Six feet under

Ce qui nous arrive

« Non è la peste ! », s’écriait il y a peu une habitante de Venise. La peste a sévi dans la ville dès 1348, à nouveau en 1510 et en 1575-1576, emportant au passage coup sur coup Giorgione et son ancien élève Titien ; en 1630-1631 encore. « Ce n’est pas la peste » : Christine Boeckl analyse ce processus d’antonomase verbale et graphique au début de son ouvrage de 2000, Images of Plague and Pestilence, « le seul livre écrit d’abord dans une perspective d’histoire de l’art » sur ce sujet qui n’a guère inspiré les historiens de l’art depuis. Mais elle passe dès son premier chapitre aux « aspects médicaux de la peste bubonique et des infections de Yersinia pestis ». En temps normal, pareil détour ne serait mentionné qu’à titre de curiosité ; par les temps qui courent, satisfaire cette curiosité s’apparente à une impérieuse nécessité.


Christine M. Boeckl, Images of Plague and Pestilence : Iconography and Iconology. Truman State University Press, coll. « Sixteenth Century Essays & Studies », 224 p. (ouvrage publié en 2000)


« Ce n’est pas la peste », donc : ce n’est pas cette maladie du passé dont la simple évocation suffit à faire remonter une mémoire latente de la terreur, même s’il devient chaque jour un peu plus clair que ce n’est pas non plus une mauvaise grippe – et même si l’on s’effraie chaque jour un peu plus à imaginer les conséquences qu’une peste aurait aujourd’hui en comparaison de celle-ci, qui pourrait bien devenir une nouvelle pestis, pour reprendre le nom générique attribué indifféremment jusqu’au XVIIe siècle à toutes les épidémies qui frappèrent l’Europe après 1348.

Le bacille de la peste ne fut identifié que tardivement, en 1894, trois ans avant la mise au point de son vaccin, quatre ans avant l’identification de son agent transmetteur : la puce. Éliminer les rats qui les véhiculaient n’était donc pas une mauvaise méthode, pas plus que les longs becs des masques de médecins de peste au XVIIe siècle, qui présentaient cet avantage de les placer à un saut de puce de leurs patients, comme une distance sociale obligée et empiriquement découverte.

De même, note Christine Boeckl, suite à l’épidémie de Londres en 1665, un édit commanda d’enterrer désormais les cadavres « six pieds sous terre » (six feet under) afin de circonscrire leur contagiosité, laquelle peut effectivement survivre aux victimes. En tout cas, on ignorait encore que la peste noire pouvait prendre simultanément trois formes – septicémique, bubonique et pneumonique – et que, si la deuxième était visiblement la plus impressionnante et d’une virulence atteignant jusqu’à 65 % de mortalité, la troisième était la plus dangereuse, tuant 65 à 100 % des personnes infectées.

Aucune des épidémies postérieures à la Grande Peste de 1347-1348 ne fit cependant autant de victimes, la plupart des Européens ayant été partiellement immunisés par cet épisode qui décima au moins un tiers de la population. Le traumatisme fut tel, et ses répliques si nombreuses, que la peste s’inscrivit à la fois brutalement et durablement dans la mémoire des hommes, qu’elle entra dans la culture européenne, s’insinua jusque dans ses institutions, et que, sans cesser d’être le mal total qu’elle est en effet, elle put aussi être évoquée de manière figurée chaque fois qu’un péril nouveau pointait, fût-il de nature différente, l’antonomase évoluant en métaphore.

Christine M. Boeckl, Images of Plague and Pestilence : Iconography and Iconology

« La Peste d’Asdod », de Nicolas Poussin (vers 1630-1631, musée du Louvre)

Après la Réforme, par exemple, la littérature catholique commença à qualifier l’hérésie protestante de « peste », soutenue en cela par l’iconographie nouvellement promue par le concile de Trente. « Les interprétations iconologiques des images tridentines de la peste confirment qu’au XVIIe siècle le thème de la peste devient une métaphore pour les questions sociales, politiques et religieuses », écrit Christine Boeckl. Intégrée dans un cadre discursif et visuel, la peste devient à son tour un cadre explicatif, dont la puissance métaphorique tire sa légitimité de son pouvoir d’incarnation : chaque nouvel épisode de peste venant confirmer la réalité du mal, et, par rebond, par retour à l’autre terme de la métaphore, rappeler l’actualité de l’hérésie.

On peut, suggère Christine Boeckl, interpréter la célèbre Peste d’Asdod de Nicolas Poussin dans ce contexte, et il est possible que le tableau s’inscrive plus ou moins intentionnellement dans le sillage du programme tridentin. Au plan formel cependant, on sait qu’afin d’illustrer cet épisode de l’Ancien Testament Poussin prit modèle sur une gravure exécutée un peu plus d’un siècle plus tôt par Marcantonio Raimondi d’après Raphaël, Il Morbetto ou la peste en Phrygie, élaborée elle aussi à partir d’une source textuelle antique, en l’occurrence l’Énéide de Virgile, dont un vers est cité sur le piédestal de la statue représentée au centre de la composition : « Ils abandonnaient la douceur de leurs souffles, ou traînaient des corps malades. » Pour tout historien de l’art, cette remontée (depuis un texte antique vers une gravure renaissante, jusqu’à un tableau classique) constitue en quelque sorte la trajectoire interprétative idéale de l’œuvre en question, si parfaite qu’elle paraît exclure d’elle-même n’importe quel autre indice qui ne ferait qu’en brouiller la ligne claire.

Sans doute assez peu avertie de ces usages, l’historienne de la peste Jacqueline Brossollet se risqua à interroger l’éminent poussinien Anthony Blunt sur la connaissance que son peintre pouvait avoir de la peste qui ravageait Venise et Naples en 1630, soit à la date où Poussin entreprenait à Rome la réalisation de La Peste d’Asdod. « Il me répondit courtoisement que ces détails ne l’intéressaient pas », rapporte Brossollet dans sa préface au livre de Christine Boeckl. Réponse fort logique pour qui postule que l’art ne se mêle pas de réel.

Il ne s’agissait pourtant pas de rechercher vainement si le peintre avait eu ou non un contact avec la réalité de la peste, ni d’introduire dans l’analyse une hypothétique tradition orale dont il aurait pu se prévaloir, Boeckl avançant par ailleurs qu’elle « aida à former l’imagerie » de la peste. Il s’agissait simplement de réfléchir à la possibilité que Poussin ait pu chercher, par la rigueur de son classicisme même, en convoquant les textes, Raphaël, et à travers lui Virgile, à contenir la peur qui se répandait alors parmi ses contemporains, et peut-être en lui-même, en en livrant une vision qui fût à la fois authentique et claire, c’est-à-dire maîtrisée.

On a vu, à propos du livre de Patrick Boucheron, quelles fonctions peuvent occuper les images dans l’ordre classique afin de prévenir ou de résorber le désordre anomique lorsque celui-ci menace, et quel éclairage cet aperçu jette sur l’histoire de la notion moderne de peur, puisqu’il s’agit bien d’historiciser cet instinct : ce qui est devenu avec la peste une peur-terreur introduisit parmi les hommes, à grande échelle, pour la première fois depuis la chute de l’Empire romain, l’idée que le monde puisse n’être pas ordonnancé selon un grand dessein. Idée si terrifiante qu’elle a mis des siècles à faire son chemin, mais idée dont, à intervalles plus ou moins réguliers, des œuvres d’art permettent de soupçonner qu’elle a surgi et qu’on s’est efforcé de la conjurer, par le dessin notamment.

Malgré cela, la peste demeure « un sujet abondant et cependant négligé » par l’histoire de l’art, comme l’écrit encore Jacqueline Brossollet, négligence qu’a cherché à pallier Christine Boeckl dans son étude, poursuivant le travail amorcé en 1965 par sa mentor avec Henri-Hubert Mollaret dans leur ouvrage pionnier, intitulé précisément La peste, source méconnue d’inspiration artistique (1965). Brossollet et Mollaret ne faisaient certes qu’y poser quelques jalons, mais leur connaissance de l’histoire de la maladie les autorisait à avancer que « nul autre cataclysme, ni les guerres, ni les famines ne constituèrent jamais une menace aussi effrayante que celle de la Mort Noire parce qu’elle était sans cesse en marche ». Or, si l’insaisissabilité de la peste s’est résorbée dans sa maîtrise médicale et épidémiologique, celle-ci « ne suffit pas à effacer le résidu archaïque de terreur légué à l’humanité par des siècles d’épidémie ».

Dans l’histoire des hommes, et en particulier des Européens, la peste constitue bel et bien ce que les deux auteurs nomment une « cryptomnésie », une mémoire moins refoulée que cachée, toujours à même d’être convoquée à nouveau, métaphoriquement ou par proxémie. L’épidémie de sida, à partir des années 1980, a en quelque sorte réveillé cette mémoire. « Bien que d’innombrables maladies menacent la société moderne, seul le sida ajuste à lui la rhétorique visuelle de l’imagerie de la peste », écrit Boeckl en 2000.

L’épidémie actuelle n’est pas le sida ; elle n’est pas non plus la peste ; et elle est encore trop proche, dans le temps aussi bien que dans l’espace, pour que l’on puisse déterminer avec quelque degré de certitude comment elle va s’insérer dans les représentations collectives, ni même si elle le fera par réajustement d’une iconographie préexistante, ou bien en en créant une nouvelle. Elle partage cependant avec la peste et avec le sida aux débuts de l’épidémie la caractéristique de se tenir à distance, de ne donner à voir les corps des malades que de loin, et de produire en conséquence une forme de sous-visibilité du mal, que ce soit du fait de la mise à l’écart des malades réels ou du confinement des malades potentiels. Même les effets psychologiques, politiques ou socio-économiques de l’épidémie, si on les imagine, paraissent d’une magnitude telle qu’elle reste hors de portée de notre compréhension.

Cette mise à distance pourrait alors avoir des effets déréalisants, reportant l’image des corps intubés et des cercueils scellés dans une zone où la conscience ne peut que difficilement faire la part de la mémoire et du cauchemar, sinon en en faisant une zone hantée, d’autant plus trouble que les corps commencent à s’habituer à ne plus se toucher les uns les autres, à ne plus éprouver l’autre de manière tangible, mais seulement comme une image lointaine – intacte. Dans cet éloignement pointe peut-être déjà un imaginaire d’êtres séparés, divisés par la peur et rejoints seulement, de loin en loin, par des paroles, des cris et des chants, proférés chaque soir dans la rue pour les gens d’à côté.

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