adultère qui, en guise d’aphrodisiaque, prend plaisir à briser, dans l’appartement du mari trompé, un colonel plein de révérence à l’égard du Grand Timonier, tout ce qui a un rapport avec ce dernier, ce roman, joyeux pied de nez à toute forme d’autorité, est l’un des textes les plus savoureux de Yan Lianke, l’un de ceux aussi, avec Des jours, des mois, des années, dont la construction reste d’une certaine simplicité. Car Yan Lianke est un virtuose du chamboulement narratif, ayant toujours aspiré à « faire tomber les barrières de la construction littéraire » et à « détruire la prison conventionnelle que les classiques ont léguée à l’écrivain » – vœu exprimé dans l’essai dont la remarquable traduction française, due à Sylvie Gentil, vient de paraître.

Ainsi, dans Le rêve du village des Ding, l’histoire, atroce, de l’épidémie de SIDA frappant des villageois qui, dix ans auparavant, avaient été incités à vendre leur sang, le narrateur parle d’outre-tombe : c’est un enfant, emporté à l’âge de douze ans, qui décrit comment le commerce du sang a brusquement enrichi son père. Dans La fuite du temps, tout commence par la mort du personnage principal, le chef du village des Trois Patronymes, Sima Lan, puis, de chapitre en chapitre, nous remontons le temps, jusqu’à la dernière page, où notre héros est encore dans le ventre de sa mère. Dans Les Quatre Livres, nous lisons d’abord « L’Enfant du ciel », récit consacré à l’adolescent devenu le gardien d’un camp de « novéducation » où sont envoyés les intellectuels (il brûle La Divine Comédie de Dante et Résurrection de Tolstoï pour se réchauffer). Puis nous nous plongeons dans le mémoire de « l’Écrivain », en fait un mouchard occupé à rédiger un rapport de dénonciation intitulé « Des criminels ». Un autre récit raconte le quotidien du camp. Quant au quatrième livre, c’est un essai philosophique auquel travaille « l’Érudit ». Il revisite le mythe de Sisyphe, fort d’une idée : Sisyphe ne va pas de l’avant mais au fil des jours régresse, si bien qu’il n’a plus l’impression de subir un châtiment infligé par les dieux. L’Érudit n’imagine pas, comme Camus, un Sisyphe heureux, mais au cœur de cette espèce de « colonie pénitentiaire » qu’est le camp de novéducation, il met en avant l’accoutumance, la force d’inertie comme « puissance de résistance ».

Yan Lianke, À la découverte du roman et Un chant céleste, Philippe Picquier

Dans Songeant à mon père, son récit autobiographique qui en apparence semble respecter les règles du genre (contrairement à plusieurs de ses romans, en rupture avec le classicisme), Yan Lianke célèbre sa région natale, le bourg de Tianhu, à l’ouest du Henan. Il y fait le portrait de son père, un paysan taciturne, et révèle à quel point son œuvre est marquée par l’espèce de force que lui a donnée, dès son plus jeune âge, la conscience d’appartenir à cette campagne d’une grande pauvreté : « C’est ainsi que l’enfant crut comprendre le sens du labeur et de la terre, le sens de l’existence de son père sur cette terre. Il parut comprendre que pour un paysan, joies et souffrances de la vie étaient toutes liées à la terre, y prenant leurs racines, intimement associées au labeur. »

Le dernier roman de Yan Lianke à avoir été traduit, Un chant céleste, frappe par sa brièveté, qui rend d’autant plus implacable ce tableau d’une humanité souffrante. Ç’aurait pu être un film de Wang Bing, le réalisateur des Trois sœurs du Yunnan, qui montre une Chine rurale, à l’écart des « mégamétropoles », ces anciens villages que les visées expansionnistes de leurs maires ont transformés en quelques années en enclaves vouées à un capitalisme sauvage – Yan Lianke les décrit dans Les chroniques de Zhalie et Bons baisers de Lénine, ces deux romans doués d’une puissance visionnaire, où l’auteur laisse éclater toute sa rage et son insolence. Dans Un chant céleste, qui a pour décor, comme La fuite du temps, les monts Balou, dans la région du Henan, You Sipo est une paysanne mère de quatre enfants idiots de naissance, trois filles et un garçon. Son mari ayant pris la tangente en se noyant, « tué par la peur de l’avenir », elle élève seule sa progéniture, parvient à marier ses deux filles aînées, l’une avec un borgne, l’autre avec un boiteux. Mais la troisième fille exige d’avoir un mari sain et valide. C’est le début d’une quête frénétique. Il y aura un cadavre déterré, une décoction d’os humains – nous sommes ici dans un texte tout vibrant de ce « réel vital » dont Lu Xun a dévoilé la profondeur à Yan Lianke, ainsi que nous l’apprend À la découverte du roman; nous sommes aussi dans ce que, toujours dans cet essai, l’auteur  appelle le « mythoréalisme », où il s’agit de dépasser l’expérience et de recréer le réel.

Sorte de manifeste pour une littérature dégagée de toute entrave, faite pour briser toutes les frontières et toutes les règles, À la découverte du roman définit la position de Yan Lianke, ce « fils impie du réalisme » qui se dit traître à l’écriture et déterminé à accorder à sa création une « liberté radicalement anarchiste ». Le livre aborde aussi bien la question du « réalisme fallacieux » et de son alliance avec le pouvoir, que la question de la « causalité zéro », c’est-à-dire de l’effet sans la cause, chez Kafka, dont Yan Lianke magnifie le « burlesque fantastique », la « puérilité têtue » et les « réminiscences des chimères », tout comme il salue la causalité du « peut-être » chez le García Márquez de Cent ans de solitude, résolu à se défaire de la « feuille de vigne rationaliste », sans tomber dans le chaos total.

Au détour d’une réflexion sur Kafka, Yan Lianke cite le proverbe juif, que Claudio Magris, dans ses essais, aime aussi à rappeler : « L’homme pense, Dieu rit. » Il n’est guère surprenant que ces deux pourfendeurs de l’esprit de sérieux se retrouvent sur le même terrain, voyant dans le rire l’antidote à toutes les formes d’oppression. Si macabres, si terribles, si pleins de noirceur que soient les romans de Yan Lianke, ils semblent toujours recourir à l’humour dévastateur, non d’un simple satiriste, mais d’un séditieux capable d’empoigner et de susciter un rire libérateur, pour raconter la genèse d’une folie collective.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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