Une démocratie grégaire ?

Il y a trois mois, en plein confinement, En attendant Nadeau publiait la traduction d’un entretien avec Carlo Ginzburg qui appelait à la distance critique vis-à-vis de l’événement de la pandémie. Le grand historien italien poursuit sa réflexion au-delà du déconfinement, en s’intéressant à l’état de la communication politique à l’ère du Covid-19. Ce texte, traduit par Martin Rueff, a été prononcé le 16 juin lors d’une série de conférences sur « Les discours de la crise » à l’université Roma III.

1. Je déclare immédiatement mon incompétence : je ne suis pas un épidémiologiste, mais un historien. Au cours de mes recherches il m’est arrivé de rencontrer des épidémies du passé, de la peste de 1348 à celle de 430 av. J.-C. décrite par Thucydide. Mais cela ne me donne aucune compétence sur la pandémie actuelle que j’ai suivie enfermé chez moi, jouissant d’une situation absolument privilégiée, poursuivant mon travail entre mes livres et mes recherches sur internet. Ma curiosité d’historien a été éveillée par l’expression « immunité grégaire » qui aurait été utilisée (je m’expliquerai plus loin sur la raison de ce conditionnel) par Boris Johnson, Premier ministre du Royaume-Uni, dans un discours prononcé le 12 mars. Johnson aurait averti ses concitoyens que la gravité de la situation créée par la pandémie allait entraîner un nombre très élevé de contaminations – jusqu’à 60 % de la population – afin que soit atteinte « l’immunité grégaire ».

Avant d’expliquer la signification de cette expression, que je n’avais jamais rencontrée, je voudrais citer un commentaire de Francesco Merlo publié le 19 mars dans La Repubblica dans une rubrique du journal intitulée, en guise de plaisanterie, mais pas seulement, « cucù ». Francesco Merlo écrivait : « En anglais l’immunité grégaire se dit herd immunity : immunité de troupeau (bétail). En italien [et en français] le terme employé est grégaire (il renvoie aux moutons) peut-être parce que la ressemblance avec les humains est plus forte. Il est vrai aussi que nous sommes catholiques et que le troupeau est évangélique. En politique aussi, nous cherchons toujours un (bon) pasteur, nous nous sentons comme des brebis égarées, nous affichons parfois notre différence de brebis galeuse, et nous nous comportons souvent comme des moutons. Il y a un mois nous étions des sardines et voilà que par l’effet d’un saut entre les espèces, nous voilà brebis ».

Ce commentaire plein d’esprit doit être pris avec des pincettes. « Je suis le bon pasteur, le vrai berger, qui donne sa vie pour ses brebis », dit Jésus (Jean, 10, 11) : cette déclaration ne concerne pas seulement les catholiques, mais tous les chrétiens. Jésus selon l’évangile de Jean fait écho au psaume 23 : « L’Éternel est mon berger, je ne manquerai de rien ». Ainsi, le Dieu berger appartient aussi à la tradition juive. Mais cela ne suffit pas. L’expression « berger des armées » se trouve aussi chez Homère (Iliade, 2, 234). Nous nous trouvons donc face à une métaphore largement partagée par les cultures méditerranéennes : l’autorité religieuse ou politique protège et guide les soldats ou les fidèles comme le berger protège et guide son troupeau. Il est probable que l’écho, persistant, de cette métaphore très ancienne explique pourquoi l’expression « herd immunity » – c’est-à-dire l’immunité d’un groupe d’animaux appartenant à la même espèce – a été traduite en italien et en français par « immunité grégaire », avec une référence aux brebis. Une traduction comme « immunité de meute » aurait introduit, dans l’italien et dans le français contemporain, une nuance négative qui ne se trouve pas dans le mot anglais « herd ». Reste, dans le discours qu’aurait prononcé Boris Johnson, l’emploi pour les humains d’un terme normalement réservé aux animaux.

Une démocratie grégaire ? par Carlo Ginzburg

© Jean-Luc Bertini

2. Cet emploi s’éclaire immédiatement si l’on examine le contexte dans lequel l’expression a été utilisée la première fois. Il s’agit d’un article de deux membres du département de bactériologie et de médecine de l’université de Manchester, W. W. C. Topley et G. S. Wilson, paru il y a presque un siècle, et qu’on peut lire en ligne : « The Spread of Bacterial Infection. The Problem of Herd-Immunity » (Journal of Hygiene, XXI, 1923, p. 243-249). Une série d’expériences menées sur des souris avait conduit les deux chercheurs à formuler l’hypothèse selon laquelle l’immunité d’une communauté (herd-immunity) et l’immunité d’un individu constituaient deux problèmes distincts bien que liés. Pour vérifier cette hypothèse, une expérimentation avait été menée sur un ensemble de souris : après en avoir vacciné la moitié, on avait injecté à l’ensemble du groupe un virus. Les souris vaccinées et celles qui n’avaient pas été vaccinées avaient été enfermées dans des cages différentes, et on les avait mélangées selon des proportions variées : après quoi, sur la base des réactions au virus (rapidité de la contamination, taux de mortalité, etc.), les chercheurs étaient arrivés à la conclusion qu’en cas d’épidémie un individu immunisé par la vaccination n’est pas complètement protégé, mais qu’il l’est en proportion plus grande si les autres membres de la communauté ont été vaccinés.

La lutte séculaire contre les maladies infectieuses, inaugurée par Jenner en 1796 avec son vaccin contre la variole (une maladie éliminée à l’échelle mondiale il y a un peu plus de quarante ans), a tiré un très grand profit de l’expérimentation menée sur la « herd immunity » par les deux chercheurs de Manchester. Mais une donnée fondamentale était que les souris avaient été vaccinées. Quand la nouvelle arriva que Boris Johnson avait dit le 12 mars, lors d’une conférence de presse, que le Royaume-Uni allait s’engager dans la stratégie de la « herd immunity », en faisant en sorte que la contagion se répande pour créer une large immunité, l’objection ne s’est pas fait attendre : l’analogie ne marchait pas puisque, dans le cas du coronavirus, le vaccin n’existe pas encore ! Comment donc était-il possible dans ces circonstances de penser qu’on allait exposer 60 % de la population du Royaume-Uni au coronavirus pour créer une « herd immunity » ? Face à ces objections, Boris Johnson (lui-même contaminé par le coronavirus et placé en thérapie intensive) avait dû faire marche arrière.

3. Quand j’ai été invité le 11 mai par Gaetano Lettieri et Cora Presezzi à participer à ce cycle de conférences sur « les discours de la crise », j’ai proposé le thème : « Une démocratie grégaire ? » (avec un point d’interrogation), parce qu’il me semblait que le thème avait des implications politiques qui méritaient d’être explorées. La question formulée dans le titre était surtout adressée à moi-même, parce que je n’avais encore entrepris aucune recherche sur le thème que j’avais proposé. Mais quand j’ai commencé à faire des explorations sur la toile, je me suis retrouvé face à quelque chose d’inattendu. Sur une page du journal électronique Atlantico, qui remonte au 3 avril, Massimiliano Bolondi, un expert en communication, attaquait de manière frontale « le récit fantaisiste du soi-disant ‟virage à 180°” et de la soi-disant ‟marche arrière” du Royaume-Uni ». Si on écoute le discours de Boris Johnson, écrivait Bolondi, on s’aperçoit que dans un discours de 866 mots l’expression « herd immunity » n’apparaît pas une seule fois. J’ai regardé la vidéo, j’ai écouté le très bref discours de Johnson, et, quand je suis arrivé à la fin, je me suis dit : « Bolondi a raison ». J’ai vu alors le thème que j’avais proposé pour notre rencontre, « Une démocratie grégaire ? », s’effriter entre mes mains. Par chance, pensai-je alors, j’avais mis un point d’interrogation. Mais tout de suite je me suis dit : donc nous voilà face à une fake news, au fait d’avoir attribué à Boris Johnson un programme qu’il n’avait jamais formulé. Il peut être instructif de tenter de comprendre comment est née cette légende.

Démonter une fake news signifie se servir de la philologie en partant du niveau le plus élémentaire. L’expert en communication Massimiliano Bolondi intègre à son démontage du « récit fantaisiste » une traduction en italien du discours de Johnson. J’en transcris ici un extrait :

« C’est la pire crise sanitaire qu’ait dû affronter notre génération. Certains la comparent à une normale grippe saisonnière, mais ce n’est pas correct ; ne serait-ce qu’à cause de l’absence d’une immunité grégaire, il [le virus] est bien plus dangereux et il se diffusera encore davantage et nous devons prendre acte que beaucoup [en fait : beaucoup de familles, beaucoup plus de familles] perdront leurs proches avant l’heure ».

« Absence d’immunité grégaire » : mais enfin, Johnson avait-il ou non recouru à cette expression ?  J’ai écouté de nouveau le discours de Johnson et tout est devenu clair. Johnson avait utilisé l’expression « lack of immunity », « absence d’immunité », que l’expert en communication de masse avait traduite en ajoutant, sans même s’en apercevoir, l’expression « immunité grégaire ».

Lapsus révélateur, qui mettait au jour cela même qu’on entendait nier. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

4. Dans la conférence de presse du 12 mars, l’expert scientifique du gouvernement, sir Patrick Vallance, était intervenu après Boris Johnson. Dans son cas aussi, je citerai son intervention dans la traduction de Massimiliano Bolondi, qui sera précédée, parfois, du texte en anglais. « L’objectif principal est d’éviter l’effondrement du système sanitaire en contenant le pic pour le maintenir à un niveau que nous pouvons gérer », avait dit Patrick Vallance. Il ajoutait : « it is not possible to stop everybody getting it » (« il n’est pas possible d’empêcher que tout le monde l’attrape [le coronavirus] ») et encore : « It is also not desirable, because you want some immunity in the population to protect ourselves in the future » (« Ce n’est pas même souhaitable, parce qu’on a besoin d’un peu d’immunité de la population, pour nous protéger dans le futur »).

On constatera que nous sommes proches ici de l’idée d’utiliser la herd immmunity comme une stratégie pour contenir la maladie. La traduction de Bolondi, « serve un po’ di immunità nella popolazione / il faut un peu d’immunité au sein de la population », atténue la formulation anglaise : « you want some immunity in the population / nous avons besoin d’une forme d’immunité au sein de la population ». Mais ce sont là, m’objectera-t-on, des subtilités linguistiques. Quoi qu’il en soit, le 13 mars, un jour donc après la conférence de presse déjà citée, dans un entretien accordé à la BBC, sir Patrick Vallance s’est exprimé de manière bien plus claire :

« Our aim is to try and reduce the peak, broaden the peak, not suppress it completely; also, because the vast majority of people get a mild illness, to build up some kind of herd immunity  so more people are immune to this disease and we reduce the transmission, at the same time we protect those who are most vulnerable to it. »

Je propose cette traduction : « Notre objectif est de tenter de réduire le pic de la diffusion de l’épidémie, de l’élargir, et non pas de l’éliminer entièrement : car si une large majorité de la population se trouvait contaminée de manière légère, on construit une sorte de herd immunity, qui fait qu’un plus grand nombre de personnes se trouve immunisé face à cette maladie : nous réduisons la contagion, et, en même temps, nous protégeons ceux qui sont les plus exposés. »

Derrière cette stratégie (car il s’agit évidemment d’une stratégie), il y a le spectre de l’effondrement du système sanitaire italien (en fait, lombard) face à l’épidémie du coronavirus. Pour éviter un tel désastre, le gouvernement britannique avait décidé de contrôler la diffusion de l’épidémie en diluant sa diffusion dans le temps. Avait alors émergé l’idée d’utiliser la diffusion comme un instrument d’immunité : exposer à la contagion 60 % de la population pour défendre les catégories de personnes les plus faibles. Entendez donc : ne pas fermer les écoles, maintenir l’ouverture des pubs, permettre les assemblements de foule (qu’on estimait moins dangereux que les petites réunions familiales), etc.

Cette stratégie a été abandonnée quelques jours plus tard. Mais quel aura été le poids dans la décision initiale de laisser tout ouvert de la pression des industriels – celle qui en Italie a, selon toute probabilité, influé sur la décision du gouvernement de ne pas isoler les deux communes de Nembro et Alzano dans la région de Bergame ?

5. C’est une question qui reste pour l’instant sans réponse. Ce qui ne fait pas question en revanche, c’est le spectaculaire virage à 180° de Boris Johnson et de son gouvernement, ce virage, soit dit en passant, que notre expert en communication de masse (qu’il faudrait peut-être rebaptiser producteur en masse de fake news) avait nié avec la plus grande fermeté. Mais la manière dont se sont enchaînés les événements parle d’elle-même.

Le 16 mars, le groupe de recherches de l’Imperial College de Londres diffuse un document dans lequel il soutient que la stratégie qui consisterait à mitiger et non pas à éliminer l’épidémie entraînerait au Royaume-Uni la mort de 250 000 personnes. Le document rencontre immédiatement un écho immense. Le jour même, Graham Medley, un expert en épidémiologie, professeur à l’École d’hygiène et de médecine tropicale de Londres et consultant scientifique du gouvernement, déclare que l’expression « herd immunity » a été mal interprétée. Il n’était pas question de diffuser l’épidémie, il n’était pas question de multiplier le nombre de personnes contaminées : la « herd immunity » était un effet collatéral, et non l’objectif d’une stratégie destinée à aplanir la courbe des contagions. Il s’agissait en fait d’une erreur de communication du gouvernement. Et c’est ainsi que, le 23 mars, après l’annonce de la fermeture des écoles, le Royaume-Uni décrète à son tour le lock-down. Bien trop tard, selon de nombreux experts. Le 27 mars, Boris Johnson est positif au test du coronavirus ; son état de santé s’aggrave rapidement ; il est placé en thérapie intensive ; il quitte l’hôpital le 12 avril. Le 5 mai, Patrick Vallance intervient à la Chambre des Communes devant la commission pour la Santé pour confirmer sa propre ligne : « Si je n’ai pas été assez clair, je vous demande pardon. Ce que je voulais dire, c’est ceci : s’il n’existe pas une thérapie efficace, il faut garantir l’immunité. L’immunité peut être obtenue par le vaccin, ou, en l’absence de vaccin, par les individus qui ont été contaminés ».

Mais quel devrait être le seuil des individus infectés et non vaccinés pour que l’on rejoigne une immunité de communauté ? Il n’y a pas, sur ce point, d’accord entre les experts. Mais il semble clair que même en Italie, où le nombre des contaminés a été largement sous-estimé, nous sommes loin du compte.

6. Jusque-là, j’ai avancé dans un milieu documenté. Mais dès que je tente de déchiffrer la signification de cette affaire, je suis obligé de m’aventurer sur un terrain conjectural. Je me suis ainsi demandé : dans quels contextes le terme « herd » apparaît-il dans la Bible – à commencer par la King James Bible ? Aujourd’hui, je serais tenté de reformuler cette question à la lumière d’un thème sur lequel travaille en ce moment même un de mes amis, Martin Treml : les cultures religieuses comme mémoire inconsciente. En outre, Treml, un chercheur des plus originaux, s’est occupé à plusieurs reprises d’Aby Warburg. Dans le thème que je viens d’énoncer, Sigmund Freud (l’inconscient) et Aby Warburg (la mémoire culturelle) se croisent.

Je reviens à ma question : dans quels contextes le terme « herd » apparaît-il dans la Bible, à commencer, donc, par la King James Bible ? Il y a en fait d’innombrables passages : en voici un, extrait du premier chapitre du Lévitique (I, 1-3), que je vais citer dans les traductions italienne et française de la Bible de Jérusalem, en signalant les apparitions du terme « herd » dans la traduction de la King James Bible :

« Il Signore chiamò Mosè e dalla tenda del convegno gli disse:  Parla agli Israeliti e riferisci loro: Quando uno di voi vorrà fare un’offerta al Signore, offrirete bestiame grosso (your offering of the cattle, even of the herd) o minuto. Se l’ offerta è un olocausto di grosso bestiame (a sacrifice of the herd), egli offrirà un maschio senza difetto; l’offrirà all’ingresso della tenda del convegno, per ottenere il favore del Signore. »

« Yahvé appela Moïse et, de la Tente du Rendez-vous, lui parla et lui dit : Parle aux Israélites ; tu leur diras : Quand l’un de vous présentera une offrande à Yahvé, vous pourrez faire cette offrande en bétail, gros ou petit (your offering of the cattle, even of the herd). Si son offrande consiste en un holocauste de gros bétail (a sacrifice of the herd), il offrira un mâle sans défaut ; il l’offrira à l’entrée de la Tente du Rendez-vous, pour qu’il soit agréé devant Yahvé ».

Je pourrais continuer en citant des passages des Nombres, ou du Deutéronome, et ainsi de suite, tous reliés au contexte du sacrifice. On me dira : la belle affaire, qui ignore que c’était le bétail qu’on sacrifiait ? Mais si l’on prend en considération l’hypothèse formulée par Treml – les religions comme mémoire culturelle inconsciente –, on peut imaginer qu’aujourd’hui, derrière l’expression « herd immunity », quelqu’un a pu percevoir, plus ou moins consciemment, l’écho même lointain du sacrifice. En d’autres termes, derrière une décision politique, garantie par l’autorité de la science – sacrifier une partie de la population pour assurer l’immunité de la communauté dans son ensemble –, une couche profonde de caractère religieux serait ainsi revenue affleurer à la surface. Qui veut voir dans la sécularisation un processus d’appropriation – millénaire, contradictoire et inachevé – des instruments de la religion de la part du pouvoir politique sera disposé à prendre au sérieux cette hypothèse.

7. Dans le passage du Lévitique que je viens de citer d’après la traduction de la Bible de Jérusalem, on a pu remarquer le mot « holocauste » (dans la King James Bible, « sacrifice »). Comme on le sait, dans les pays de langue anglaise, et c’est souvent aussi le cas en Italie et en France, le mot « Holocauste » a pu être utilisé pour désigner l’extermination des Juifs par les nazis. Un tel usage me semble, comme à beaucoup, intolérable : la comparaison entre l’extermination et le sacrifice religieux est insultante, pour les victimes comme pour la religion. Mais cette recherche sur l’expression « herd immunity » et ses implications m’a aussi conduit à relire, dans une perspective légèrement différente, un passage angoissant de Primo Levi cité très souvent. Dans Si c’est un homme, Primo Levi compare Auschwitz à une expérience : « une gigantesque expérience biologique et sociale. On enferme entre des fils de fer barbelés des milliers d’individus d’âge, de condition, d’origine, de langue, de culture et de mœurs différents, et là on les soumet à un régime de vie identique pour tous et inférieur à tous les besoins : aucun expérimentateur n’aurait jamais pu instituer quoi que ce fût de plus rigoureux pour établir ce qu’il y a d’essentiel et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’animal-homme, quand il doit affronter la lutte pour la vie » : des hommes utilisés comme des cobayes dans une expérience scientifique, ou supposée telle ; est-ce que je suis en train de suggérer que la tentative d’appliquer la stratégie de la « herd immunity » dans le cas du coronavirus pourrait être comparée, même de loin, à l’horrible expérimentation menée à Auschwitz selon les termes de Primo Levi ?

Pas le moins du monde. C’est tout le contraire : je pense que la tentative, avortée, d’appliquer la « herd immunity » constitue un cas, exemplaire en son genre, susceptible de démontrer l’inconsistance qu’il y a à utiliser Auschwitz comme « paradigme biopolitique » dans le but d’interpréter l’Occident d’aujourd’hui. Giorgio Agamben, qui a formulé cette proposition dans son livre Homo sacer, pour insister sur « l’intime solidarité entre démocratie et totalitarisme », se trouve aujourd’hui au premier rang de celles et ceux qui ont nié l’existence du coronavirus – une telle coïncidence ne saurait être fortuite. La réfutation en termes exclusivement linguistiques du négationnisme formulée par Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz impliquait déjà un rejet explicite de l’examen factuel qui se trouve au centre du savoir scientifique. Toutes les distinctions disparaissent, effacées par un regard apocalyptique jeté sur la réalité contemporaine. Soit un exemple infime. Comparer, comme a pu le faire récemment Agamben, les professeurs qui ont accepté, dans la situation provoquée par le coronavirus, de faire des cours on line aux professeurs qui avaient accepté de prêter serment de fidélité au régime fasciste est tout simplement grotesque : mais la banalisation du fascisme est peut-être (je dis bien peut-être) le résultat inévitable de la répugnance éprouvée face aux différences spécifiques, et à leurs implications. Pourquoi la tentative d’utiliser la population du Royaume-Uni comme un test pour expérimenter la stratégie de la « herd immunity » en absence de vaccin contre le coronavirus a-t-elle été repoussée ? À cette question j’apporterai une réponse évidente : il y a malgré tout, entre le gouvernement de Boris Johnson et le régime de Viktor Orbán, une différence substantielle. La démocratie parlementaire, tant décriée, a permis de faire place, sur le plan politique, aux objections qui avaient été opposées à la validité de ce projet sur le plan scientifique.

8. L’état d’exception lié au coronavirus ouvre une série de possibilités dont les régimes autoritaires ont cherché et chercheront à profiter (je viens de mentionner le cas hongrois qui n’est pas le seul). Tout cela est bien connu. À coup sûr, nous devons éviter de regarder la réalité à travers des catégories comme « modernité » ou « mondialisation », qui expliquent une chose et son contraire. Ce qui nous attend est largement imprévisible, comme le suggérait le point d’interrogation que j’ai inscrit dans le titre de ma présentation : « démocratie grégaire ? ». Mais il est interdit de se faire des illusions. Le futur est sombre. Il est possible que les régimes démocratico-parlementaires, avec toutes leurs limites, se transforment en démocraties plébiscitaires on line. Dans ce cas, le troupeau se présenterait à nouveau, mais cette fois sans point d’interrogation.

Carlo Ginzburg

(Traduit de l’italien par Martin Rueff)

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