Que faire des morts du Covid ?

On ne savait pas par quel bout prendre ce livre d’Olivier Cheval, première parution des éditions lundimatin. Puis quelqu’un en a proposé une lecture qui répond aux nombreuses questions suscitées par le livre. Cette fine critique permet d’ouvrir la question au-delà des seules Lettres sur la peste, en interrogeant la place de la pandémie dans la vie des livres et des idées depuis trois ans bientôt que la France et le monde sont confrontés au virus. Moins qu’à une lecture du livre, il s’agit d’inviter à interroger, forcément de façon sommaire, les débats dans lesquels ces Lettres sur la peste s’insèrent.


Olivier Cheval, Lettres sur la peste précédées de La domestication du monde. lundimatin/La Découverte, 122 p., 15 €


Ces Lettres sur la peste sont le premier livre publié par les éditions lundimatin, en partenariat avec La Découverte. Issues du site lundimatin, ces éditions décident d’inaugurer leur existence – et leur ligne éditoriale – par ce livre, qui acquiert ainsi une valeur symbolique forte, à l’approche du troisième anniversaire du déclenchement de la pandémie. Cette valeur symbolique permet d’interroger l’organisation des débats autour de ces questions, en insistant sur un biais important dans la pensée des événements complexes liés à la pandémie : il est très compliqué d’en discuter, parce que le sujet fait peur. Les polémiques violentes, les oppositions tranchées et définitives entre des camps réels ou fantasmés, des polarisations confuses, tout cela rend la discussion difficile.

Lettres sur la peste d'Olivier Cheval: que faire des morts du Covid ?

Annalisa Silvestri, médecin anesthésiste de l’hôpital San Salvatore de Pesaro (Italie), en fin de journée pendant la pandémie de Covid-19. 19 mars 2020 © CC4.0/Alberto Giuliani

Olivier Cheval contribue à cette crispation en s’en prenant à ceux qui le contestent sans pour autant cesser de se réclamer de « la gauche ». On peut citer longuement le texte, qui anticipe les critiques qu’il recevra : « Depuis quelques semaines, alors que le nouveau variant ne fait plus peur à grand monde et que l’État consent enfin à lâcher du lest, certains en appellent au renforcement du sécuritarisme sanitaire face au relâchement du gouvernement, accusé d’être “pro-virus” – un virus jugé tout aussi classiste, raciste, sexiste et âgiste que lui. Tous ceux qui contestent ce sécuritarisme sont rangés sous l’étiquette de “covido-négationnistes”. Rappeler que l’âge médian des gens qui sont morts du Covid est de quatre-vingt-cinq ans est eugéniste et vouloir que chacun puisse juger librement du risque qu’il encourt est validiste. Face au scandale de l’inégalité des êtres face à la mort, une machine idéologique s’est emballée dans cette partie de la gauche à qui aucune inégalité n’est plus tolérable parce qu’aucune fatalité tragique n’existe plus, ne doit plus exister. On ignore si ces personnes savaient qu’avant le Covid, la mort existait déjà ».

Olivier Cheval décide qu’il n’y a aucune discussion à avoir avec les personnes qui pensent autrement ces événements, renvoyant les contradictions qu’il semble supposer idéologiquement proches (« cette partie de la gauche ») à des positions à la fois indignes et ridicules. Cette fermeture a priori du débat est très problématique puisqu’elle oblige toute critique à réaffirmer des camps : si je dis qu’on peut très bien penser la lutte contre le virus dans un projet politique libertaire (idée assez banale et ancienne qu’on appelle « autodéfense sanitaire »), entrerai-je dans le camp de ceux qui ignorent que la mort préexistait au Covid ? Ces positions fortifiées et antagonistes, on le voit, ont surtout pour fonction de ne pas envisager certaines solutions politiques face au virus : peut-on imaginer un confinement sans police ? Sur le site de lundimatin, on trouve un texte du 3 septembre 2020 consacré au cas de la favela Paraisopolis de São Paulo qui est parvenue à endiguer largement la mortalité de l’épidémie grâce à une organisation populaire du confinement. Peut-on souhaiter moins de morts du Covid sans valider le constat que « la déperdition de la valeur de la vie s’accompagne bien sûr d’une déperdition de la valeur de la mort » ?

Lettres sur la peste d'Olivier Cheval: que faire des morts du Covid ?

Pendant le premier confinement, des loups font leur apparition au péage du Capitou, près de Fréjus, dans le Var (avril 2020) © CC4.0/Aeroceanaute (Stephane Belgrand Rousson)

L’organisation de ces débats sur des positions campées et indiscutables crée du déni : que faire des morts du Covid (plus de 150 000 en France depuis 2020) ? Les nier, discuter les critères de comptabilité, leur rendre hommage ? Que faire des séquelles du Covid et des Covid longs ? Les nier, ou discuter des critères de diagnostic ? Aujourd’hui, ces personnes malades et mortes depuis trois ans demeurent des statistiques, ou bien des exemples incarnant la tragédie de la mort, dans les Lettres sur la peste. La possibilité de discuter le point de vue de l’autre est une condition de la liberté à laquelle appellent Olivier Cheval et tant d’autres. En campant à ce point des positions antagonistes, on vise à rendre impossibles ces discussions qui sont, pour une large part, factuelles : que se passe-t-il avec ce virus, cette pandémie ?

La politisation de la question, chez Olivier Cheval comme chez d’autres (Alain Damasio ou Barbara Stiegler, par exemple), peut donner une justification tactique à cette exacerbation des tensions. Il faudrait s’opposer aussi absolument, puisqu’il y a un enjeu politique immense de défense des libertés, de lutte contre le biopolitique et la cybernétique, ou contre le « grand séquestre ». L’urgence politique pourrait alors justifier l’antagonisme entre les différentes positions et cette conflictualité radicale. De ce point de vue, on peut tout de même rétorquer que cette position est stratégiquement et tactiquement très faible de la part d’auteurs se rattachant à une tradition révolutionnaire, notamment parce qu’elle fait patiner le débat politique autour d’enjeux factuels – quelle est la réalité de ce que nous vivons ? Question curieusement bourgeoise dans cette formulation, dont on imagine mal comment elle inciterait à la lutte contre le capitalisme mondialisé.

Lettres sur la peste d'Olivier Cheval: que faire des morts du Covid ?

Une brasserie fermée sur le boulevard Diderot, à Paris, pendant le deuxième confinement (octobre 2020) © CC4.0/Touam (Hervé Agnoux)

À ce titre, les Lettres sur la peste participent à la construction d’un débat impossible autour de la pandémie et de ses conséquences, qu’on pourrait résumer en une question : pourquoi tant d’intellectuels dits critiques ont-ils mis en doute ce qui se passait ? Pourquoi de cette façon ? Au-delà de l’ironie qui consiste à virtualiser l’épidémie pour critiquer la virtualisation du monde pandémique, il est regrettable de retarder la possibilité de pensées et d’actions plus constructives qui iraient vers les victimes de la maladie autant que vers celles de la répression (qui sont parfois, ne l’oublions pas, les mêmes). Si l’on se rêve cartographe des idées, ce livre d’Olivier Cheval peut constituer avec d’autres un repère pour tracer des frontières étanches, qui gagneraient à être trouées. Comme tous les murs. Ces derniers semblent pourtant assez friables si on en revient à des prémisses plus factuelles : 1. Il y a des morts et des malades du Covid, ce qui est grave ; 2. Il y a des politiques sanitaires policières et liberticides à combattre ; 3. On peut s’opposer au virus et à ces politiques, ensemble.

Nombreux sont les textes qui pensent à partir de ces prémisses, mais sans que cela influe sur les parutions de textes dont les critiques sont comparables à celles d’Olivier Cheval. Il n’y a de sujet impossible à discuter que par l’invisibilisation des gens (victimes de la maladie comme des répressions) et des idées qu’ils défendent. Les travaux que l’on attend avec impatience sont ceux, littéraires et scientifiques, qui permettront de dépasser le niveau sommaire d’analyse où nous sommes réduits à nous placer (solipsisme, esthétique du (res)sentiment, invisibilisation). En attendant, la question que pose l’accumulation de ce genre de textes opportunistes sur le Covid est celle de la constitution de rentes intellectuelles faciles. Derrière les camps à cartographier, il y a des postures d’auteurs et de combats qui sont pour l’instant – celui où l’on discute de la réalité ou de la virtualité des victimes du virus, de l’incurie politique ou des répressions – plus rentables qu’une pensée qui dise « deux mots des morts ». « Temps d’algèbre damnée », disait René Char, où les batailles de chiffres et le poids des statistiques l’emportent sur les vies détruites. Temps qui impose une attention autant à ce qui est publié et écrit qu’à tout ce qui ne l’est pas, ou si peu, mais qui n’a d’autre choix que de compter. Le plus souvent, il s’agit de compter les uns sur les autres.

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