Hier comme aujourd’hui, la vaccination humaine a mêlé problèmes scientifiques et questions politiques. Tout en retraçant les dernières années de la vie de Pasteur, l’historien des sciences Jean-Luc Chappey nous plonge parmi les antivax de la fin du XIXe siècle, où nous croisons médecins doutant de la science expérimentale, opposants de gauche à l’État autoritaire et militants de la cause animale.
Louis Pasteur a fait l’objet de nombreux livres. Celui-ci a l’originalité de se concentrer sur les discours prononcés par ses adversaires entre 1885 et 1895, durant cette courte période allant du succès de la vaccination de l’homme contre la rage à la mort du savant. Il est désormais bien établi que Pasteur fut très contesté au sein du monde académique – pour imposer la validité des vaccins, les pasteuriens ont avancé vite et n’ont pas reculé devant les coups de force, ni devant les dissimulations et les mensonges. La nébuleuse des « antivaccinateurs » restait cependant mal connue.
Sous le Second Empire, Pasteur, protégé et subventionné par Napoléon III et par l’impératrice, est proche des milieux d’affaires et des élites politiques, mais il prospère également sous la IIIe République, qui le voit entrer à l’Académie française et renforcer son assise au sein des institutions et sociétés savantes. C’est un premier reproche qu’on lui fait, d’être un opportuniste, un homme de réseaux et de manigances, conservateur sous le Second Empire puis républicain sous la IIIe République, prompt à instrumentaliser les pouvoirs publics pour s’enrichir grâce aux vaccins vendus à l’étranger ou destinés aux animaux.
Ses opposants l’accusent aussi de se présenter en prophète annonçant une nouvelle religion. Habile metteur en scène de la science de laboratoire et de spectaculaires expériences, c’est un des premiers savants à utiliser la presse pour établir sa réputation auprès du grand public, au point de susciter un véritable culte.

Ces adversaires s’inquiètent par ailleurs de voir un produit animal introduit dans le corps humain et redoutent l’apparition de maladies de laboratoire. Face à la science expérimentale et à la microbiologie naissante, des docteurs défendent les succès avérés de la médecine clinique et de la prévention. Ils affirment que les maladies sont la conséquence de l’hérédité, contre laquelle les vaccins ne peuvent rien, mais aussi d’un environnement insalubre – sans surprise, Pasteur rassemble contre lui de nombreux actionnaires d’établissements de soins prophylactiques. Beaucoup l’accusent, lui qui n’est pas médecin mais chimiste, d’être un charlatan.
En outre, parce qu’il manque de transparence, Pasteur est accusé de tenir ses travaux secrets pour mieux jouir de leurs retombées financières. Soulignant que la validité de ses recherches repose de plus en plus sur la personne de Pasteur et non sur leur rigueur scientifique, Chappey fait même l’hypothèse que la mythologie médiatique construite autour de l’homme vise à combler l’absence de détails sur ses protocoles – mais on pourrait lui objecter que le public préfère généralement être informé des derniers potins sur les célébrités que du fonctionnement des sciences. À ses opposants, dont les questions sur la production et la validation de la science de laboratoire sont pourtant loin d’être absurdes, Pasteur refuse tout dialogue en dehors des enceintes académiques, et il redouble ainsi leur colère.
D’autres opposants s’insurgent contre les mauvais traitements infligés aux singes, poules, chiens, lapins et cochons d’Inde que Pasteur utilise comme cobayes. Ces militants de la cause animale, qui comptent dans leurs rangs Louise Michel et l’épouse de Claude Bernard, s’allient aux antivaccinateurs et donnent au mouvement une audience et une radicalité nouvelles.
Mais ce qui met le feu aux poudres, c’est un projet de loi visant à instaurer la vaccination obligatoire et une sorte de « pass vaccinal », en 1880. Un médecin belge lance alors la Ligue universelle des antivaccinateurs, dont Pasteur devient l’une des bêtes noires. Au nom des libertés individuelles, ces antivaccinateurs dénoncent l’intrusion scandaleuse de l’État dans le giron intime de la santé. Hier comme aujourd’hui, ce sont moins les vaccins qui posent problème que la manière dont l’État les impose et les justifie, agitant les peurs et ordonnant une confiance aveugle en un petit groupe de savants.
Nombre d’antivaccinateurs et d’antivivisectionnistes sont des journalistes et des personnalités politiques appartenant à la gauche radicale, mais on compte aussi parmi eux des anarchistes et des partisans de l’autonomie politique de la municipalité parisienne. La dénonciation des vaccins et des souffrances animales rejoint souvent des revendications ouvrières ou la défense des libertés individuelles. En ces temps d’instabilité politique et de contestation de l’ordre républicain, qui déboucheront sur la crise boulangiste, Pasteur est instrumentalisé pour délégitimer l’extrême gauche, condamnée comme irrationnelle et hystérique.
Le camp nébuleux des antivaccinateurs connaît son apogée entre 1885 et 1889, puis se divise et s’éteint. En 1888 est inauguré l’Institut Pasteur, notamment grâce à une souscription nationale et des subventions publiques. Le rapport de force avec ses opposants bascule en faveur du savant. La majorité du peuple fait corps autour du « gouvernement de la raison » et offre son bras sans trop se poser de questions. Refuser de se faire vacciner, c’est menacer la santé de tous, voire mettre en péril l’ordre républicain.
La France, humiliée à Sedan, divisée, secouée par les affaires et les scandales, a trouvé son héros. Intronisé grand-père de la Nation et « bienfaiteur de l’humanité », Pasteur a droit à des funérailles nationales à Notre-Dame. Sa veuve s’oppose néanmoins à son entrée au Panthéon et fait transférer sa dépouille dans une crypte de l’Institut Pasteur, affirmant jusque dans sa mort sa stature d’entrepreneur privé. Il laisse derrière lui une fortune de près d’un million de francs (soit environ 4,5 millions d’euros actuels), ce qui fait de lui un des savants les plus riches de son temps.
Si Jean-Luc Chappey montre bien la dimension politique de la vaccination, ses parallèles entre l’histoire politique de la IIIe République et l’histoire de la médecine sont parfois un peu fragiles, faute de comparer la situation française à celle d’autres pays. Par exemple, si l’engouement pour la vaccination contre la rage fait écho à la volonté d’union nationale des gouvernements français de l’époque, cet engouement déborde de loin les frontières de la France et obéit donc aussi à d’autres ressorts. « La montée en puissance de forces politiques et sociales mettant en cause les fondements de la République a pu favoriser la volonté des membres des institutions scientifiques consacrées à contribuer à la promotion de Pasteur comme symbole de l’ordre politique et social à défendre », écrit Chappey sans vraiment le démontrer. Évoquant à peine les colonies, le livre affirme également un peu vite que Pasteur a été utilisé pour légitimer la distinction entre une élite républicaine civilisatrice et des peuples à civiliser. Mais ce sont là quelques rares faiblesses du livre, par ailleurs agréable à lire et très bien édité.
Les objections à la manipulation du vivant, les réactions à l’imposition martiale de la vaccination et la dénonciation des grands profits tirés de cette opération résonnent forcément avec notre époque, mais Chappey reste prudent et ne court pas après les parallèles édifiants. On lui sait gré de ne pas instrumentaliser l’histoire au profit d’un sermon militant. Il rappelle néanmoins en introduction que près de 60 % des Français auraient été opposés, fin 2020, au vaccin contre la Covid-19. La patrie de Pasteur est aussi celle des antivax.